LE SCOUTISME, AU SERVICE DE LA SOCIÉTÉ,
A AUSSI SES PILIERS
VERS LES 20 MILLIONS DE MEMBRES EN 2000
Article de Christian Laporte et Martine Vandemeulebroucke
paru dans « Le Soir » le mercredi 19 février 1992
LE SCOUTISME AU SERVICE DE LA SOCIÉTÉ
La Fédération des scouts catholiques fête ces jours-ci ses quatre-vingts printemps. Un regard dans le « rétro » et sur le futur.
Dans les premières années du présent siècle, le général anglais Robert Stephenson Smyth Baden-Powell, héros de la guerre des Boers, était très préoccupé par un certain désœuvrement de la jeunesse. Devant le constat que les organisations et les églises ne remplissaient pas toujours leur mission comme il l’eût fallu, il décida d’empoigner le taureau par les cornes et conclut, après mûre réflexion, et avec ce petit brin de génie qui caractérise les plus grands hommes, que l’on pourrait favoriser l’éducation par l’action en y ajoutant une belle pincée d’aventure et une dose non négligeable d’autogestion.
Le scoutisme allait naître, couché sur papier dans « Scouting for Boys » en 1908 et complété par une brochure plus large encore à l’intention des candidats-formateurs. La Boy-Scout Association naissait un an plus tard… Rapidement, d’aucuns se montrèrent aussi très intéressés par cette autre manière d’encadrer la jeunesse, dans les collèges et dans les paroisses. Ainsi, par exemple, l’abbé Petit, vicaire au Béguinage à Bruxelles et directeur du patronage local. Trois troupes naissaient en mai 1912 et fin 1913, une… vingt-et-unième déjà marquait une spectaculaire progression du nouveau mouvement en Belgique. Un virus qui affecta Dinant comme Gand, Lessines comme Tongres. Si le temps de la Première Guerre mit quelque peu les activités en sourdine, elles n’en furent que mieux relancées au retour de la paix. D’autant plus que les Baden-Powell Belgian Scouts avaient renforcé leur formation en allant s’abreuver à la source, chez le père-fondateur.
LOUVETEAUX ET ROUTIERS
Ils en ramenèrent aussi des idées nouvelles pour ne pas négliger les classes d’âges pas strictement adolescentes : l’on vit naître coup sur coup le mouvement du louvetisme et les routiers. Ce fut aussi le temps des premières revues du scoutisme, d’abord bilingues puis séparées, en français et en néerlandais. Parmi les dessinateurs qui les illustrèrent, il y eut un certain Hergé qui illustra « Le Boy Scout belge » avant de faire ses dents avec Totor, chef de patrouille des Hannetons…
Cette apparente quiétude ne peut faire oublier que le scoutisme allait faire l’objet de débats passionnés au sein de la famille catholique. Fallait-il ou non l’intégrer dans la structure hiérarchique, sous la houlette de l’Eglise ? D’aucuns crièrent tellement « oui » et d’autres « non » avec la même ferveur qu’une scission intervint entre 1920 et 1927… Mais, après de fort ardues négociations avec l’Action catholique de la jeunesse belge, le scoutisme autonome finit par l’emporter. Arriva là-dessus l’inévitable « aggiornamento » aux réalités politiques nationales, même si l’on n’était qu’en 1929 ! Trois ans avant la reconnaissance de l’homogénéité du fait régional, l’Association royale des scouts devint la Fédération des scouts catholiques et le Vlaams Verbond der Katholieke Scouts… Une structure qui a traversé les décennies jusqu’à nous, accompagné, comme il se doit, pour une organisation moderne de réformes progressives et fondamentales aux intitulés aussi significatifs que « gestion et dynamisme », « participation et réflexion pédagogique » et « démocratie et formation »… Tout un programme.
OUVERTURE TOUS AZIMUTS
Qui dit « esprit scout » pensera, évidemment, foi et loyauté, altruisme et… toujours prêt. Et, généralement, on pense voir surgir l’uniforme un rien désuet et des grands garçons souriants (des filles aussi…) plus que préoccupés par leur BA quotidienne. Faut-il dire qu’il y a loin de la coupe aux lèvres et qu’à la FSC, comme dans les autres mouvements, ce côté un peu benêt a fait place à un scoutisme largement immergé dans les problèmes du temps ? Parfois considéré comme très bourgeoise, la Fédé s’est ouverte aux moins valides comme aux enfants défavorisés et, comme on le lira par ailleurs, aux jeunes immigrés. La FSC s’est aussi tournée vers le tiers-monde et ce bien au-delà de l’amitié traditionnelle (si l’on ose dire…) qui prévalait entre la Belgique et son (ex)-colonie avec des actions de coopération au Rwanda, à Haïti, au Tchad. Depuis la chute du communisme, les actions se multiplient aussi à l’est. N’oublions pas non plus que depuis peu des actions communes voient le jour avec d’autres fédérations, pluralistes : il y a eu, l’an dernier, l’accueil des enfants de Tchernobyl et un déplacement commun au jamboree en Corée…
Mais une des richesses du scoutisme est sa contribution permanente à l’évolution de la pédagogie. C’est ainsi qu’on a vu naître les Baladins, une option destinée plus particulièrement à l’accueil des 6-8 ans. Mais les responsables du scoutisme catholique durent aussi se pencher sur ce qui apparut comme une crise de l’animation qui alla de pair avec une désaffection certaine dans les rangs des plus de 14 ans. Toute une recherche-retour aux sources fut mise au point sous le vocable de la « pédagogie du projet ». Il fallut aussi trancher la question de la mixité des troupes et davantage encore celle de l’unisexisme féminin. Là encore, la coéducation a porté ses fruits mais sans qu’elle ne soit imposée de force.
Faire le bilan de 80 ans de scoutisme catholique n’est pas aisé, mais le discours peut s’effacer devant les réalisations et animations d’hier et aujourd’hui. Participer à des études écologiques sur l’état des nappes aquifères, aller prêter main-forte lors de catastrophes, à l’occasion de grandes opérations de solidarité ou aider des jeunes à se débrouiller, n’est-ce point déjà vivre en société ?
CHRISTIAN LAPORTE
Le scoutisme a aussi ses piliers
Été 1991. Deux cents enfants de la région de Tchernobyl sont accueillis en Belgique à l’initiative des fédérations scoutes catholiques mais aussi pluralistes et ce tant francophones que flamandes : une grande « première » qui fait tomber les murs… Quelques jours plus tard, des représentants des mêmes fédérations s’en vont, bras dessus, bras dessous au jamboree dans la montagne coréenne. Le début d’un rapprochement qui pourrait, à terme, déboucher sur une fusion pure et simple puisque de toute façon tout le monde se revendique des principes du père unique Lord Baden-Powell ? Il est, sans doute, prématuré de l’affirmer mais le fait que l’on puisse se retrouver sur la même longueur d’ondes est déjà un succès en soi…
C’est qu’en Belgique, les mouvements de jeunesse appartiennent, eux aussi, au monde des « piliers », des « zuilen », même s’il serait diantrement hasardeux de classer la FSC sous la houlette du parti de Gérard Deprez (Élan cœur de lion en scoutisme…) et la pluraliste fédération des éclaireurs et éclaireuses dans le peloton des autres partis politiques ou « mondes » idéologico-sociaux.
PAS DE CLIVAGE RÉEL DANS LES FAITS
Du reste, de bonnes familles d’extraction catholique envoient leur progéniture à la Fédération des éclaireuses et des éclaireurs alors que d’autres, fort peu sensibles au fait religieux, n’hésitent pas à l’envoyer chez les « cathos ». En fait, la Belgique est une merveilleuse terre de scoutisme où l’on peut encore aujourd’hui choisir son option « à la carte », au masculin comme au féminin, voire les deux en même temps. Ainsi, outre la FSC et sa « sœur flamande » (45.000 et 26.000 membres) et la FEE et son équivalent nordiste (5.600 et 5.000 membres), il faut mentionner le guidisme catholique plus puissant au nord qu’au sud (44.000 pour 24.000).
Et le patro, « de Chiro » voor de Vlamingen, ce mouvement plus attaché directement aux paroisses qui, après une sérieuse chute de fréquentation, il y a vingt ans, a tendance à remonter la pente alors que la vie paroissiale a plutôt tendance à s’affaiblir ou à privilégier d’autres formes de rencontre pour les jeunes qui versent tantôt dans l’œcuménisme, tantôt dans le « charismatisme ».
Toujours dans la famille catholique, l’on pourrait encore citer les 3.000 membres du Kristelijke arbeidersjeugd (Jeunesse ouvrière chrétienne), mais on s’éloigne là de la famille baden-powellienne au sens strict, même si les signes de distinction restent importants.
LES SACREMENTS AVANT LA PÉDAGOGIE DU PROJET
Et, enfin, les Scouts d’Europe, nés d’une scission avec la FSC, considérée à tort ou à raison comme trop « gauchiste » par des animateurs qui considèrent davantage les saints sacrements que les expériences pédagogiques comme essentiels pour les jeunes. On les avait annoncés en tenue d’apparat au sacre épiscopal d’André-Mutien Léonard, en avril 91 à la cathédrale Saint-Aubain à Namur, mais ils y renoncèrent, question peut-être de ne pas encore donner d’arguments aux vilains contestataires de l’Église.
Il n’en reste pas moins qu’ils apprécient ce Monseigneur et ses préceptes et nos confrères de « Dimanche-matin » ont rapporté que leur conseiller spirituel n’est autre que le chanoine Vander Perre, un proche de l’évêque et cheville ouvrière du Séminaire St-Paul de Louvain-la-Neuve…
À côté de ces scouts de toutes obédiences, il faut encore mentionner les Faucons rouges et leur équivalent néerlandophone des Rode valken qui compteraient encore vingt mille membres dans le pays.
Lord Baden-Powell y perdrait peut-être son anglais mais au royaume de Mowgli, il peut se reposer sur ses deux oreilles : dans l’ensemble, ses fils spirituels respectent encore bien ses principes. Même si, de plus en plus, on abandonne l’uniforme et des rites un tantinet vieillots pour un engagement réel dans la société…
C. L.
Vers les vingt millions de membres en l’an 2000 ?
Le scoutisme ? C’est le seul mouvement international qui n’ait jamais connu de baisse d’effectifs depuis sa création. Et ce n’est pas fini puisqu’il démarre désormais très fort dans les pays de l’est et dans l’ex-Union soviétique. On devrait atteindre l’échéance de l’an 2000 avec 5 millions de membres en plus et atteindre les 20 millions. En espérant, pourquoi pas, un jour faire une percée en Chine. Actuellement 131 pays sur 140 sont scouts…
Ce bilan optimiste est celui d’un « homme du sérail » qui gère parfaitement l’héritage de Lord Baden-Powell après être passé, lui-même, par toutes les étapes du scoutisme. Le Vaudois Jacques Moreillon, secrétaire-général de l’Organisation mondiale du mouvement scout et « gardien du feu sacré » était parmi ses amis de la FSC, fin de semaine dernière, lors des cérémonies officielles. Entre une réception au Palais royal et le dîner officiel, le « boss » du scoutisme international a expliqué que son mouvement n’avait rien de suranné, aujourd’hui.
LE GÉNIE DE BADEN-POWELL
Le scoutisme, explique Moreillon, c’est toujours l’éducation, le développement de la personnalité intégrale du futur adulte dans toutes ses dimensions, morales comme physiques, spirituelles comme psychologiques… Le plus remarquable est que les jeunes le considèrent d’abord comme un jeu alors que c’est tout un processus éducatif. C’est tout le génie de Baden-Powell !
Le secrétaire-général de l’OMMS insiste aussi tout particulièrement sur les devoirs des jeunes qui passent par le scoutisme : c’est d’abord un libre engagement pour un code de conduite qui implique un devoir envers Dieu, les autres mais aussi soi-même. La vie en groupe scout, c’est déjà la vie en société. Et la nature est à la fois un club (par la nature même de la patrouille), un laboratoire (de terrain) et un temple (puisqu’on est près du Créateur)… Jacques Moreillon met aussi l’accent sur la dimension spirituelle tout en reconnaissant qu’elle ne passe pas nécessairement par le Dieu des chrétiens ou un dieu tout court…
Dans toutes les formes de scoutisme, il y a une dimension spirituelle. Sur 8 scouts dans le monde, il y en a 4 en Asie, 2 en USA, 1 en Europe, 1 dans le reste du monde. On ne peut être scout et fondamentaliste mais pas non plus, à mes yeux, un athée engagé. Cette dimension est consubstantielle au scoutisme. Comme l’est toujours un certain ritualisme presque militaire ? Si vous parlez de l’uniforme, sachez qu’initialement, sa fonction était de ne pas distinguer le pauvre du riche. Il garde une certaine valeur. C’est une question de civilisation : en Indonésie, on l’aime, par exemple. Ce qui compte, somme toute, c’est ce qu’il y a en dessous de l’uniforme !
SEIZE ANS DE GUERRE N’ONT PAS TUÉ LE SCOUTISME LIBANAIS
Baden-Powell comme le fondateur de la Croix-rouge, Henry Dunant, ont créé des mouvements qui les ont dépassés. Il a créé le scoutisme pour renforcer l’Empire britannique, mais il a été dépassé. Après la guerre 14-18, il a compris qu’il avait créé un mouvement profondément pacifique. À preuve, les jamborees. Ou l’exemple de Beyrouth ou pas moins de 12 associations ont maintenu les contacts pendant les 16 ans de la guerre civile…
Restait à savoir ce que pense « Monsieur Scouts mondial » de l’essor de sa filiale belge. Le taux de pénétration dans votre pays est de 9 pour cent… ce qui n’est pas mal. Le scoutisme belge est à l’image de votre pays, pragmatique et morcelé. Avec ses différentes tendances mais sur le fond, entre catholiques et non-catholiques, flamands et wallons, il y l’esprit scout, un certain regard sur le monde…
C. L.
Des contes de Kabylie autour des feux de camp
Depuis 1988, la FSC s’est ouverte aux enfants d’origine immigrée. La première expérience s’était limitée à inviter ces enfants aux camps d’été pendant les vacances scolaires. Le succès a été immédiat et grandissant.
Ces « camps pour tous » ont été la première étape vers la constitution « d’unités sans frontières » dont certaines sont composées exclusivement de scouts de religion musulmane. Les camps organisés pendant les vacances ont en effet permis de nouer des contacts avec des associations locales, partenaires du projet. Des animateurs scouts ont été sensibilisés au problème de l’exclusion sociale vécue par les jeunes du quart monde et de l’immigration et ceux-ci ont appris à apprécier ce mouvement de jeunesse. Pour la FSC, l’intégration des jeunes immigrés et des jeunes défavorisés constitue un défi pour le scoutisme. La fédération s’est donc donné pour objectif de susciter l’émergence de groupes scouts dans les quartiers où ils vivent.
Une dizaine de ces unités existent pour le moment et leur localisation, explique la FSC, coïncide avec les zones d’animation prioritaire définies par le Fonds d’impulsion pour la politique de l’immigration.
NE PAS HEURTER LA SENSIBILITÉ MUSULMANE
Comment se passe l’intégration d’une autre religion au sein d’une Fédération catholique ? Bien, assure la FSC, qui explique que les animateurs disposent de différents outils d’information sur la religion islamique. Dernier en date : une brochure, « La FSC et l’enfant musulman », qui fait le point sur les fondements religieux de l’islam mais envisage aussi les problèmes concrets que peut poser la confrontation avec une culture différente dans la vie d’un camp. Les conseils donnés aux animateurs vont parfois très loin dans les détails qui pourraient heurter l’enfant musulman. Ainsi, on rappelle que dans les ateliers créatifs, il faut veiller à ne pas imposer de représentations d’animaux ou d’hommes, qu’en matière de discipline, l’isolement est ressenti comme une sanction grave. Ou plus fondamemtal : que des concepts comme le « mieux » ou « l’esprit de service » sont vécus différemment dans la culture musulmane.
La fédération semble consciente qu’il ne suffit pas « d’informer » des animateurs à la culture musulmane pour que l’intégration soit optimale et elle cherche activement à accueillir des animateurs issus de l’immigration, pour faciliter aussi le contact avec les parents. Dans ce contexte, une collaboration s’est nouée avec différents interlocuteurs musulmans, comme l’association de jeunes « Le Nouvel Espoir », implantée à Molenbeek. « Le Nouvel Espoir » se présente clairement comme un mouvement de « scoutisme musulman », qui donne aux jeunes « une éducation basée sur la culture islamique ». Nous essayons de rapprocher deux mondes, explique un animateur du « Nouvel Espoir », les contacts entre les enfants, la société et leurs parents sont difficiles. Les jeunes sont attirés par le scoutisme et nous essayons de les attirer par nos activités, mais c’est un travail énorme. Être intégré dans une fédération catholique ne nous gêne pas car il y a volonté de respecter la culture de chacun.
L’AUTONOMIE, PRÉMATURÉE
Le scoutisme musulman fait déjà l’objet d’une certaine concurrence puisque d’autres associations, dont « les Amis de l’islam » s’en font le porte-parole. Ce dernier mouvement défend même (cf. « Le Soir » du 2 janvier) l’idée d’une fédération autonome, ce qui pour la FSC est largement « prématuré » compte tenu des impératifs d’agrégation existants.
Une certitude : l’idée du scoutisme progresse de manière importante chez les enfants et les jeunes d’origine immigrée. Au moment où l’adhésion aux mouvements de jeunesse est plutôt en recul dans notre pays, les unités « sans frontières » ont recruté près de 400 enfants et organisé l’année dernière 23 camps tant à Bruxelles qu’en Wallonie. Rappelons enfin que des unités musulmanes existent également à la Fédération des éclaireurs et éclaireuses (FEE, pluraliste).
M. Vdm