Un (seul) texte dans la tonalité de la défaite…
Ce texte, transmis par Jean-Marc Monard pour l’ouvrage « Une jeunesse engagéé », faisait l’objet d’une circulaire tirée sur un duplicateur à stencil dont le papier a jauni et l’impression est de très mauvaise qualité. Nous avons choisi d’en reproduire l’en-tête, mais aussi de le recopier dans sa totalité. Nous n’avons pas retrouvé d’autres documents dans la même « tonalité ». Il est certainement à comparer avec ceux de Pierre Déjean, émis également de Paris.
Frères Éclaireurs,
Nous sommes vaincus.
La chasse au bouc émissaire, les vaines récriminations et les regrets stériles vont commencer. Et pourtant, nous avons une tâche plus urgente et plus belle à entreprendre : rassembler toutes nos énergies pour sauver tout ce qu’il sera possible de notre pays et de notre idéal.
Pour cela, il nous faut tout d’abord que chaque Français fasse son examen de conscience impitoyable et reconnaisse ses erreurs personnelles afin de n’y pas retomber. Punir les incapables ou les traîtres, s’il y en a, ce peut être un jour une justice nécessaire, mais ce n’est pas l’essentiel. Tous nous sommes coupables ; tous, nous portons une part de responsabilité de notre défaite ; ne pas le reconnaître et n’accuser qu’autrui serait la plus grande des faiblesses morales, ce serait avoir un cœur d’esclave.
Pourquoi sommes-nous vaincus ? d’abord parce que nous sommes un peuple de moins de 39 millions d’habitants, et que nous ne pouvons avoir que l’armée et les armements de notre population. Et cela c’est notre faute, le nombre de Français diminue d’années en années, et comme toujours en pareil cas, la proportion des jeunes s’abaisse plus vite que le chiffre total. Nous avons commencé la guerre avec 18 divisions de moins qu’en 1914. Rien qu’en 1938 nous avons perdus 100 000 Français, soit 50 000 hommes, plus de l’effectif de 2 divisions. Le jour prochain où il n’y aura plus que deux enfants par famille, nous perdrons 150 000 âmes par an, notre dénatalité nous réduira à moins de 30 millions dans un demi siècle, si ne se produit pas un redressement brutal.
En 1870, France et Allemagne avaient à peu près la même population, et nous sommes pourtant moins de 39 millions, tandis qu’il y a en face de nous plus de 70 millions d’Allemands dans les limites de 1918. Si chacun avait fait son devoir depuis 70 ans, nous serions plus de 60 millions. Il n’y aurait pas eu de guerre en 1914 ; il n’y aurait pas eu de guerre en 1939 et nous vivrions heureux et paisibles. Or la France Continentale peut nourrir 60 millions d’habitants, et notre Afrique du Nord au moins autant. Il n’y a donc pas d’excuse. Depuis un peu plus d’un demi siècle, la France se suicide lentement et les premiers responsables de notre défaite ce sont tous ceux qui pouvaient physiquement avoir des enfants sains, et n’ont pas voulu en avoir, ou n’en ont eu qu’un nombre insuffisant, c’est à dire au moins trois.
Et voilà notre première faute. La seconde, ayons le courage de le reconnaître, c’est que le Français moyen a laissé s’affaiblir en lui l’amour vrai et profond de la France. Nous avons marchandé notre dévouement au pays, en regardant notre voisin du coin de l’œil, pour ne pas être sûr de n’en pas faire plus que lui. Nous avons remplacé le service du pays par de vaines discussions sur le nationalisme, l’internationalisme, le pacifisme, le militarisme etc… Chacun a perdu son temps à se servir de l’idée de Patrie comme une arme contre ses adversaires au lieu de faire l’effort d’agir, pendant que sous nos yeux aveugles, se préparait la dure réalité. Et pourtant s’il doit exister un sentiment désintéressé, c’est bien celui-là. Nous sommes intimement convaincus, nous Éclaireurs, que l’idéal moral condensé dans notre loi est en dehors des divergences politiques et confessionnelles. Pourquoi, hélas, les Français n’ont-ils pas été, de même, convaincus que l’amour du pays devrait dominer de bien haut toutes leurs querelles intérieures, et demeurer un lien, le plus fort de tous, et non un motif de désaccord ?
Nous avons aussi perdu le sens de la discipline, de la discipline intérieure qui n’est autre que la maîtrise de soi, de la discipline extérieure, condition du progrès dans la cité. Sans discipline, il n’y a pas de liberté, car la liberté de chacun d’entre nous est limitée par celle d’autrui. Nous parlons volontiers de discipline librement consentie : il n’en est pas d’autre, en effet, qui soit digne d’un homme. Mais nous oublions trop qu’elle consiste d’abord à être capables, et dignes, de participer à la décision commune, ensuite à nous incliner devant cette décision, même lorsqu’elle n’est pas ce que nous aurions voulu qu’elle fut. L’opposition bougonne, l’hostilité sournoise ne mènent qu’à l’anarchie et à l’impuissance.
Une autre faute encore, c’est que nous manquons de ténacité et sommes peu capables d’un effort continu. Rien ne remplace le travail soutenu, patient et méthodique. Nous nous donnons à nous-mêmes une bonne excuse en disant : « On se débrouillera le moment venu ». Non, on ne se débrouille pas : on ne réalise pas en dix mois le travail de dix ans. Nous espérons que le hasard jouera en notre faveur, et s’il se retourne contre nous, nous crions à l’injustice et à la trahison, au lieu d’accuser notre incurie. Nous avons tort, car on n’ose pas trahir les forts, et les hasards malheureux n’empêchent pas leur succès final. Au lieu de nous vanter de notre faculté d’improvisation, qui n’est que le masque trompeur de la paresse et de la légèreté d’esprit, reconnaissons notre défaut si nous voulons en guérir.
Accusons aussi notre ignorance. Je ne fais pas seulement allusion à ce fait que la France est un pays d’Europe qui compte le plus d’illettrés . Je pense à notre méconnaissance complète de notions qui intéressent au premier chef la vie et le sort de la patrie. Y a-t-il un Français sur cent qui sache quelle est la population de la France, celle de l’Allemagne, de l’Italie ? Y en a-t-il un sur cent qui connaisse le régime politique de l’Angleterre ou de l’Italie – ou même de la France ? Y en a-t-il un sur dix mille qui ait une vague idée des matières premières qui nous manquent et des pays où nous les achetons : pétrole, charbon, coton, laine, cuivre, etc.. ? Vous croyez que j’exagère ? J’ai entendu, il y a un an, raconter devant moi que la Norvège était une province allemande. Cette ignorance crée en nous un sentiment de sécurité trompeuse, redoutable par ses conséquences. Quelles raisons y a-t-il de travailler activement à se protéger d’un danger si l’on ne se rend pas compte de l’existence même de ce danger ? Il est totalement plus simple de se bercer d’illusions faciles – jusqu’à l’heure du réveil !
Cette ignorance nous met aussi entre les mains de tout beau parleur, même ignare, qui sait flatter notre vanité et nos instincts les moins nobles. Elle nous livre sans défense à l’esprit faux, qui ose effrontément se baptiser « intellectuel » parce qu’il n’a appris que dans les livres ou les manuels, sans se mêler jamais à la réalité, qui refait le monde de son bureau en entassant absurdités sur chimères, et qui, au jour du désastre, ne sait plus que gémir sur les malheurs de la Patrie dont il a été inconsciemment le premier artisan.
Accusons encore la vague de paresse et d’égoïsme, la disparition progressive de tout idéal élevé, qui depuis trente ans ont ruiné notre pays. Ce fléau, nous le connaissons bien, nous les scouts, puisque c’est contre lui que nous luttons sans trêve. Le Français sait se faire tuer bravement à l’occasion, mais, en dehors des jours de péril commun, il est l’esclave de ses manies, de son amour, de ses aises et de ses penchants égoïstes. Il lui est plus facile de se faire tuer que d’y renoncer. Nous avons perdu le sens de la vie rude et virile. On va au cinéma, on achète un poste de T.S.F., et, si on peut, une voiturette. Après quoi, il n’y a plus d’argent pour élever les enfants. Il est délicieux de passer deux jours de suite à ne rien faire, après quoi on s’aperçoit, trop tard, que le pays est désarmé Depuis trente ans, nous assistons à la mêlée la plus féroce des égoïsmes, égoïsmes individuels, égoïsme collectif encore plus redoutable, parce qu’il offre les apparences du désintéressement. Après quoi la France s’effondre parce que l’on a cessé de penser à elle.
Faut-il parler aussi de l’abaissement moral, dont un indice lamentable est la régression de l’honnêteté sous sa forme la plus simple, celle qui consiste à ne pas voler le bien du voisin ? Chaque semaine, je vais en Province pour mon travail. Dans un gros bourg où je me rends, et que l’évacuation de fin juin avait vidé des deux tiers de sa population, 35 personnes sont poursuivies pour pillage des maisons évacuées. Presque chaque jour, le journal local donne une liste de pillards arrêtés dans les villages voisins, 15 ici, 20 là, 12 ailleurs. En le lisant, je sens le rouge de la honte me monter au front pour mon pays.
Voilà donc nos erreurs et nos fautes. Maintenant, il nous faut payer à un prix que fixeront les traités et qui sera cher, matériellement et moralement. Vainqueurs, nous aurions dû travailler des années sans répit pour réparer nos ruines. Vaincus, nous aurons aussi à réparer celles de l’Allemagne, et à subvenir à ses besoins.
Ne vous imaginez donc pas que la vie va reprendre comme en 1938, après une interruption de un an. Gémissements et récriminations ne serviront à rien. Regardons en face la vérité et mettons nous au travail. Mais réformons-nous nous mêmes d’abord, et prenons, au plus profond de notre volonté, la ferme résolution de ne pas renouveler les causes de notre désastre. .Et cette résolution, ne la remettons pas à demain, prenons-la aujourd’hui même.
Tout d’abord, ayons des enfants, trois au moins par famille, il nous en coûtera la perte de nos aises, des soucis, du travail, de la gêne quotidienne, mais pour que la France vive, il faut d’abord qu’il y ait des Français. C’est notre premier devoir, c’est la condition primordiale de notre redressement. Si nous ne la remplissons pas, inutile d’aller plus loin, restons enlisés dans la veulerie hargneuse et flasque jusqu’au jour ou la France disparaîtra. Et puis lorsque viendront les années, vous vous apercevrez que vous êtes bien payés de vos peines, et que la plus grande joie de l’existence c’est encore d’élever des enfants à son image pour en faire des hommes. Donc, près de nos garçons, parlons toujours avec respect des familles nombreuses : c’est une idée qui se fixera dans leur inconscient et les poussera plus tard à les imiter. Avec les plus grands, signalons le péril économique et le danger de mort, pour le pays, qui suivent la dépopulation.
Donnons une plus large part au service du pays, dans notre esprit, dans nos palabres, dans nos conversations. Rappelons-nous que nous avons fait serment de le remplir au moment de notre promesse, qu’il ne consiste pas en discussions, mais en sacrifices quotidiens de temps de travail, d’argent, et qu’il va, s’il le faut, jusqu’à celui de la vie. Faisons connaître la France à nos garçons, et, pour cela, connaissons-la nous-même. Faisons leur la concevoir comme une personne morale, aimée de ses enfants, comme il en est de notre Fédération, quelle que soit la forme de son gouvernement.
Apprenons à nos garçons ce qu’est la discipline. Il ne s’agit pas de leur imposer un certain caporalisme, bien éloigné de notre idéal, mais de leur donner le goût de l’ordre et de l’organisation, et de l’obéissance aux règles établies pour le bien de tous. Ils sont les premiers à se rendre compte qu’une sortie est bien plus intéressante quand elle se passe dans l’ordre, que chacun sait ce qu’il y a à faire et le fait joyeusement : la discipline c’est cela.
Sachons devenir méthodiques, préparons d’avance notre tâche ne nous livrons pas à l’improvisation, ne comptons pas sur le hasard heureux. Nos sorties nous donnent cent occasions d’apprendre à nos garçons de le faire aussi.
Travaillons personnellement, instruisons nous. Certificat d’études, baccalauréat, nous ont mis entre les mains un précieux outil, mais c’est tout. Utilisons-le pour compléter notre culture, en lisant autre chose que des romans. Comprenons la place de la France dans le monde, ses besoins matériels et moraux, les conditions de sa grandeur et de sa prospérité, d’où dépend, en fin du compte, notre bonheur à nous, développons la curiosité d’esprit de nos garçons.. Cela n’ira pas toujours tout seul. Mais il est relativement rare que l’on n’arrive pas, en y mettant le temps voulu, à découvrir chez chacun un sujet qui l’intéresse – je parle, bien entendu, des grands éclaireurs et des routiers.
Qu’importe que le sujet soit biscornu : c’est une brèche dans le mur de l’indifférence. Il faudra travailler, ensuite, à l’élargir pour y faire passer le plus de choses possibles.
Apprenons à juger par nous même, sur preuves solides, au lieu de nous en rapporter à notre journal habituel ou aux racontars du voisin de palier. Et faisons prendre la même habitude à nos garçons. Apprenons-leur d’abord à voir : le scoutisme nous offre trop de moyens de développer l’esprit d’observation pour qu’il soit utile d’insister. Et sur ces observations faites, les raisonner posément et avec calme, suivant leur âge et leurs aptitudes : ce sera un excellent apprentissage pour la vie.
Soyons aussi bien persuadé que, en dépit des prophéties du bonheur acheté au rabais, rien de durable ne s’acquiert sans un travail assidu. Débarrassons-nous du joug de la vie facile, qui s’accorde si bien avec la paresse et l’égoïsme naturels à l’homme. Reprenons le goût de la vie virile et rude, du travail intrépide pour le salut du pays, chacun où le sort l’a placé. Attachons-nous à endurcir progressivement nos garçons, à leur apprendre à se tirer d’affaire par eux-mêmes, à supporter gaiement la fatigue, le froid ou la chaleur, à ne jamais se laisser décourager par un insuccès. La France aura toujours besoin de toute leur énergie.
Frères Éclaireurs, il ne s’agit plus d’un désarroi momentané des consciences, mais d’un effondrement moral, plein de lourdes menaces. À un malade en danger, on ne se contente pas d’offrir des tisanes bien sucrées. Pour sauver l’âme de la France en péril, il ne suffit pas de discours lénitifs et édulcorés : il faut parler haut et clair, sans avoir des mots, il faut agir et agir sur les jeunes.
Que sera, dans l’avenir, l’organisation sociale, économique et politique de la France ? Ce n’est pas à nous de nous en occuper. Mais notre impérieux devoir est de créer l’atmosphère morale, hors de laquelle ne sera rien fait de durable ni de juste. Nous referons au pays une âme forte, et nous lui redonnerons un idéal. Cet idéal ce sera le nôtre car il est accessible à tous, sans distinction d’origine sociale ou de religion, car il est imprégné de ce qui fait la beauté de la vie et la valeur de l’homme : le sentiment de la fraternité devant le malheur commun, le respect de la personne humaine, le goût de l’énergie virile et de l’action, la proéminence des valeurs spirituelles, et aussi, l’amour de la France. Il est fait de hardiesse et d’espoir, d’ardeur et de jeunesse. En est-il un plus noble ?
La tâche sera rude et longue. Il est bien fini le temps de la douceur de vivre ! Frères, êtes vous prêts ? Alors partons la main dans la main, avec ardeur, avec enthousiasme, pour le salut de la France ! Bonne chance !
CHIL Août 1940