Que peut-on dire exactement – et transmettre aux historiens qui auront à en traiter – du comportement de notre scoutisme laïque pendant la période de l’État Français ? Le problème s’est posé en cet été 2011…
La rencontre « Transhumances », organisée fin août à Bécours par les JAE (Jeunes Adultes Engagés, prolongement de la branche aînée au-delà de 18 ans) prévoyait une journée d’échanges sur l’engagement, à partir d’un exposé sur l’engagement pendant la seconde guerre mondiale. Un premier projet de texte de présentation avait été préparé et indiquait :
Ce projet, né d’une initiative personnelle sans consultation de responsables, a provoqué des réactions assez virulentes, en particulier sur l’affirmation d’une « adhésion au régime » dont le Mouvement aurait été « les premiers serviteurs », et l’évocation d’une « contradiction », ce qui ne repose sur aucun élément vérifié.
Un certain nombre de mises au point ont été demandées et ont conduit à une nouvelle rédaction, qui, seule, engageait le Mouvement :
« En mai 2011, les cadres nationaux Éclaireurs Pierre François (1907-1986), René Duphil (1907-1997) et leurs épouses recevaient le titre posthume de Juste parmi les Nations de la Fondation Yad Vashem pour avoir hébergé, dans des conditions difficiles, des enfants juifs dans leur famille.
Quelques décennies plus tard, il est intéressant de revenir, avec les générations actuelles et le souvenir de celles qui ont été impliquées, sur les raisons de ces choix risqués dans cette période, mais également sur ce que peut être un engagement individuel ou collectif aujourd’hui, à partir de cet épisode de l’histoire des Eclaireurs de France, association évidemment ancrée dans son environnement social du moment. (…)
Un sujet fort autour de la notion de « l’engagement et la Jeunesse » qui nous interroge et donne l’occasion de revisiter l’histoire des EEDF et de ses membres à l’occasion du centième anniversaire de la fondation de l’association laïque du Scoutisme Français. »
Dans le même temps, un ancien E.D.F. a transmis à l’équipe nationale copie d’une lettre de protestation qu’il avait envoyée à un historien suite à une émission de télévision qui avait fait allusion au scoutisme comme un des « outils de la Révolution Nationale » :
Ces exemples montrent que le dossier est loin d’être clos, et qu’il est encore temps, pour les témoins de cette époque, d’apporter quelques informations complémentaires sur ce qu’ils ont vécu, avant que les historiens ne soient les seuls à pouvoir donner leur interprétation. C’était le but principal de l’ouvrage « Une jeunesse engagée, documents et témoignages sur le scoutisme laïque pendant la guerre 1939-1945 » mais il convient peut-être de le compléter, ou de le commenter.
Quels éléments pouvons-nous réunir exactement en réponse à cette question fondamentale : le Mouvement a-t-il marqué une adhésion au régime de l’État Français ?
Un premier niveau de réponse est apporté par certains historiens qui s’appuient sur des documents « officiels » de l’époque. Il est clair que, si l’on s’en tient à ce type de sources, on peut constater que :
– les associations ont rapproché leur siège national de celui du gouvernement et ont donc rejoint Vichy,
– la dynamisation de la jeunesse a été un des moteurs majeurs de la politique du gouvernement,
– il s’en est suivi une forte augmentation des subventions aux Mouvements et des effectifs des associations,
– les discours de certaines revues ont semblé appuyer les thèses du nouveau régime.
En ce qui concerne le scoutisme, un exemple est souvent donné par les nombreuses photos où l’on voit des scouts faire une haie d’honneur au chef de l’État. Mais la véritable question qui se pose – celle que les historiens devraient se poser – est : ces éléments permettent-ils de conclure que certains Mouvements ont « adhéré » aux principes de ce régime ? S’il est généralement admis que cela a été le cas pour la hiérarchie des Scouts de France, il ne semble pas que la même conclusion puisse être tirée en ce qui concerne les autres associations du Scoutisme Français.
Et c’est à partir de cette interrogation que le véritable problème se pose : ces principes d’un nouveau régime, évidemment non démocratique, étaient-ils, pour les membres de notre scoutisme, compatibles avec leurs valeurs ? Autrement dit, en acceptant d’être reconnues et aidées, nos associations marquaient-elles une acceptation pleine et entière de la doctrine et des choix qui accompagnaient les niveaux gouvernants ? La revue « Le chef », tout au long de ces années noires, a témoigné de l’orientation qu’imposait le nouveau régime – entraînant la participation à des actions qui n’étaient pas, à l’origine, du ressort du Mouvement – et du choix fait et annoncé systématiquement d’une volonté de protection de ses membres dans des circonstances difficiles. Les textes offciiels font de cette politique gouvernementale une composante de la prétendue « Révolution Nationale’, mais ce terme ne semble pas avoir été repris dans les revues.
Si l’on en croit les témoignages – toujours discutables, bien entendu – mais aussi les comportements, constatés, de nombreux responsables, il n’en est rien au plan individuel, celui qui n’apparaît évidemment pas dans les publications officielles.. Jean et Pierre Estève cherchent, dès juin 1940, le contact avec le consul de Grande-Bretagne pour passer en Angleterre ; Pierre Déjean met en place, dès la rentrée scolaire, les moyens d’une activité clandestine dans la zone Nord où le scoutisme est interdit ; Lucien Fayman découvre en octobre, après sa démobilisation, les lois raciales que le régime n’a mis que quatre mois à édicter – montrant clairement son « fascisme » – et va rejoindre les Éclaireurs Israélites dont il facilitera la clandestinité avec l’aide de Mgr Saliège dans la région de Toulouse ; Louis François, frère du Commissaire national, garde le contact avec le Colonel de Gaulle dont il a été l’officier d’ordonnance pendant la « drôle de guerre » et va recruter Pierre Brossolette ou Georges Lapierre pour son groupe de Résistance… Il évoque, dans ses mémoires, son retour à la vie civile en des termes dont l’humour nous semble très convaincant :
Les exemples sont nombreux. Il ne s’agit pas uniquement de prises de position individuelles, elles s’inscrivent dans la conception de « valeurs » générant une opposition aux dérives de l’État Français. Dans cette période, le seul « grand chef historique » qui marque une certaine volonté de… « collaboration » est Georges Bertier, qui accepte de participer avec Alexis Carrell à un groupe de travail chargé de « débarrasser la sociologie du socialisme », et cette participation ne durera qu’un temps.
On ne peut pas oublier que les E.D.F., « ouverts à tous sans distinction d’origine, de race ou de croyance », ont, dans leurs rangs, du fait de l’ouverture de leur recrutement, bon nombre de « libres penseurs », francs-maçons, juifs non pratiquants, militants divers, dont certains sont menacés par les choix du nouveau régime : une des premières lois de l’État Français, édictée après deux mois seulement, est une loi de discrimination à l’encontre des Francs-maçons, celle concernant les Juifs la suit quelques mois après. À un officiel qui lui recommande de ne pas faire lever les couleurs par un éclaireur Juif, Pierre Buisson répond que, dans son association laïque, il n’a pas à se préoccuper de la religion de ses garçons… Si le Mouvement avait marqué, au niveau national, une quelconque adhésion, il n’aurait certainement pas été suivi par sa « base ».
Le même type de réaction se trouve d’ailleurs chez les Éclaireurs Unionistes, que ne marqueront pas plus d’adhésion au régime que les E.D.F. ou la F.F.E. – et organiseront à Cappy un centre d’accueil d’enfants juifs qui sera à l’origine de la création du C.P.C.V. (Centre protestant des colonies de vacances).
Une des caractéristiques de ces responsables du Mouvement est d’ailleurs leur prise de conscience du danger dans les années d’avant-guerre : Louis François, dans ses mémoires, nous dit : « mon pacifisme n’a pas survécu à Munich, mon antimilitarisme n’a pas survécu à De Gaulle ». Et quand Jean Estève arrive en gare de Dachau, il est, dans son wagon à bestiaux, à côté de l’ancien maire de Lyon (qui deviendra, après la guerre, président du C.N.P.F.) qui se demande où ils sont : Jean lui fait remarquer que, s’il s’était un peu intéressé au national-socialisme, il saurait ce qu’est Dachau…
À quel moment trouve-t-on, chez ces membres ou dans la structure du Mouvement, la trace d’une « adhésion » à des principes totalement à l’inverse de leurs propres valeurs ? Ah oui ! Pierre François a été, comme les autres dirigeants d’associations, décoré de la Francisque, créée par le nouveau régime. A-t-on réellement le droit d’y voir l’expression d’une adhésion ? Nous avons choisi de publier un témoignage de sa fille Jeanne-Marie, qui nous a quittés récemment : ce texte nous semble décrire parfaitement les états d’âme de ces responsables nationaux, pris entre leur choix personnel et les obligations de leur tâche :
René Duphil, membre de l’équipe nationale de Vichy, l’explique d’ailleurs très bien dans un entretien repris dans la plaquette éditée à sa mémoire :
« Le Scoutisme a beaucoup travaillé, non pas dans un esprit de collaboration, mais dans le but d’agir pour la jeunesse. Les effectifs des E.D.F. ont d’ailleurs beaucoup augmenté. (…) Au plan gouvernemental, il y avait un fort désir de faire quelque chose pour la jeunesse, qui était la charge d’un Haut-Commissaire et de Directeurs. Des moyens importants ont été donnés aux associations, sous forme de subventions ou d’attributions de matériel, mais également d’instituteurs.
Le Scoutisme n’a pas joué avec Vichy. Ses relations avec Pétain et son entourage étaient limitées. (…) Nous n’avons jamais été à la solde de qui que ce soit, nous avons fait, à notre niveau, de la résistance passive et, dans l’association, le la résistance active, qui était évidemment difficile, surtout en zone occupée. »
Et Étienne Peyre nous raconte, dans ses mémoires manuscrites, comment les responsables du Mouvement sont arrivés à refuser de prêter serment au chef de l’État dans un stage organisé en 1941 sous la direction de Dunoyer de Segonzac (dont on connaît l’engagement ultérieur dans la Résistance) :
Que peut-on conclure ? Qu’il semble évident que, à une exception près, les Mouvements scouts ont accepté de continuer à exister dans le cadre d’un nouveau régime, ce qui induisait une forme de compromission apparente. Mais il est admis que ce genre de régime non démocratique crée en général ses propres organismes de jeunesse pour mieux les contrôler. Un des rôles du Scoutisme Français, lors de sa création, a été, justement, de constituer un groupement solide permettant d’éviter, ou de limiter, cette solution. En ce qui concerne le scoutisme laïque, le scoutisme protestant – et, inutile de le préciser, le scoutisme israélite tant qu’il a pu exister – cette acceptation a conduit à la mise en place d’une façade, derrière laquelle les valeurs fondamentales ont pu continuer de prospérer. Lorsque, à partir de 1943, les E.D.F. ont été en relations, par l’intermédiaire de l’un de leurs anciens, Eugène Claudius-Petit, ils ont prolongé une action qui a été initiée dès les premiers mois de l’Occupation.
Peut-on demander aux historiens de cette période de bien vouloir tenir compte de cette réalité, de ne pas se contenter de documents officiels qui, par nature, ne peuvent en rien rendre compte d’activités clandestines ? Nicolas Palluau cite les ouvrages de plusieurs historiens qui insistent sur l’aspect « collaboration », et un correspondant évoque M. Azéma sur France Culture… Peut-on leur suggérer d’approfondir cette piste – et peut-être, aussi, de lire « Une jeunesse engagée ». Il en reste quelques exemplaires à la Boutique EEDF !
NB : ce texte présente des éléments – et non une thèse. Ils peuvent être, encore, complétés et approfondis…
Nous faisons appel à tous nos lecteurs pour que soit apportés tous les témoignages et documents utiles.