Il fallait un homme
pour incarner l’une de ces utopies dont est fait l’avenir…
Adjoint au maire de Yerres de 1959 à 1976, membre du comité de coordination du C.E.C. puis vice-président de l’association de gestion, ancien maire d’Héry (Yonne), membre du conseil d’administration du Collège Albert Camus à Auxerre, chevalier de la Légion d’Honneur, Guy Baumont a été l’un des acteurs éminents du C.E.C. et nous donne sa perception de cette « expérience ».
Le Centre Éducatif et Culturel de Yerres, créé en 1968, tel que les promoteurs en définissaient l’esprit sous l’inspiration d’André Malraux, s’inscrivait, dans la cosmogonie de l’Éducation Nationale de l’époque, comme une planète étrange, dont on ne voyait pas, bien sûr, sur quelle orbite elle pouvait tracer sa route. L’école ouverte sur la vie n’était pas encore (mais l’est-elle aujourd’hui ?) entrée dans les mœurs.
Jean Estève, dans un document daté du 3 février 1968, remarquable par sa concision et sa clarté, s’efforçait de discerner les changements, d’ordre pédagogique et social, qu’on pouvait attendre d’un établissement scolaire qui ne serait plus un établissement clos, microcosme autonome par là même étroitement soumis aux traditions qui restent invincibles de l’intérieur. Au plan social, il s’était bien gardé de promettre la réussite d’une expérience dont il mesurait par avance toute la difficulté. Son ambition était modeste, mais réaliste : à l’époque de la croissance urbaine et de la mobilité des techniques et des emplois, il souhaitait au C.E.C. de Yerres de mener à bien avec les moyens de notre époque une action, non seulement scolaire mais éducative, semblable à celle des instituteurs ruraux à la fin du siècle dernier.
Pendant les cinq premières années de sa direction, Jean Estève, entouré de collaborateurs brillants, notamment pour l’animation culturelle, en dépit de ressources financières chichement mesurées, handicap qu’il compensait grâce à une organisation parfaitement maîtrisée et grâce à son travail acharné, a pu mettre en chantier les premiers essais d’école ouverte sur la vie, de formation permanente et de culture accessible à tous. Son mérite est d’autant plus grand que, sociologiquement, le terrain d’expérimentation n’était pas des plus favorables : Yerres, banlieue éloignée de la capitale, au 19ème siècle villégiature d’industriels et de commerçants parisiens fortunés qui y possédaient de vastes propriétés, était encore, à l’époque, un gros village d’à peine 20000 habitants, écartelé du nord au sud sur 7 kilomètres de long entre deux routes nationales. Au fur et à mesure des migrations successives, liées principalement au développement du chemin de fer après la première guerre mondiale, à celui de l’aéroport d’Orly et à l’exode rural après la seconde, la population autochtone de maraîchers, de fleuristes et d’artisans, avait été rapidement submergée par les cheminots puis, dans les années 60, par l’arrivée d’importants groupes venus surtout de Bretagne et du Sud-Ouest. Point ou peu de traditions culturelles (à l’exception des Bretons) dans cette population diversifiée, composée pour l’essentiel d’ouvriers et d’employés, parmi laquelle on dénombrait 27 nationalités différentes.
Et pourtant, durant cinq années, de 1969 à 1974, le C.E.C. de Yerres aurait pu prétendre au titre de « bouillon de culture »… Sous l’impulsion de Jean Estève, il était devenu un champ d’expérimentation incomparable, le lieu d’activités multiples, permanentes ou occasionnelles, des plus populaires et accessibles aux plus recherchées pour leur originalité. La bibliothèque et le « studio 209 » accueillaient des rencontres animées et sympathiques où s’amorçaient les échanges entre adolescents, adultes, enseignants et des personnalités invitées, souvent prestigieuses, préfiguration de la formation permanente que le C.E.C. avait vocation de promouvoir. Le souci constant d’Estève et de ses collaborateurs fut de respecter le public en ne lui offrant que des événements de qualité mais à sa portée, afin de l’intéresser durablement aux activités du Centre. Sous sa direction, à la fois habile et ferme, cette politique commençait à porter ses fruits. Un public fidèle, chaque année plus nombreux, recruté dans une large proportion dans les localités voisines, confortait la vocation intercommunale du Centre, dont la zone de chalandise couvre environ 100000 habitants.
Au terme de la période de démarrage, sans doute un peu plus longue que prévu par l’État et la commune d’implantation, principaux financiers de l’opération, les conditions se trouvaient donc réunies d’un autofinancement progressif du C.E.C. par ses recettes propres et, corrélativement, de la diminution de l’aide publique. Malheureusement, en dépit des efforts désespérés de Jean Estève et des promoteurs du Centre pour faire en sorte que ces conditions, inscrites dans le cahier des charges initial, puissent être appliquées, l’expérience si brillamment commencée s’est trouvée de plus en plus compromise par les difficultés croissantes de financement, dues en grande partie à la réduction prématurée des concours financiers publics. Les pesanteurs sociologiques, qu’elles proviennent des élus locaux ou de l’enseignement traditionnel, avaient alors beau jeu de la tirer vers le bas, au point de dénaturer sa signification pédagogique et sociale si clairement définie par Jean Estève.
Trente ans ont passé depuis l’entrée en activité du C.E.C. de Yerres. Aujourd’hui, la recherche d’un modèle de formation qui convienne à l’adolescence, cette période cruciale du développement humain, et qui puisse concilier le besoin d’acquisition et d’actualisation des connaissances et l’apprentissage de la vie en société, se poursuit dans un consensus mou sur la doctrine et sans ligne directrice et volonté d’aboutir sur les moyens à mettre en œuvre. La leçon que les acteurs ou témoins de cette expérience exemplaire peuvent tirer aujourd’hui de ses réussites et de ses échecs ramène à la personnalité, au caractère, à la pugnacité des hommes chargés de projets qui heurtent les habitudes et les droits acquis, portent atteinte à l’omnipotence des responsables locaux et dépassent, quant aux résultats attendus, l’horizon de la prochaine échéance électorale.
En se référant au modèle de l’instituteur public du début de ce siècle, Jean Estève a voulu marquer l’importance du rôle des animateurs dans la conduite de projets de longue haleine. Il ne croyait pas si bien dire et justifier par avance la reconnaissance due à celui qui a démontré la force d’une idée soutenue par une formidable volonté et par sa passion de la jeunesse, qui fut celle de toute sa vie.
Il fallait un homme pour incarner l’une de ces utopies dont est fait l’avenir. L’utopie de l’école ouverte des années 60 est devenu, en cette fin de siècle, un urgent besoin, car l’école est encore, ou devrait être, dans une société éclatée et cosmopolite, le rare creuset du lien social. Mais où sont-ils les dirigeants, enseignants, parents, et tous ceux qui ont vocation à transformer ce besoin en réalité ?