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1966 : Jean Estève : les E.E.D.F. ont-ils un avenir ?

Après cinq années d’exercice de son mandat de Commissaire Général, au premier trimestre de 1966, Jean Estève se posait une question cruciale … et y répondait à travers trois articles des Cahiers du responsable, dont nous proposons ci-après un résumé.

 

Les E.E.D.F. ont-ils un avenir en tant que Mouvement de jeunesse ?

« Il est sans doute sain de ne pas connaître le découragement, mais il est dangereux de ne pas se poser de question. Il ne suffit pas de dire que, les E.E.D.F. étant vivants et bien vivants, ils ont devant eux un avenir certain. Le monde autour de nous change, il n’est que de lire le journal. C’est en fonction de cet avenir qui frappe à notre porte que nous devons déterminer si notre Mouvement de scoutisme laïque, commun aux garçons et aux filles, a des chances de faire sa place : dans dix ans, dans vingt ans, courra-t-il toujours sa carrière, ou nos enfants ne recueilleront-ils que la cendre de nos vertus ? Nous avons besoin d’hommes et de femmes, de responsables actifs, et de qualité : le moins qu’ils puissent exiger de nous est que nous leur disions où nous allons. »

À la question ainsi posée, il ne manque pas de bons esprits pour donner une réponse négative : le mouvement de jeunesse, nous dira-t-on, a été la forme élémentaire de l’éducation périscolaire et de l’éducation populaire, mais le temps en est terminé : la Sécurité Sociale a remplacé les dames patron-nesses, vos militants bénévoles seront bientôt remplacés par des éducateurs dûment diplômés.

Les Français, jeunes ou moins jeunes, seront invités à utiliser les institutions disposées à leur intention ; plus subtilement, on peut imaginer que les mouvements évolueront vers un style institutionnel comme la très puissante association des Boys-Scouts of America qui, solidement encadrée par des professionnels, propose une méthode à des utilisateurs plutôt qu’une action commune au sein d’un mouvement qui soit l’affaire de tous ses membres (…)

C’est ici que le vrai problème se pose dans toute son importance, car supposer la disparition des Mouvements, c’est supposer chez les Français la perte de tout esprit civique, une dépolitisation accentuée, un désintérêt encore plus marqué pour toute vie communautaire, l’envahissement de la personnalité en-tière de chaque citoyen par une attitude de consommateur…

Ouvrant le journal, j’y vois les C.R.S. qui, après avoir consacré leur vacances aux jeunes qui s’ennuient sur les plages, abandonnent ces purs consommateurs pour disperser les attroupements d’étudiants qui réclament des équipements culturels convenables pour une cité universitaire, et le droit de réunion. Je vois aussi les jeunes se lancer dans la campagne contre la faim avec un enthousiasme et une ardeur efficaces, et nous pourrions trouver d’autres exemples qui viennent renforcer l’hypothèse d’un réveil français.

Ce n’est certes qu’une hypothèse, mais c’est elle qui nous montre ce que peut être l’avenir de notre Mouvement en tant que tel, et qui justifie notre action d’aujourd’hui. Il est bien certain, cependant, que notre raisonnement, s’il est juste, ne s’applique pas aux seuls E.E.D.F. et que l’on peut même s’attendre à ce que les mouvements « politiques » soient parmi les premiers bénéficiaires de ce réveil français.

Mais notre Association, en tant que Mouvement de Scoutisme, aura-t-elle encore demain sa place ?

Essayons d’abord de mieux nous définir en tant que tel : le Scoutisme consiste à faire pratiquer, à de petits groupes d’enfants ou de jeunes gens, des activités éducatives, principalement en plein air.

Activités destinées à développer leur santé physique, leur habileté manuelle et leur sens social, avec un ensemble de règles qui donnent leur style aux sociétés de jeunes ainsi constituées. Les adultes, et jeunes adultes, qui œuvrent dans ce sens n’interviennent qu’avec prudence et modération et s’efforcent de se faire admettre plutôt que de s’imposer.

Quiconque s’est posé – et qui peut l’éviter ? – des problèmes d’éducation, reconnaît dans cette description sommaire un achèvement assez parfait de ce qui a été tenté par tant de pédagogues sous le nom de pédagogie libérale et active. Il est tout à fait frappant de constater que l’enseignement est resté – à quelques héros près – en dehors des préoccupations qui sont les nôtres. Et c’est peut-être là la plus grande chance de notre Mouvement.

Les temps ne sont plus très éloignés où la nation française va enfin reprendre l’effort de transformation en profondeur de l’enseignement. Mais si les Français s’attaquent vraiment au problème de l’éducation de leurs enfants, il est bien évident qu’ils iront plus loin. C’est la relation maître-élève qui est à reconstruire, à réformer, c’est le style trop intellectualiste de notre enseignement qui est à transformer.

Pas plus en 1967 (ou plus tard) qu’en 1937, une telle révolution ne pourra s’amorcer sans qu’il soit fait appel à l’expérience du Scoutisme …

Mouvement de jeunesse, Mouvement de Scoutisme, les E.E.D.F. ont-il, enfin, un avenir en tant que Mouvement de Scoutisme laïque ?

Cette dernière qualification, cette orientation, cette orientation précise, qui, pour nous est essentielle, nous fait-elle déboucher à son tour vers l’avenir, ou nous enferme-t-elle au contraire dans la sclérose de positions dépassées ? Il est ici plus difficile que pour d’autres problèmes de se dégager des passions. Or, c’est un fait que la laïcité connaît en France des difficultés… Essayons de déterminer quelques-unes au moins des raisons de ces difficultés pour voir si la laïcité à la mode E.E.D.F. ouvre (ou ferme) la voie aux redressements nécessaires. La plus grande difficulté résulte du rétrécissement de la laïcité au seul domaine de l’enseignement et, dans l’esprit de beaucoup, de l’enseignement primaire.

Nous sentons d’autant mieux cela que nous autres, E.E.D.F., nous nous situons délibérément en dehors du cadre scolaire. Nous proposons, à une jeunesse largement scolarisée, une laïcité dans la vie, à laquelle rien de ce qui est humain n’est étranger. Nous touchons là au point essentiel, à la difficulté la plus radicale, car la laïcité ne peut, par définition, se laisser enfermer, circonscrire, cependant que les nécessités d’une longue tradition asservissent les laïques à des traditions, à des habitudes, à des rites dont il leur faut donc se délivrer.

Disons-le, pussions-nous surprendre nos amis mêmes, notre laïcité est liée à un engagement conscient, à l’adoption volontaire d’un style de vie, c’est une laïcité choisie, non une laïcité subie. Pour nous, être laïque, c’est avoir un souci constant d’approfondissement spirituel, et non se satisfaire d’une morale de consommation courante.

Nous repoussons une laïcité balkanisante, attentive au tracé des frontières, car pour nous l’idéal laïque n’écarte aucun des élans du passé, aucun des espoirs de l’avenir. Lorsque nous présentons de telles exigences, on peut nous crier casse-cou («vire de bord, petit, que tu vas tomber en dehors de la carte »), on peut sourire, mais on ne peut nous accuser de sclérose ou de passéisme, or ce sont là les dangers les plus graves qui guettent la laïcité contemporaine.

Allons ! ici aussi, les E.E.D.F. , s’ils savent rester eux-mêmes, ne sont pas sans avenir et, même si de foules énormes ne leur emboîtent point le pas, il n’importe, car nous sommes dans le domaine de l’inchiffrable, sinon de l’indéchiffrable.

Souhaitons seulement que, dans cette conquête qui est l’affaire de chacun de nous, pour lui-même, en lui-même, nous sachions rester assez vigilants, assez humbles pour ne pas nous payer de mots, car l’avenir du Mouvement ne se construira pas sur des paroles en l’air