Dans la rubrique « les premières années », nous avons présenté quelques extraits de la correspondance échangée entre Pierre François et son épouse à l’occasion de diverses activités du Mouvement.
Nous présentons ci-après la suite de ces extraits, concernant plus particulièrement la période 1940 – 1941, où le siège du Mouvement était installé à Vichy ; pendant cette période, Pierre François a fait plusieurs séjours en Algérie, a été amené à y rencontrer beaucoup de monde et à y traiter quelques problèmes…
1940 – 1941 : Vichy et Alger
Lettre de Pierre du 15 février 1941 d’Alger
« À l’arrivée, j’ai été accueilli par les photographes et une haie impressionnante d’Éclaireurs. De là chez Buisson avec les principaux commissaires…. Le soir même, dîner chez Mme Nicolas Benoit avec les commissaires des autres associations masculines. Ils n’ont pas encore bien compris l’union du Scoutisme Français. Les sentiments ne sont pas mauvais mais n’entraînent aucune réalisation….
Jeudi, visites, revisites et inauguration de la permanence EDF d’Alger qui est remarquablement située et décorée. Cela pose vraiment le Mouvement. Hier, visites et revisites. J’ai été reçu à la Mission Alsacienne et il a fallu que j’y aille d’un speech improvisé. Le soir TSF….. Dans l’ensemble je suis très satisfait. Buisson fait un gros effort avec méthode et un bel esprit. La branche Louveteaux me semble faible. »
Lettre de Pierre du 22 février 1941
« Mon séjour à Alger s’est terminé par une grande démonstration face à une grosse affluence. C’était pas mal, parfois un peu vulgaire comme tout ce qui se fait ici. La fin a été superbe : hébertisme par une cinquantaine de routiers torses nus et bien bâtis. J’avais à côté de moi un adjoint du maire d’Alger qui s’est entêté à m’appeler « mon Colonel ». Je n’ai pas cherché à le détromper.
Le soir, un grand repas réunissait 110 convives dans une atmosphère pleine d’entrain et qui s’est terminé par un sympathique simili feu de camp….
J’ai commencé à prendre contact avec un scoutisme assez particulier, pompier mais sincère et qui ne se conçoit que dans ces pays où les manifestations extérieures jouent un grand rôle et où les hommes ont besoin de parades pour prendre les choses au sérieux. Sans désemparer pendant quatre jours j’ai été accueilli dans les gares par des haies de garçons figés, je me suis collé sur des bords de trottoirs dans des attitudes hiératiques tandis que les meutes, troupes et clans défilaient au pas cadencé, derrière le drapeau frangé entouré d’une garde d’honneur.
Le sommet du cérémonial parfait a été atteint à Souk Ahras où j’ai parcouru la ville entre le Maire et l’Administrateur entre les haies serrées de population. Puis sur la grande place revue des troupes et dépôt de la gerbe au pied du monument aux morts et défilé et redéfilé. Et discours et rediscours. Le tout sans rire. Ajoute à cela les visites aux préfets, aux généraux, aux maires et les inévitables banquets le matin et banquets le soir! Je cherchais bien entendu à voir de près les garçons et surtout les chefs pour me rendre compte si derrière la parade il y avait des réunions et des sorties intéressantes. Je crois qu’ils font un scoutisme rudimentaire mais somme toute honnête. »
Lettre de Pierre du 28 février 1941 (Les visites de villes algériennes se poursuivent selon le même schéma).
« (À Mostaganem). Puis repas avec les chefs . Ils sont très bruyants. Dans cette région on ne parle pas, on crie. C’est avec un diapason particulièrement élevé qu’ils ont sorti tout ce qu’ils avaient sur le cœur concernant les SDF et Noël, récemment passé et qui semble semer les gaffes derrière lui. Je les ai laissés se débonder et après je les ai ramenés au calme. Je suis du reste persuadé de la correction et de la gentillesse de leur action malgré leurs paroles enflammées et vengeresses (souvent justifiées hélas)….
(À Tlemcen) Visite aux troupes et meutes qu’on a soigneusement réservées soit aux Israélites, soit aux Musulmans, soit aux Européens. Solution inévitable en Afrique du Nord! Long entretien avec Philippe Marçais, directeur de la Medersa, très sympathique. J’en fais la commissaire du Scoutisme Musulman malgré les démarches pressantes des SDF. »
Lettre de Pierre du 14 juillet (1941 ?) de Vichy
« Enfin, à 18 h je partais en auto pour La Palisse où avait lieu notre camp du Scoutisme Français.
Participants : général Lafont, Gastambide, Basdevant, Dary, Pére Forestier, Renée Sainte Claire Deville, Mme Michelin, Astruc, Juteau (EU) Bruppacher, Étienne Peyre et moi-même. Nous avons tenu séance jusqu’au début de cet après midi dans un joli château avec parc qui est le siège d’une École de Cadres SDF. Nous avons beaucoup joué au volley-ball, le général en tête, car il aime beaucoup le jeu. L’atmosphère était simple et sympathique.
Cependant, j’ai bien peur qu’il ne sorte rien de très précis ni de très vigoureux de cette nouvelle réunion. On a l’impression d’une jeunesse frappée d’inertie, sclérosée, figée dans de vieilles habitudes, incapable de penser avec audace. J’ai fait adopter mon projet dans sa structure théorique, mais les noms que je mettais en avant ont été vigoureusement rejetés.
Le général Lafont n’a aucune confiance dans Dary et ne l’aime pas. Gastambide lui s’enferme dans des positions catégoriques et systématiques. Pour lui la seule question qui se pose est celle de la lutte entre l’Église Protestante et l’Église Catholique. Et c’est tout. Il m’a accusé vivement de rompre le pacte que les EDF ont avec les EU (je me demande lequel) et selon lequel ils doivent toujours s’unir contre les SDF !!! Pitié pour notre pauvre pays ! D’autre part je faisais de l’opportunisme et des risettes aux SDF et aux catholiques, uniquement parce qu’ils sont bien en cour, etc…Je ne lui ai même pas répondu, tellement je trouve ces âneries déplacées en un temps si troublé. Au fond G. ne peut admettre de ne pas jouer le rôle avantageux d’arbitre entre EDF et SDF. Quant à moi je n’ai besoin ni de conflits ni d’arbitre. Enfin en rentrant à Vichy, nous nous sommes aperçu que Dary et Gastambide n’avaient rien compris au projet qu’ils avaient pourtant adopté. Et tout est à refaire ! »
Lettre de Pierre du 17 juillet 1941 de Vichy
« J’attends avec impatience le dénouement des affaires du Scoutisme Français, car j’en ai assez de cette affreuse pagaille, déshonorante et mortelle.
Le général (Lafont) est un homme admirable pour lequel je ressens chaque fois plus de respect et d’attachement. Il comprend très bien et très vite. Il a pris note de tout ce que nous lui avons dit et il travaille maintenant à mettre une solution sur pied. Mais sera-t-elle viable, une fois le général parti, alors que Dary (Commissaire SDF) et Gastambide (Commissaire EU) reprendront leurs contredanses…
J’ai de difficiles perspectives pour le Mouvement. Monnier m’apprend qu’il doit rentrer à Vesoul … D’autre part Caquelin va recevoir incessamment sa nomination à Tiaret. Il ne peut pas ne pas accepter. Je perdrai en lui le meilleur et le plus sûr des collaborateurs. Il est irremplaçable. …
(Pierre évoque des rencontres amicales avec Basdevant, Étienne et Marianne Peyre, Libmann, …Un déplacement à La Peyrouse).
Lettre de Pierre du 23 juillet 1941 de Vichy
« Il est impossible et trop long de faire par écrit le récit de cette fameuse séance de samedi qui a duré de 14h à 19h. Je me suis épuisé à refuser, à pousser la candidature de Dary ou celle de Lefèvre (il ne s’agit pas de Vieux Castor). Rien n’y a fait. Hier j’ai accompagné le Général (Lafont) au train. Il m’a fait beaucoup de compliments, m’a donné son amitié, m’a demandé la mienne etc.. Ce qui me fait plaisir, c’est d’avoir l’estime d’un homme pour lequel je sens beaucoup d’affection. Crois bien que cette affection préexistait à son estime et que l’une n’est pas la cause de l’autre. Le Général a heureusement laissé un texte précis par lequel il me donne la présidence du Collège des trois C.N. et celle du Conseil National. Il ajoute : « En cas de divergence le Chef François aura autorité pour décider ; il aura qualité et autorité pour poursuivre auprès des autres Commissaires Nationaux l’exécution des décisions prises. Il est habilité à me représenter dans toute démarche intéressant le Scoutisme Français. » Si avec cela je ne me casse pas la figure, c’est que j’aurai de la chance.
Pour le moment il s’agit de mener à bien notre mission en Afrique du Nord. …Nous avons convoqué (avec Basdevant et le Père Forestier, aumônier des SDF) à Alger tous les commissaires de Province de toutes les Associations. Il y aura aussi divers délégués de la jeunesse. Grande conférence. »
Lettre de Pierre du 28 juillet 1941 d’Alger
« Ce plaisir compense heureusement les difficultés que nous avons tout d’abord éprouvées.
Convoqués, en somme, par le général Weygand, nous pensions être reçus aussitôt et nous escomptions des négociations rapidement menées selon un programme établi d’avance par les autorités algériennes ou de la délégation générale. En fait nous avons dû nous imposer avec insistance, tirer des sonnettes, faire longuement antichambre, chercher nous-même quelles étaient les personnes qui avaient pouvoir de traiter. Beaucoup de temps perdu pour des hommes de bonne volonté, nantis de pouvoirs réguliers et venus d’un peu plus loin que les faubourgs d’Alger. Ce n’est donc pas encore aujourd’hui que naîtra notre admiration pour l’administration française. Par de tels procédés on perd toute autorité en faisant perdre beaucoup de temps aux Français.
Quoi qu’il en soit, nos négociations avancent maintenant de meilleure façon. Nous avons d’abord pris contact avec la Jeunesse, mais c’est tout juste si le Délégué a cru bon de nous recevoir. Il partait tout bonnement en tournée et pensait nous remettre entre les mains d’un sous-ordre sans mandat. Nous avons eu un entretien avec le général Weygand. Il fut court mais très clair et très satisfaisant. De même avec le gouverneur général adjoint Chatel, esprit indépendant, compréhensif, de plus drôle.
Enfin, nous avons pu parvenir jusqu’au maître de la situation, le capitaine Weygand, qui s’est chargé de régler tous les problèmes de la jeunesse d’Afrique de Nord. Nous sommes arrivés à lui faire comprendre notre point de vue. Aujourd’hui nous lui remettons un mémorandum en vue d’une convention définitive qui sera soumise à l’approbation du général Weygand. Nous arriverons, je pense, à une solution satisfaisante des problèmes musulmans et israélites. Pour les derniers, hélas ! il faut lâcher du lest. Mais il vaut mieux les maintenir en tutelle que de les laisser tuer. J’avais auparavant obtenu leur accord.
Nous avons également réglé définitivement la situation au Maroc avec le capitaine Faure. Il est très sympathique et nous pouvons avoir pleine confiance en lui.
Samedi et dimanche nous avons réuni presque tous les Commissaires de Province d’Afrique du Nord. Ce fut de premier ordre. Le souffle du Scoutisme Français a passé vigoureusement et salubrement sur l’assemblée. L’accord total s’est fait sur les solutions que nous préconisions. La réunion qui avait trait au Scoutisme Français lui-même fut très belle. Je crois que les paroles du père Forestier et les miennes ont porté fortement et que nous avons ainsi engagé nos Commissaires sur la bonne voie. »
Lettre de Pierre du 2 août 1941 de Vichy
« Les derniers jours à Alger ont été pénibles, plus chauds que jamais. Les entretiens avec le délégué de la jeunesse de Tunisie ont été très décevants. C’est un faux bonhomme que le mensonge ne fatigue guère. Il camoufle mal son antisémitisme et son désir de tout régenter derrière des paroles aimables et des protestations de bonne volonté. Tout au plus avons nous pu obtenir que des éléments israélites, en petit nombre dans nos mouvements, puissent y rester.
Heureusement, le capitaine Weygand a été parfait de netteté et de loyauté jusqu’au bout, nous soutenant courageusement devant son père qui, très pressé lors de l’entrevue finale, ne semblait pas très bien saisir la pureté de nos intentions. Finalement j’étais plutôt dégoûté de ce travail si contraire à mes principes ».