Il refusait de se croire irremplaçable …
Après avoir connu la famille Estève à Tunis, Eve-Laure Michelon, armée d’un CAPES d’histoire et géographie, a été appelée par Jean à participer à cette grande expérience du C.E.C. d’Yerres. Elle nous décrit ses réactions et en tire les conclusions.
J’ai connu la famille Estève lorsque j’étais enfant, à Tunis. Monsieur Estève était collègue de mon père, enseignant au Collège Sadiki. À partir de la classe de 6ème, Marie-Hélène devint ma meilleure camarade de classe. Nos pères se relayaient tous les jours pour les trajets jusqu’au Lycée de jeunes Filles que nous fréquentions. Puis il y eut quelques années de séparation jusqu’à ce que nous rentrions tous à Paris en 1961, lorsque Jean Estève devint Commissaire Général des E.D.F.. Pendant les vacances, nous allions fréquemment à Blieux … et je me souviens de longues discussions avec lui, en y mettant tout mon enthousiasme d’étudiante, tandis que Madame Estève faisait mon portrait au fusain, qu’elle intitula «virgo politicans » …
Très investie dans le militantisme étudiant, je préparais en même temps ma licence, puis mon CAPES d’histoire et géographie. Lorsque fut construit le C.E.C. d’Yerres, je sortais juste de ce CAPES et Jean Estève me fit la surprise de me proposer de venir à Yerres. Le collège intégré au C.E.C. bénéficiait de fait d’un statut expérimental qui permettait au Directeur Général du Centre de sélectionner des enseignants motivés, volontaires pour participer à cette expérience unique en France à l’époque.
En septembre 1969, je commençais donc ma « carrière » au collège Guillaume Budé … et j’y suis restée 24 ans ! De ces vingt-quatre années, les premières furent les plus extraordinaires, et toute ma vie professionnelle en a été marquée jusqu’à aujourd’hui : j’anime encore une association qui se veut le porteur des idées d’intégration éducative et culturelle, d’éducation pour tous, de mise en commun de ressources pour le développement éducatif local … Jean Estève a toujours suivi les actions de notre Association, l’ANPEI (association nationale pour les espaces d’intégration) et nous en parlions encore lors de ma dernière visite à Blieux à la Toussaint 98, quelques mois avant que ne l’atteigne ce mal soudain qui l’a emporté. Il a toujours su combien les premières années à Yerres m’ont marquée, et combien je dois le remercier de m’avoir permis de vivre cette expérience « empirique, démocratique et globale » comme il la définissait lui-même, comme il la voulait aussi.
Empirique parce que nous n’étions affiliés à aucun mouvement pédagogique existant, et que nous adaptions sans cesse nos pratiques à l’analyse des situations vécues. Empirique aussi vis-à-vis de la hiérarchie de l’Éducation Nationale qui n’intervenait pratiquement pas : le collège et le C.E.C. dépendaient directement du Ministère, et de l’intérêt qu’y portaient certains inspecteurs généraux et chefs de service « haut placés » tels que Pierre Renard ou Jean-Baptiste Grosborne…
En septembre 69, j’étais alors, comme la plupart des débutants, sans aucune formation pédagogique … ce qui m’aida vraisemblablement à m’insérer dans une expérience « empirique » … On ne pouvait pas considérer l’année de stage en C.P.R. comme une formation valable, mais il y eut aussi Mai 68, qui m’a amenée, comme beaucoup, à m’interroger sur la « pédagogie de l’entonnoir », le gavage des oies, etc…
Jean Estève savait tout cela, et il m’a fait confiance, sans doute parce que je n’étais pas déjà « coulée dans le moule » de l’enseignement : j’étais prête à m’ouvrir à l’innovation. Mais j’ai tout de même été déstabilisée, surprise, lorsque, à ma première visite à Yerres, Jean Estève me proposa d’enseigner, non seulement l’histoire et la géographie, mais aussi le français – et je ne l’ai pas accepté …
Je ne m’en sentais pas capable ; déjà, enseigner à des grands gaillards de 3ème m’effrayait un peu pour ma première année, alors, faire le saut dans l’inconnu du français …. !
Et, quelques années plus tard, c’est moi-même qui en fis la demande … Le principal du Collège me donna la possibilité pendant quatre ans de pratiquer cette polyvalence en associant ces trois matières.
En septembre 69, je commençais à enseigner et à découvrir ce que pouvait être cette expérience pédagogique à créer dans le cadre architectural du centre intégré. Jean Estève en était le directeur général, le proviseur ; il y avait bien un principal au collège, mais, effrayé sans doute de tout ce mouvement dans lequel il était emporté, il s’en remettait totalement au directeur général pour tout ce qui relevait de l’innovation.
Nous étions arrivés nombreux, à cette rentrée, vingt-deux volontaires sur qui Jean Es-tève comptait pour inventer l’avenir ; c’est en cela que l’expérience était démocratique, et il espérait aussi que nous entraînerions dans ce mouvement l’ensemble du noyau préexistant des enseignants du petit collège d’enseignement général qui avait été transporté dans les nouveaux locaux du C.E.C.. C’est en ce sens que l’expérience devait être aussi globale.
Jean Estève me confia deux missions :
– travailler non seulement au collège mais aussi à l’animation d’activités socio-éducatives ou culturelles, pour jeunes ou pour adultes, en liaison avec les animateurs professionnels ou bénévoles des six autres établissements qui formaient le C.E.C. : de ce contact nous ne pouvions que nous enrichir et apprendre à transmettre autrement ;
– donner au collège une orientation novatrice pour que les enfants puissent bénéficier pleinement des ressources culturelles mises à leur disposition dans les locaux du C.E.C.
Et ce fut une année de découverte et de création : découverte de l’action culturelle, de l’animation, domaines nouveaux pour la plupart des enseignants ; création de l’expérience pédagogique propre au collège, qui, démarrée modestement sur le seul niveau des classes de 6ème, s’étendit par la suite à l’ensemble du collège et dura jusqu’en 81… Ce fut l’arrivée de la Gauche au pouvoir qui y mit un terme. Paradoxe, croirez-vous ? Même pas, mais c’est une autre question !
A chacune de nos réunions, Jean Estève présidait et orientait, guidait, disait ce qui était possible et ce qui ne l’était pas … ce qui ne satisfaisait évidemment pas tout le monde … Je me souviens de certaines polémiques vigoureuses, en particulier sur des propositions par trop utopistes, mais aussi à propos de contestations par trop politiciennes ou classiquement syndicales… Il se voulait, à la fois, le guide et le protecteur, et, de fait, ce collège était à la fois fragile et hyperprotégé, de même que le centre culturel. De nombreux visiteurs venaient, des articles paraissaient dans diverses revues, l’information était le domaine réservé de la Direction Générale.
Puis les aléas politiques firent que les « pères fondateurs », ceux qui avaient permis l’implication des trois ministères concernés – Éducation, Jeunesse & Sports, Culture – furent plus ou moins mis sur la touche. Les budgets n’étaient jamais garantis, les subventions promises arrivaient avec des mois de retard. Chaque Conseil d’Administration du Centre était agité d’inquiétudes permanentes. Dans l’hiver 71-72, la crise fut si grave que le directeur général lui-même prit le risque d’alerter les personnels et les usagers, de leur demander de se mobiliser … et la crise fut surmontée. Et pourtant ce n’était pas dans le tempérament de Jean Estève de « créer des vagues », au contraire !
Je me souviens d’une anecdote qui le montre précisément : j’étais, avec quelques collègues, responsable d’un syndicat enseignant et nous avions cru bon d’alerter notre hiérarchie directe, l’inspection académique, sur les difficultés du collège – il y a toujours des difficultés lorsqu’on veut développer une innovation pédagogique systématique. Nous eûmes donc un entretien à l’inspection académique san que Monsieur Estève le sache – et, quelques jours plus tard, je reçus dans mon casier un très court billet d’humour et d’humeur : « Sachez qu’un paravent, même replié, ne peut pas servir de paillasson » ! !
Je crois que, pour Jean Estève, le C.E.C. fut à la fois passionnant et épuisant : passionnant parce qu’on pouvait s’inspirer librement et pratiquer les méthodes actives et beaucoup d’autres conceptions de l’éducation nouvelle sans étroitesse ; épuisant en raison de cette lutte permanente qu’il fallait mener pour la survie du Centre. Il me dit, à un moment où la situation était difficile : « je ne suis pas de ceux qui jettent le manche après la cognée » … et pourtant ce n’était qu’un an avant son départ.
Avec sa modestie foncière, il refusait de se croire irremplaçable – or il l’était, et il est parti trop tôt d’Yerres. Après cela, le C.E.C. a obtenu un statut, un financement garanti par une convention liant les trois ministères et les trois villes du syndicat intercommunal. Mais, malgré ces points positifs, après le départ de Monsieur Estève, jamais personne du C.E.C. ne s’est autant investi, autant intéressé à l’action pédagogique et à la participation actives des enfants aux projets culturels. Lui nous avait fait découvrit les méthodes actives ; Madame Estève, ancienne de l’école Decroly, y contribuait aussi ; il nous avait fait comprendre qu’on avance, qu’on se forme tout au long de notre pratique et qu’on peut se dépasser sans cesse.
L’animation pédagogique, dans le cadre des ateliers que nous avions mis en place pour les élèves, était une création permanente. Moi qui étais arrivée là avec, pour seul bagage, mon CAPES d’histoire et géographie, je me suis mise à faire des stages de photo pour monter un atelier photo pour le collège, j’ai appris de Madame Estève la technique des marionnettes pour travailler avec les élèves, je me suis initiée à l’audiovisuel, ce qui m’a permis de réaliser divers montages avec mes classes, etc… Dans tout cela, je me lançais avec confiance, parce qu’on m’avait fait confiance au début, et parce que les personnes, les ressources étaient là. Le C.E.C. était ainsi un lieu de formation mutuelle.
J’ai vécu à Yerres, dans les premiers temps, les années les plus passionnantes qu’un enseignant puisse jamais connaître.