La vie du Mouvement n’est pas toujours « un long fleuve tranquille » et l’échelon national – Comité Directeur et Commissaire général – ont à assumer la gestion de crises qu’ils n’ont, en général, pas créées.
Nous avons illustré ci-après, les problèmes posés au Mouvement par la guerre d’Algérie. Le sujet avait déjà été évoqué en 1955, au moment de l’envoi du « contingent » (les jeunes appelés sous les drapeaux pour leur « service militaire ») sur un plan assez général.
Un article de Routes Nouvelles, écrit par Raymond Schalow dès 1957, reprend le sujet sous un nouvel angle. Par la suite, Louis François, Président, et Jean Estève, Commissaire Général – tous deux, notons-le, anciens déportés – ont jugé nécessaire de commenter une lettre écrite par un Routier alors sous les drapeaux, Michel Capestan. Un éditorial de début 62 précise, en page suivante, la position du Mouvement.
Faut-il nous taire ?
par le docteur Raymond Schalow
De graves rumeurs nous parviennent d’Afrique du Nord. Les Français sont profondément troublés à l’annonce d’exactions qu’ils pensaient d’un autre âge ou d’autres lieux, qui seraient commises journellement en leur nom. Devant ce faisceau de récits bouleversants, les Éclaireurs de France doivent-ils continuer à garder le silence ? Comment parler ? Mais aussi, comment se taire, c’est-à-dire, finalement, être complices ? Car qui ne dit mot consent… Et si nous sommes complices, comment désormais condamner ce qui s’est passé avant, ou ailleurs ? Comment, à l’avenir, défendre nos principes ?
Nous ne sommes pas accusateurs parce que nous ne sommes pas témoins. À ceux qui ont vu, de témoigner ; aux accusés, de se défendre ; à la Justice, d’enquêter, de juger, de condamner, ou les diffamateurs si les faits se révèlent sans fondement, ou les coupables si c’est exact ; aux Pouvoirs Publics de rétablir l’ordre.
L’association des Éclaireurs de France, qui « a pour but de contribuer à la formation de la jeunesse au triple point de vue moral, physique, et pratique, d’après les principes et méthodes du scoutisme » n’a pas, en tant que telle, à prendre parti sur les évènements en cours ; c’est l’affaire, à titre individuel des garçons et des filles qu’elle aura formés. Mais dès que ses principes lui semblent gravement lésés, c’est son droit et son devoir d’élever la voix. « L’association enseigne la loi de l’éclaireur, cultive l’amour de la France, et, en pratiquant la fraternité entre la jeunesse de tous les pays, s’efforce de favoriser l’entente entre tous les peuples». À ce titre, les Éclaireurs de France disent « non ! » à tout ce qui peut s’appeler tortures, représailles individuelles ou collectives, loi du talion, pillages, viols, mises à la question, vandalisme, sévices sur les innocents, égorgements… en bref, contre toutes les exactions, contre toutes les cruautés, sans relation avec le but poursuivi. Ceci sans distinction de pays, de camp, d’époque.
Nous insisterons particulièrement sur la torture. Nous l’opposons au combat, car si absurde soit un combat, il n’entraîne pas la honte du combattant, il ne rabaisse pas l’adversaire, il laisse la porte ouverte à la trêve et puis à la réconciliation. La torture, elle, ne s’oublie jamais, ne se pardonne jamais : cruelle, inutile, bestiale, en mutilant la victime, elle dégrade le bourreau et salit le milieu qui la suscite. Elle creuse à jamais un fossé définitif entre les deux communautés. Elle marque, à jamais, celui qui la subit, comme, à jamais, celui qui l’applique. Nous clamons notre angoisse d’éducateurs d’y savoir engagés des adolescents, des nôtres peut-être. Nul n’a le droit de donner des ordres contraires aux lois de l’Humanité, nul n’est tenu d’y obéir.
On nous dit : « c’est la guerre ». Quelle guerre ? Il faut choisir ! Aux tenants de la guerre étrangère, nous renvoyons aux Conventions de Genève ; à ceux qui parlent de guerre civile, nous invoquons la juridiction du pays. Car, tout autant que les tortures au nom de notre idéal de Justice, de Liberté, de respect de la Personne, nous refusons l’illégalité. Sans doute, à conditions spéciales, mesures spéciales. Mais une mesure spéciale n’en doit pas moins demeurer une mesure légale, et d’autant plus légale qu’en période de troubles, l’individu a besoin davantage d’être protégé par la Loi, et non brimé par ses représentants. Pour nous, rien ne justifie l’arbitraire dans les délations, les arrestations, les incarcérations, les interrogatoires… Des décisions prises par les Pouvoirs Publics doivent être énoncées clairement, et appliquées de même.
Ces principes étant énoncés, que devons-nous recommander?
Aux Éclaireurs de France, sans contacts directs avec les faits qui nous occupent, nous demandons la plus grande sûreté de jugement. Il faut écarter, au départ, les faux bruits, les mystifications, les généralisations ou les simplifications hâtives, les manœuvres politiques évidentes. Les accusations portées sont d’une telle gravité qu’elles ne doivent être reprises qu’avec des témoignages irréfutables. Et si elles doivent être poursuivies, que ce soit fermement, dignement, sans passion ou désir d’utilisations à des fins moins avouables. Quant aux Chefs et aux Routiers maintenus ou rappelés sous les drapeaux, et engagés dans l’action, nous leur rappelons, gravement et solennellement, qu’en aucune circonstance rien ne les dispense de porter leur témoignage d’Éclaireur de France. Ils doivent accomplir leur devoir, mais que ce soit fait dans la dignité et l’honneur et le respect de toute personne. Quoiqu’il leur en coûte…
Ce même appel ardent, nous l’adressons à tous nos frères scouts musulmans.
Par fidélité à leurs principes « pour la fraternité entre les jeunes de tous les pays, pour favoriser l’entente entre les peuples. »
Docteur SCHALOW.
(Extrait de « Routes Nouvelles », avril-mai 1957)
Le texte de Michel Capestan
« (…) Les garçons entre 20 et 25 ans, ce n’est pas dans le Mouvement qu’on les trouve, mais, déguisés en kaki, balayant les cours de casernes, ratissant les djebels ou pacifiant les villes d’Algérie. Et, quand ils en ont fini avec ce genre d’activités, bien peu reviennent chez nous. Pourquoi ?
Bien sûr, le service militaire n’est pas une découverte récente, et cette cassure dans la vie des jeunes a toujours existé. Mais, depuis 54 , ses effets se sont aggravés. (…) Les brimades des adjudants – Ubu, ou les humiliations des bipèdes à barrettes qui se prennent pour des roitelets nègres, ce ne serait rien encore si, pour les jeunes d’aujourd’hui, le service militaire n’était la guerre d’Algérie. Le garçon de 23 ans qui luttait pour un monde plus humain se retrouve participant à cette guerre inhumaine qui n’ose montrer son vrai visage, complice malgré lui des cruautés qui s’y commettent au nom de la défense d’une civilisation. Et cette expérience l’a marqué beaucoup plus profondément, beaucoup plus douloureusement qu’il ne le pense peut-être lui-même. (…)
Il a vu le racisme à l’œuvre, racisme sanglant des ratonnades ou racisme patelin mais aussi ignoble de ceux « qui les connaissent bien ». Il a vécu dans les endroits où l’on prouve son patriotisme à la dynamite et où l’on ramène la paix par la torture. Il a assisté, acteur ou témoin impuissant, à la surenchère des violences : « le coup de pistolet dans la nuque répond au plastic, le lynch répond au pistolet, la voiture incendiée avec ses occupants répond au lynch, jusqu’à l’intervention massive et parfois sanglante des mainteneurs de l’ordre ». Il a vu de près fonctionner le système de répression mis au point pour mater un peuple, où les armes sont l’eau et la magnéto. Et quand, naïf, il s’est étonné de pareilles méthodes, on lui a ri au nez. (…) Et on l’a traité de curé sentimental, d’intellectuel décadent, de pauvre type un peu demeuré, et, finalement, de châtré. Car c’est en tuant et en faisant souffrir qu’on est censé prouver sa virilité. (…)
Alors, le copain qui revient de l’armée (…), il faut lui donner du temps, l’aider à revivre normalement… »