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2011 : Laïcité et pluralisme dans le monde scout

Il n’a pas toujours été facile de faire comprendre notre choix « laïque » au plan international…

 

Un peu d’histoire…

Contribution de Dominique François, ancien Commissaire International

 

Les prémices

La première édition de « Éclaireurs » de Baden-Powell ne comportait pas la moindre allusion à une ouverture internationale parmi les propositions éducatives qu’il proposait. Il s’agissait clairement de former des bons citoyens de l’Empire Britannique. Baden-Powell n’envisageait pas d’étendre le scoutisme à d’autres pays.

Aussi, a-t-il dû être un peu surpris de constater la rapide expansion du Mouvement hors du Royaume Britannique. Rappelons que c’est dès 1911 que furent créés les Éclaireurs Français et les Éclaireurs de France. Cette exportation d’un mouvement spécifiquement britannique n’est pas totalement paradoxale. Sans doute un entraînement des enfants à la vie en plein air, aux techniques utiles aux pionniers, devait correspondre aux besoins de pays eux aussi colonisateurs, de plus en plus urbanisés, effectivement peu différents de ceux des Anglais. Le rapport moral de l’assemblée générale des E.D.F. du 18 mars 1945 ne mentionne-t-il pas encore : « les Éclaireurs de France dans l’Empire » et « le scoutisme colonial » ! Puis survinrent la Première Guerre Mondiale et ses horreurs, créant une fois la paix revenue, une profonde aspiration à la compréhension entre les hommes. Le Scoutisme, soucieux d’y contribuer, s’ouvrit alors aux échanges internationaux. La première Conférence Internationale se tint à Londres en 1920. Elle rassembla les associations de 26 pays.

Le Bureau International du Scoutisme fut fondé à la Conférence suivante, en 1922 à Paris. L’initiative la plus originale fut la création des Jamborees rassemblant tous les quatre ans des jeunes de divers pays. Le premier eut lieu en Angleterre, à Birkenhead. Après la seconde Guerre Mondiale, en France au moins le scoutisme connut un essor remarquable. Le Jamboree de Moisson en 1947 en fut le résultat et correspondit à ce très grand espoir de paix qui succédait encore une fois à un conflit meurtrier.

Ce survol schématique montre que l’évolution des aspects internationaux du Scoutisme s’est inscrite dans les contextes sociaux et géopolitiques. Les difficultés que vont rencontrer les E.D.F., puis les E.E.D.F. au sein du scoutisme international à partir des années cinquante confirment, me semble-t-il, parfaitement, cette influence essentielle de la situation mondiale. Un regard rétrospectif met en évidence, en plus des héritages de l’histoire nationale, dont la laïcité et la décolonisation, le rôle majeur de la guerre froide. Ce qui suit s’efforce de décrire quelques éléments des relations internationales entre 1950 et 1970, période que j’ai plus particulièrement connue en tant que Commissaire International. C’est en effet en 1960 que j’ai succédé à André Poussière comme Commissaire International des E.D.F.. Il va s’agir, émaillé par quelques souvenirs personnels, des relations du Mouvement avec les instances internationales du Scoutisme, instances mondiale et européenne, de ses efforts pour y renforcer sa position par le développement de liens privilégiés avec les quelques associations laïques ou neutres reconnues, et plus particulièrement avec des associations africaines, et aussi avec des associations non reconnues.

La suite : la laïcité en question

 

Les E.D.F. admis dans un scoutisme aux principes fluctuants

Au cours des années cinquante et soixante les évolutions du Monde, la guerre froide, la décolonisation, entraînent des tensions au sein du scoutisme mondial. Un besoin d’ajustement est ressenti. On ne cesse de se poser la question : le scoutisme est-il à la page ? Il est alors demandé par la Conférence Mondiale du Scoutisme un rapport sur l’état de ce dernier à Lazlo Nagy. Sociologue et historien, docteur en Sciences politiques, c’est un citoyen Suisse qui a pratiqué le scoutisme en Hongrie, son pays d’origine. Son « Étude sur le Scoutisme Mondial » financée par la Fondation Ford paraît le 31 mars 1967. Elle a été bien reçue et a eu certainement un effet bénéfique d’apaisement et de renouveau, d’autant plus que la Conférence Internationale de Seattle en 1967 a nommé Lazlo Nagy Secrétaire Général du Scoutisme Mondial et a transféré le siège de l’organisation à Genève, dans un pays situé en dehors des conflits. Pourtant le Scoutisme Français n’était pas d’accord pour que cette responsabilité échoit à quelqu’un ayant, somme toute, peu pratiqué le scoutisme.

Lazlo Nagy constate tout d’abord l’extrême variété des mouvements scouts. « En Islande, on apprend aux jeunes comment allumer un feu, alors qu’en Australie on leur apprend à l’éteindre. » Les différences sont bien sûr plus profondes que celle qu’illustre cet exemple plaisant. Il en résulte quantité d’incompréhensions et de malentendus, comme ceux, dit Lazlo Nagy, que créent, dans un conte bouddhique, les descriptions d’un éléphant par des Indiens trop petits pour le voir en entier. Lazlo Nagy situe les origines de ces grandes disparités du scoutisme dans l’idéalisme qui a présidé aux premières créations des associations scoutes. Il en est résulté une absence de fondation doctrinale solide et un grand flou de leurs objectifs. « Il est fort probable, écrit-il, qu’un manque de prévoyance, dont les racines se situent dans une confiance romantique en la spontanéité et la solidarité scoutes favorisa également l’alliance internationale des associations disparates. » Il s’agirait d’un héritage du XIXe siècle « idéaliste, moraliste, romantique et utopique ». Aussi, chaque association peut-elle forger sa propre doctrine, mais aussi accuser les autres de trahir l’esprit originel.

 

La virulence religieuse sectaire attisée par la guerre froide

Dans la période qui nous occupe, comme le patriotisme fait partie intégrante du scoutisme tel que l’a imaginé Baden-Powell, les associations des pays engagés à l’Ouest dans la guerre froide ne peuvent manquer d’adhérer – peu ou prou – aux concepts qui la sous-tendent. La religion en est un, aussi des attaques se développent-elles contre les mouvements laïques ou neutres, en tout premier lieu contre les E.D.F.. Il serait en effet difficile d’étayer une accusation d’engagement politique de leur part en faveur du communisme, mais leur double promesse, avec ou sans référence à Dieu, constitue alors le bon prétexte pour une exclusion.

L’attaque est déclenchée à la Conférence Mondiale de 1949 en Norvège par les « Boy Scouts of America ». Cette virulence des B.S.A. est nouvelle. Le rapport de Lazlo Nagy cite un témoignage d’un chef scout américain qui indique que la promesse des louveteaux chez les B.S.A. ne comportait pas de référence à Dieu avant l’immédiate après-guerre et que la religiosité dans ce Mouvement se contentait alors d’être vaguement panthéiste. En fait cela devait dépendre des unités, dans la mesure où nombre d’entre elles étaient parrainées par diverses églises. Un fort renforcement de la référence à Dieu à partir des années cinquante coïnciderait avec la frappe des dollars avec « in God We Trust » et le serment quotidien d’allégeance dans les écoles. En fait, ce témoin se trompe sur ce point, puisque c’est depuis 1938 que la devise « in God We Trust », adoptée officiellement en 1956, figure sur toutes les pièces américaines. Toujours est-il que j’ai moi-même le souvenir d’une présence plutôt faible de la religiosité dans les activités scoutes américaines en 1949, non encore touchées par l’émergence de professions de foi virulentes dans les discours officiels des B.S.A. à cette date. Ils sont alors évidemment à la pointe des antagonismes contre le bloc communiste.

L’attaque des B.S.A. contre les associations avec double promesse à la Conférence Internationale de 1949 aboutit à un vote 72 pour et 72 contre, sans conséquence grâce à la sagesse du président Dan Spry. Cependant, de façon parfaitement contradictoire, l’association des Scouts Polonais est exclue du Scoutisme Mondial en 1950, soi-disant en raison de la non référence à Dieu, en réalité bien entendu pour des raisons politiques. Cette même année, le Bureau International du Scoutisme intervient auprès des E.D.F. pour s’inquiéter de leur réelle neutralité (et de l’introduction de la coéducation). Il s’ensuit un vigoureux échange de correspondance entre le Bureau International et le Comité Directeur des E.D.F.. Ce dernier s’indigne à juste titre qu’on puisse lui demander l’assurance qu’aucun responsable ne se livre à de la propagande antireligieuse.

Pourtant, les attaques contre les mouvements laïques se poursuivent, en particulier à la Conférence Internationale de Lisbonne en 1961. Y est adoptée une résolution qui, sans être pour les Mouvements laïques entièrement satisfaisante, leur donne droit à la reconnaissance. Une résolution de la 3e Conférence du Scoutisme d’Extrême Orient remet le feu aux poudres. Elle déclare que « l’engagement envers Dieu ou la Religion est la clef de voûte et la base philosophique du Mouvement Scout ». Le risque est grand de voir remise en cause à la Conférence Mondiale de Rhodes en 1963 la résolution conciliante de la Conférence Mondiale de Lisbonne. De fermes mises en garde sont envoyées au Bureau International du Scoutisme, tant par les E.D.F. que par les B.S.B. (Boy Scouts de Belgique), pour éviter que la résolution de l’Extrême Orient ne soit mise à l’ordre du jour. Le Directeur International Dan Spry donne l’assurance qu’il n’en sera rien. Néanmoins, avant la Conférence Mondiale de 1963, le Commissaire Général Jean Estève demande au Comité Directeur des instructions sur l’attitude à y tenir en cas de demande d’exclusion. Nous avons réussi à ce qu’elle ne soit pas formulée. Dans cette épreuve, le Scoutisme Français a été parfaitement solidaire. Michel Rigal, commissaire général des Scouts de France, en particulier, soutenait que l’existence d’un Mouvement laïque permettait celle d’une association confessionnelle dotée d’une doctrine religieuse solide et ne se référant pas, comme le font les B.S.A. par exemple, à un Dieu inconsistant qu’il appelait « le grand invertébré gazeux ».

N’oublions pas que nous sommes alors en pleine guerre du Vietnam et que ces accès de fièvre religieuse ne sont qu’un aspect des fureurs de l’époque. Son atmosphère peut être appréciée à la lecture de recommandations faites aux scouts américains à la Conférence Nationale des B.S.A. en 1962. Un scout doit : « … Compléter ses connaissances sur le communisme et les autres organisations subversives afin de pouvoir les enterrer grâce à la vérité sur la liberté. …Promouvoir davantage de programmes scolaires et associatifs sur la citoyenneté, le gouvernement américain et la libre entreprise concurrentielle… Être capable d’expliquer comment la libre entreprise concurrentielle est reliée à notre forme de gouvernement, offre la liberté d’entreprendre, et élève notre niveau de vie. … »

Le rapport de Lazlo Nagy, comme déjà indiqué, a permis, dans une certaine mesure, de mettre les choses au point, en soulignant notamment les très nombreuses contradictions qui prolifèrent dans le Scoutisme Mondial dont la constitution fluide permet toutes sortes d’interprétations. Elle amène à concilier, souligne-t-il en faisant allusion à divers cas précis, la sauvegarde et le maintien du caractère particulier du Mouvement et sa vocation missionnaire et son extension à toutes les parties du monde ; la loyauté à l’égard de la patrie et l’exclusion d’une association dont les membres sont attachés de manière inconditionnelle à cette loyauté ; l’obéissance patriotique et la fraternité mondiale ; l’adhésion volontaire et les recrutements sous pression manifeste des autorités ; l’apolitisme et la réalité.

 

Les E.E.D.F. à la recherche de points d’appui

Une des recommandations faites par le Comité Directeur des E.D.F. à Jean Estève avant la Conférence Internationale de Rhodes, était de renforcer nos liens avec les autres associations laïques ou neutres du scoutisme. Les E.D.F. ont effectivement établi des liens étroits, tout en étant informels, avec de telles associations reconnues, peu nombreuses : Boy Scouts de Belgique (B.S.B.), Bund der Pfadfinder (B.D.P.) en Allemagne, Fédération Neutre des Éclaireurs Luxembourgeois (F.N.E.L.), G.E.I d’Italie et des associations africaines qu’il fallait faire reconnaître par le Scoutisme Mondial comme celles de Madagascar, du Sénégal, du Congo (ces trois-là reconnues en 1963, les autres plus tardivement). Ces liens s’étendaient à des associations non reconnues : Scoutisme catalan, Union des Éclaireurs et Éclaireuses Polonais, même si cela ne pouvait certainement pas renforcer notre position au sein de la Conférence Mondiale. Il ne s’agissait pas seulement de mise au point de positions communes à tenir au sein du Scoutisme Mondial face en particulier à la Conférence « Duty to God », mais aussi et surtout du développement des échanges internationaux de jeunes, d’organisation de manifestations internationales comme le stage franco-allemand.

Ultérieurement, ces réunions informelles ont débouché sur la fondation à Bruxelles, le 22 janvier 1967, sous l’impulsion de Jean Estève et de Charles Boganski, du Comité Scout Européen d’Aide au Développement (EURAID), afin de renforcer les liens par des actions concrètes. Il comprenait les B.S.B., les G.G.B., les E.E.D.F., la F.N.E.L. (Luxembourg) et les N.P.V (Pays-Bas), mais pas les G.E.I. (Italie) qui, après avoir pris part aux discussions, ont renoncé à leur participation. Les actions à promouvoir étaient les Caravanes dont il sera question plus loin, la formation des cadres en Afrique et la participation à la Campagne Mondiale contre la Faim. Sous une autre forme, des journées européennes des associations laïques et pluralistes du Scoutisme se sont par la suite succédées. La troisième, à laquelle participaient Claire Mollet et Pierre François, se tint en Italie en 1982 et donna lieu à des réflexions sur le sens de la laïcité et de l’engagement.

Une autre action de consolidation de la position des E.E.D.F. a consisté à privilégier notre participation à la Conférence Européenne. Dans le rapport moral de l’Association de 1959-1960 nous écrivions : « Pour nous, les seuls moyens d’éviter que certaines tendances n’envahissent complètement le scoutisme européen, sont de fuir notre tour d’ivoire et d’apporter notre témoignage, moins par des paroles que par des exemples concrets. » Il apparaissait en effet plus aisé de figurer efficacement parmi les associations européennes généralement plus aptes à comprendre nos positions, qu’au sein du Scoutisme Mondial. Les Européens étaient en retard par rapport à d’autres régions du monde pour s’organiser, et ainsi peser davantage dans le Scoutisme Mondial. Mais c’est justement en 1960 que s’est réunie la première Conférence Européenne du Scoutisme à Altenberg. Toujours dans le rapport moral des E.D.F. de 1959-60 nous indiquions : « Au cours de la Conférence nous avons été heureux d’apprendre par des déclarations publiques que la co-éducation faisait son chemin. » Cette Conférence d’Altenberg a été suivie par celles de Hove (Grande Bretagne) en 1962 et d’Helsinki en 1964 où j’ai pu en prendre la présidence. Ainsi, la Conférence suivante eut-elle lieu à Vichy en 1966 avec pour thème « un nouvel élan pour le scoutisme ». Ce fut une occasion de bien mettre en valeur nos réalisations, nos expériences de coéducation, nos pratiques scoutes. C’est ainsi que les participants ne sont pas restés uniquement à palabrer dans la salle de conférences, mais ont assisté à des ateliers à la Planche, près de Thiers, où les E.E.D.F. organisaient beaucoup de camps. C’est à la Conférence de Vichy que fut mis en place un bureau régional permanent à Lausanne.

Une des règles du Scoutisme Mondial est qu’il ne doit exister qu’une seule organisation par pays. En France par exemple, c’est le Scoutisme Français qui est reconnu et pas, en principe, les associations qui en font partie. Cette exigence m’a amené, en tant que président de la Conférence Européenne, à entreprendre une tournée en Espagne, où diverses associations de scoutisme, dont celle, laïque, des Catalans, étaient dans l’incapacité de s’entendre. Aux problèmes doctrinaux s’ajoutaient les particularismes régionaux inextricables. Ils ne m’ont pas permis d’aboutir à une solution satisfaisante. Elle n’a été trouvée que bien plus tard.

Les E.E.D.F., la plus importante association de scoutisme laïque, était celle à laquelle avaient recours, en cas de problème, d’autres associations non confessionnelles. C’est ainsi qu’en 1971, une association de scoutisme chilien a fait appel aux E.E.D.F. pour la défendre, alors que ce scoutisme chilien perdait sa reconnaissance. En effet, au Chili aussi, les trois associations de scoutisme en présence étaient dans l’incapacité de s’entendre. Mais les E.E.D.F. pouvaient difficilement intervenir pour un problème du ressort de la Conférence Interaméricaine.

Un monde plus humain

La question de la laïcité n’était pas le seul problème qui troublait le Scoutisme Mondial dans les années soixante. Le rapport de Lazlo Nagy met en évidence une divergence importante entre les mouvements pour lesquels le scoutisme s’adresse à tous et ceux pour lesquels il est réservé à des garçons qui remplissent des conditions exigées : « Le scoutisme est-il destiné à tous les garçons ou à ceux seulement à qui les circonstances historiques et géopolitiques permettent d’adhérer à un mouvement d’origine étrangère et dont les principes fondamentaux ont été imparfaitement et imprécisément institutionnalisés pendant la période où l’évolution extraordinaire et déconcertante du monde moderne était imprévisible ? »

Autrement dit, c’est la question de l’orthodoxie « scoute » qui était posée. Elle l’était, par exemple, pour les E.E.D.F. en ce qui concerne la coéducation. Ce problème aurait dû aussi provoquer des critiques à la puissante association des Bharat Scouts and Guides de l’Inde. Mais celle-ci semblait à l’abri en tant qu’héritière du pur scoutisme britannique. Voilà une option pédagogique, la coéducation, prise très précocement par les E.D.F., qui ne fait plus problème aujourd’hui.

Autre question d’orthodoxie, celle de l’apolitisme. Ce principe fondamental aurait été respecté dans les pays développés, toute hypocrisie mise à part, mais en tout cas pas dans les pays « sous-développés » , selon la terminologie de l’époque. Selon Lazlo Nagy, « dans les pays où le scoutisme est un mouvement de loisir, ou en a les caractéristiques essentielles, l’apolitisme serait réalisable et le plus souvent réalisé. En revanche, dans les pays du Tiers Monde où la création des États a souvent précédé la naissance d’une nation dotée d’une forte conscience nationale, un scoutisme apolitique n’est généralement ni souhaité, ni considéré comme possible, sauf si l’on se contente de son expansion limitée dans les milieux précis et restreints, en se gardant de toute prétention à atteindre la masse. » Il ajoutait, prenant parti dans ce vif débat non encore tranché à l’époque : « le scoutisme, même détaché de la politique quotidienne, doit s’insérer pleinement dans le monde où il vit, dans l’actualité même, dans la réalité socio-historique complète, prenant racine dans les particularités nationales. » Ainsi, des options prises par les E.E.D.F. résonnent-elles avec ces débats internationaux. Ils s’engagent de la sorte avec détermination dans l’aide aux associations africaines. Cela concerne la formation des cadres et des coopérations sous la forme des caravanes. C’est la création du CAMEL.

Anticipant largement sur les déclarations d’indépendance des pays africains, les E.D.F. avaient créé, après la guerre, les Éclaireurs Africains (E.D.A.). Ils avaient aussi très tôt soutenu la création des Scouts Musulmans Algériens. Le plan d’action du secteur Outre-Mer des E.D.F. de 1960-61 se fixait comme objectif la transformation des E.D.A. en une fédération beaucoup plus souple. Le Collège Africain et Malgache des Éclaireurs Laïques (CAMEL) a été créé en décembre 1962 à Cotonou par 14 associations dont les E.D.F.. Il se fixa comme objectif la formation des cadres et pour cela mit en place un centre à Mbalmyo, à une cinquantaine de kilomètres de Yaoundé au Cameroun (Centre Africain de Formation C.A.F.). À sa deuxième session de formation en 1963, participaient 9 associations. Le CAMEL avait comme préoccupation principale la pratique d’activités utiles au développement. Son existence entraîna quelques problèmes de coordination avec la formation traditionnelle de Gilwell, décernant le double tison, sous l’égide du Bureau Régional du Scoutisme Africain mis en place à Lagos en 1965. Une fois encore, se révélait une certaine incompatibilité entre le principe de la reconnaissance d’une seule association par pays et une organisation séparée de Mouvements laïques coexistant avec des associations confessionnelles.

En ce qui me concerne, nous conservons, mon épouse et moi-même, le souvenir du camp-école de Sokodé au Togo en 1968, une expérience des plus enrichissantes. Il fut marqué par une intervention dans un village où une enquête des stagiaires avait pu détecter le besoin de cimenter le sol de l’école, celui de construire un apatam pour le marché et aussi le problème des mariages forcés. Nous avons donc réalisé ces deux travaux, après que le chef du village m’eut assuré que le faiseur de pluie interviendrait pour éviter les précipitations. Après un match de foot mémorable, au cours du feu de camp, les stagiaires improvisèrent une pièce désopilante sur un mariage forcé avec participation de la population hilare. De plus, l’ambiance de Mai 68 eut aussi quelqu’effet avec des assauts d’éloquence sur la pratique de la démocratie, y compris dans le train de retour à Lomé, non sans interventions des autres passagers.

Le CAMEL se préoccupait également de l’organisation de caravanes. C’étaient des groupes de jeunes français qui, en liaison étroite avec un groupe africain ou malgache, réalisaient des chantiers. Les caravanes étaient suivies par l’Équipe des Relations avec l’Outre-Mer (EROM) qui donnait des instructions détaillées pour leur bonne organisation et un déroulement correct. Pour donner un exemple, en 1967, sept caravanes furent organisées avec 36 filles et 31 garçons au Sénégal, au Mali, en Côte d’Ivoire, au Dahomey, en Algérie et au Liban. C’est aujourd’hui la Coopération Francophone des Associations de Scoutisme Laïque, la COFRASL, qui a pris le relais en 1984, à la fois de l’embryon informel de concertation des associations laïques, de l’EURAID et du CAMEL des années soixante.

Les E.E.D.F. étaient des précurseurs et le débat est enfin tranché puisque la Conférence Mondiale de 1988 à Melbourne déclare : « En tant que mouvement d’éducation, le scoutisme doit préparer le jeune à prendre sa place et apporter sa contribution à la société dans laquelle il vit. » Et plus précisément, le plan « vers une stratégie pour le scoutisme » adopté à cette Conférence Mondiale définit ainsi le scoutisme :

  • 1- Un mouvement d’éducation utilisant des méthodes récréatives pour atteindre son but – et non pas simplement un mouvement de loisirs comme on a trop souvent tendance à le percevoir.
  • 2- Un mouvement destiné à préparer la personne à apporter une contribution positive à la société et par conséquent proche des réalités sociales – et non pas coupé des réalités.
  • 3- Un mouvement pour les jeunes de tous âges, particulièrement adapté aux adolescents, – et non pas un mouvement essentiellement destiné aux enfants. »

Une telle définition, en parfaite adéquation avec les principes des E.E.D.F. dans les années soixante, auraient suscité à cette époque, bien des réactions négatives…

Conclusion

Alors que les E.D.F. puis les E.E.D.F. affrontaient des attaques vives au sein du scoutisme mondial dans les années cinquante et soixante, ils se développaient de façon tranquille. Je me suis étendu sur ce que furent nos préoccupations d’état-major à cette époque. Je ne pense pas qu’elles aient retenti fortement sur la pratique du scoutisme par les jeunes du Mouvement.

On sait qu’après Mai 68, si, au contraire, les relations internationales étaient plus apaisées, une crise grave a secoué le Mouvement. Le souci d’une pédagogie active, inhérent au scoutisme, profondément enraciné chez les E.E.D.F., a ramené calme et sagesse. Il leur a fait jouer, au long de leur histoire, un rôle de pionniers, qui a bien souvent focalisé les critiques des orthodoxes grincheux : coéducation, décolonisation, engagement au service du développement. Mais le Scoutisme Mondial a, semble-t-il, adopté, dans l’ensemble, les vues et pratiques qui sont celles des E.E.D.F..