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1943 : « Hébergée » à Vichy par les E.D.F.

 «Je suis effectivement la petite fille juive que les Duphil ont recueillie chez eux… ». Ainsi commence la réponse du Docteur Annette Jacob née Dennery à notre sollicitation. Nous publions son témoignage dans son intégralité car nous ne nous sentons pas le droit de le réduire pour “aller à l’essentiel”.

Indiquons simplement la fin de cette même lettre : « … et nous sommes tous absolument conscients que ma famille et moi-même devons la vie aux Éclaireurs de France ».

 

« J’ai vécu à Vichy de septembre 1940 à février 1945, et j’ai côtoyé, en petite fille juive, les grands et les moins grands de la « capitale » de la France à ce moment-là. J’ai été en classe avec les fils et filles de ministres…, d’espions…, de collabos…, de résistants… , de rabbin ! Je vais essayer, par ce témoignage, de faire revivre, très modestement, l’atmosphère de l’époque et la place tenue par les Éclaireurs de France dont M. Pierre François était commissaire national. Il est évident qu’étant encore une enfant, je n’étais pas au courant de tous les dessous politiques, mais je n’ai pas été élevée dans un cocon, à l’écart des soucis des adultes et beaucoup de faits sont restés profondément gravés dans ma mémoire… encore intacte !

Je m’appelle Annette Dennery (Muskwa) ; née à Paris en 1929, j’ai, jusqu’en septembre 1939, vécu dans le X° arrondissement une vie bourgeoise, sans histoire, dans une famille juive peu pratiquante. Mes ancêtres sont originaires d’Alsace-Lorraine où on les retrouve depuis 1700 au moins ; ma famille maternelle, Bomsel, vient de Belfort et du Haut-Rhin. Ma famille paternelle, comme son nom l’indique, vient de Ennery, faubourg de Metz. Mes soeurs et moi, élèves du Lycée Lamartine, rue du Faubourg Poissonnière, avons, dès 1937, fait partie des Éclaireuses du quartier (Enfance Heureuse). Après quelques va-et-vients entre Paris et le Lot, Biarritz, de nouveau le Lot… , nous avons abouti en septembre 1940 à Cusset, à côté de Vichy, le bureau de mon père étant replié à Vichy sous le camouflage protecteur d’un autre cabinet financier, « aryen » celui-là… Nous avons donc fréquenté le collège de Cusset et fait partie, toutes trois, des Éclaireuses dont la cheftaine « en chef » était Madame Elisabeth François-Risler, « chef Loutre », propriétaire du Pavillon Sévigné, lieu de séjour du maréchal Pétain et de son équipe.

Bien évidemment, comme l’exigeaient les lois anti-juives de Vichy de septembre 40, nous avions été recensées. La ville de Vichy avait un statut spécial. Les Allemands en uniforme ont toujours été interdits de séjour, mais, pour y vivre, il fallait une autorisation, un « permis de séjour ». Tous les Juifs se sont frénétiquement penchés sur leur arbre généalogique pour y trouver les cinq générations « françaises » exigées. Mon père n’a pas eu de grandes difficultés pour les trouver, mais, si les états de services de ses ancêtres lui ont permis d’obtenir le permis convoité, il n’a pas reçu l’autorisation de travailler.

En 1942, la France entière est occupée, mais Vichy reste sous statut spécial – pas d’Allemands apparents, pas de rafles dans la ville. On trouve les Allemands dès qu’on passe les ponts ; on ne peut sortir que par la gare ou les ponts, ce qui rend les contrôles aisés. On sait aussi que la Milice est aux aguets. Les arrestations commencent.

Les Éclaireurs de France ont leurs bureaux dans les dépendances du pavillon Sévigné, mais ils serviront de refuge à des « déserteurs » du Service du Travail Obligatoire (S.T.O.) qui y trouveront conseils et appuis. Nous assurons souvent l’encadrement des manifestations du « Maréchal », en particulier lorsqu’il s’agit d’enfants : nous sommes un service d’ordre « très juvénile »… ! Il m’est arrivé de lire à la radio des lettres adressées à Pétain par des enfants et, comme tous les enfants de France, nous avons chanté « Maréchal, nous voilà »! Apparemment, cela peut ressembler à de la collaboration, mais une collaboration très superficielle, qui sert à camoufler des actions inverses plus importantes.

En 1943, la situation à Vichy devient dangereuse pour nous. Nous partons nous installer, sous une fausse identité, dans un petit village de la région, le Mayet de Montagne, que l’on rejoint par un petit tortillard. Une de mes sœurs et moi serons internes dans un cours complémentaire. Le problème des cartes d’alimentation est difficile à résoudre. Il est délicat de présenter, chaque mois, de fausses cartes pour obtenir les tickets nécessaires. Les E.D.F. nous trouvent la solution : par l’intermédiaire des François, nous faisons la connaissance d’une dame travaillant au service des cartes d’alimentation de la Mairie de Vichy. Je venais, chaque mois, chercher les tickets de toute la famille, et je les répartissais ensuite. J’occupais personnellement ce rôle de messager car j’étais la seule à pouvoir circuler sans trop de risques : en effet, les cartes d’identité n’étant obligatoires qu’à partir de treize ans, je n’avais donc pas fait établir de vraie carte et ma photo n’était pas dans les fichiers de la Police. J’ai donc circulé, à 14 ou 15 ans, sous des identités diverses sans contrôle possible.

En octobre 1943 a lieu la rafle de l’Université de Clermont-Ferrand. Ma sœur en réchappe par miracle : sa carte d’étudiante ne portait pas la mention classique « numerus clausus » car elle bénéficiait d’une dérogation spéciale obtenue grâce aux décorations militaires de mon père. Les Allemands n’avaient pas les registres sous les yeux et l’étudiant dénonciateur n’était pas un pharmacien. Non identifiée, elle est sortie indemne et n’a plus remis les pieds à Clermont. Nous avons également quitté les établissements scolaires. Mais où aller ?

C’est à ce moment-là que les E.D.F. en général, et les François, Basdevant et Duphil en particulier, ont été nos bouées de sauvetage. Ma sœur aînée, 19 ans, est devenue nurse des enfants Risler, neveux de Pierre François, et habitait avec eux au Pavillon Sévigné, où elle côtoyait journellement le « Maréchal » et ses sbires. Je n’ai jamais pu me faire une opinion sur l’interprétation qu’ils ont pu donner à sa présence. Mon autre sœur, 17 ans, a occupé les mêmes fonctions auprès des enfants Basdevant. Quant à moi, 14 ans, ce sont les Duphil qui ont eu la gentillesse de me recevoir chez eux. Je ne pouvais rendre aucun service, ils ont refusé toute participation financière de mes parents… et ils prenaient des risques. Je m’appelais alors Jeannette Le Touzé : Michèle Duphil, 7 ans, a appris à dire Jeannette au lieu d’Annette.. Ma chambre était au deuxième étage et je partageais la vie de Michèle, ses parents et sa grand-mère. Je sortais le moins possible car une amie habitait la même rue et ignorait que j’étais encore à Vichy. J’occupais mon temps à essayer d’apprendre le programme de seconde toute seule, mais sans grand enthousiasme ! Un envoyé du Gouvernement d’Alger est venu enquêter sur la rafle de Clermont et a partagé mon asile. Dans la soirée, un de ses correspondants a très astucieusement frappé à la porte en criant « Police, ouvrez ! ». Nos cœurs se sont presque arrêtés… C’était une blague, d’un goût douteux…

L’hiver 43-44 s’est passé ainsi, au rythme de mes missions mensuelles « cartes d’alimentation » et agent de renseignements entre les uns et les autres. Aux environs du mois d’avril ou mai, alors que je passais quelques jours chez d’autres amis, Madame Lucien X a été arrêtée à notre sujet, le jour même où je devais venir chercher mes tickets. Un réseau E.D.F. s’est immédiatement mis en place pour essayer de me retrouver et de me prévenir du danger. Les Duphil me savaient à Vichy mais ne savaient pas où. Miracle encore une fois : contrairement à mes habitudes, j’avais oublié le rendez-vous. J’ai été prévenue à temps. Il fallait ensuite que je quitte la ville alors que mon identité du jour était connue de la police et que toutes les issues étaient contrôlées. Grâce à l’aide des personnes chez qui j’étais, déguisée en fille de la famille, accompagnée de tous les enfants, bébé compris, j’ai quitté Vichy par le train en direction du Mayet de Montagne et, à la gare suivante, j’ai eu la surprise de voir sur le quai « Castorette » Duphil qui venait vérifier que j’avais bien été prévenue et que j’étais arrivée à passer. J’ai donc pu aviser mes parents du danger, ils ont quitté provisoirement le village et, dès le lendemain, je regagnais Vichy sous une autre identité. Tout s’est donc bien terminé, et Madame Lucien X a été relâchée …

Ma famille et moi-même sommes parfaitement conscients de l’aide irremplaçable que nous avons reçue, et nous ne sommes pas les seuls à en avoir bénéficié : deux jeunes enfants, Alain et Martine Wolff, dont les parents avaient été arrêtés, ont été, grâce à Madame François, placés jusqu’à la fin de la guerre dans une maison d’enfants protestante au Chambon sur Lignon ; les François en ont assumé les frais. Je ne sais pas ce qu’ils sont devenus (beaucoup d’enfants ont bénéficié de ce réseau protestant du Chambon). De retour à Paris, mes sœurs et moi sommes devenues cheftaines de Louveteaux ou d’Éclaireuses jusqu’en 1950 environ ; nos fils ont été Louveteaux, les miens à “la Mouff”. Nous n’avons pas oublié cette période difficile … »