Un témoignage du commissaire général – devenu « délégué général » – de l’époque !
Ce témoignage de François Baize qui suit est intéressant à plus d’un titre : d’une part, il présente les origines de la « crise interne » qu’a connue l’équipe nationale dans les années qui ont suivi mai 68 et la décision du Comité Directeur présidé par Pierre François, mais il évoque également le grand rassemblement de Cantobre. D’autre part, il donne un excellent exemple de parcours d’un militant du Mouvement, avec quelques « allers et retours » du bénévolat vers des positions de permanent. Comme indiqué, il sera sollicité quelques années après pour succéder à Claire Mollet comme Commissaire Général…
« En mai 68, je suis déjà un “ vieux ” : 31 ans, marié, professeur de collège dans la banlieue nord de Paris. Mais j’adhère spontanément au mouvement qui soulève d’abord les étudiants contre la vieille société, puis d’autres couches sociales, notamment les ouvriers : il ne faut pas oublier qu’en juin 68, il y a eu beaucoup plus de grévistes qu’en 1936, lors du Front populaire ! En grève moi-même, je cours des assemblées de grève de mon collège aux manifestations parisiennes, dans un état d’esprit particulier : c’est que je dois, à la rentrée de septembre, remplacer Fethy Arsal comme commissaire national route dans la nouvelle équipe nationale dirigée par Pierre Bonnet qui succède à Jean Estève comme commissaire général. Je vis donc mai 68 en m’interrogeant sur l’impact de ce Mouvement pour les EEDF qui, dans un certain nombre de domaines, ont besoin de se remettre en question. Mais comment ? Mais dans quels domaines ? Mais jusqu’où ?
L’Association tout entière va encaisser la vague et tanguer progressivement de plus en plus violemment. Pendant quatre ans, l’équipe nationale de Pierre Bonnet va affronter cette difficulté : les EEDF sont un mouvement d’enfants à caractère éducatif et à ce titre, ils ont besoin de tranquillité et de continuité, mais ils sont aussi un mouvement de jeunes souvent engagés dans leur lycée, leur atelier ou leur fac. Cette équipe va se diviser sur l’attitude à adopter et sur les réformes internes à faire ou à ne pas faire. Le ton monte entre les « réformistes » et les « conservateurs ». Le vocabulaire n’est pas neutre : les premiers sont qualifiés de « révolutionnaires » par leurs adversaires qui se veulent, eux, « réformistes ».
Pour moi, l’apogée de ces oppositions se situe en 1970-1971, au moment de la préparation et de la réalisation d’un grand rassemblement international de 500 jeunes proposé par l’équipe nationale route, soutenu par le commissaire général et accepté par le comité directeur. Ce rassemblement se déroulera en août 1971 à Cantobre, dans la commune de Nant, au bord de la Dourbie, en Aveyron. Il comportera de multiples activités sportives, artistiques, culturelles, écologiques, autour du point fort que seront cinq chantiers d’aménagement touristique de Nant. À peine le projet connu, avant même qu’on en définisse les grandes lignes, une opposition larvée puis ouverte se développe. Ce projet, qui devait être porté par toute l’association, ne le sera en fait que par la branche aînée. Il souffre en effet de deux vices inexpiables : il vient de la Route et il s’efforcera d’appliquer sur le terrain une pédagogie très souple, presque libertaire, très influencée par le mouvement de mai 68 qui touche de plein fouet les EEDF et surtout les aînés.
Malgré ces difficultés qui s’ajoutent à celles qui sont inhérentes à toute activité de cette envergure, le « rassemblement international multi-chantiers » de Cantobre se déroule globalement de façon satisfaisante, y compris financièrement. Si les opposants n’ont pas pu avoir la peau de Cantobre, ils parviendront ensuite à en empêcher l’exploitation et le suivi. C’est que le navire tangue de plus en plus et que l’équipe nationale est de plus en plus divisée.
Bref, le Comité Directeur, éperdu, ne sait trop comment arbitrer et décide en mai 72, Pierre Bonnet arrivant à la fin de son mandat, de virer toute l’équipe nationale. Dieu reconnaîtra les siens ! Événement inédit dans l’histoire déjà longue des EDF et des EEDF, événement très significatif du trouble des esprits à cette époque où le séisme de mai 68 connaît de nombreuses répliques plus ou moins fortes.
Étant enseignant « mis à disposition » par le ministère auprès des EEDF, je n’ai pas de problème pour retrouver un travail car je suis prêt à reprendre mon métier de prof. Mais je suis ulcéré d’avoir été viré comme un malpropre alors que j’estime avoir fait correctement mon boulot à la branche aînée, évidemment la plus sensible aux mouvements de contestation. Et je ne suis pas le seul dans cet état d’esprit ! Aussi faisons-nous valoir auprès du Comité Directeur que le mouvement des enseignants (c’est-à-dire les mutations et les nominations sur les postes vacants) a déjà eu lieu et que nous ne pouvons pas reprendre un poste dans ces conditions. Le Comité Directeur, qui n’est pas très fier de son coup de force – en fait, un coup de faiblesse –, en convient et nous voilà payés en année sabbatique en attendant un poste pour la rentrée de septembre 73 !
Que faire de cette année de liberté inattendue ? Nous la devons tout de même à l’Association ! Pour ma part, j’ai noué des relations fort amicales à Grenoble avec des jeunes très militants et très contestataires qui ont besoin d’un adulte chevronné pour les aider à redémarrer après avoir poussé dehors les anciens qui tenaient la barre tout en demandant depuis longtemps à être remplacés. Me voilà, à l’automne 72, élu très régulièrement par le congrès commissaire régional à Grenoble. Pas très facile car j’habite à deux pas de Paris, mais à près de 600 km de Grenoble. Mais réalisable puisque je suis libre de faire ce qui me chante pendant un an.
Je suis marié, ma femme est enceinte de notre premier enfant et nous sommes attirés par Grenoble pour deux raisons principales : à cette époque, la ville de Grenoble est un laboratoire d’idées et de réalisations sociales innovantes sous l’impulsion de son maire, Hubert Dubedout, et du GAM, Groupe d’Action Municipale, proche du PSU, très actif à Grenoble. En particulier, dans le quartier justement nommé Villeneuve, se montent des écoles et un collège expérimentaux qui correspondent exactement à mes convictions éducatives et reprennent un certain nombre d’idées du scoutisme laïque et donc des EEDF. Deuxième raison : nous aimons Paris, mais la perspective de vivre et de voir nos enfants grandir à proximité de la vraie nature et au milieu des montagnes nous séduit fort. C’est ainsi que ma vie personnelle et celle de ma famille vont basculer grâce aux Éclaireurs. Nous allons nous fixer à Grenoble et y commencer une nouvelle vie.
Un paradoxe amusant (avec le recul !) : commissaire régional des EEDF, je suis de nouveau bénévole et le prof que je suis aussi tente de trouver un poste au collège expérimental Villeneuve, mais les places sont très demandées. Postulant tous les ans depuis 1973, je n’y suis nommé, tout heureux, qu’en septembre 1978. J’y enseigne depuis seulement quelques mois quand le Comité Directeur, sur proposition de Jean-René Kergomard, nouveau président, me sollicite pour devenir… Commissaire Général à la rentrée 79. Outre le fait que je n’aime guère les commissaires, ni les politiques, ni les policiers, une acceptation implique un retour à Paris avec armes et bagages. Et dans les bagages, il y a maintenant deux enfants de 6 et 3 ans !
Mais par ailleurs, la proposition de l’Association est très séduisante, passionnante pour un militant aguerri comme moi. Après de longues discussions avec ma femme et quelques amis, je finirai par dire oui. Dans les conditions que je négocierai avec le Comité Directeur et qui seront acceptées figure la disparition totale, à tous les niveaux, des « commissaires ». C’est ainsi que je serai le premier « Délégué général » des EEDF. Ma nomination ne passe pas inaperçue et ne plaît pas à tout le monde, car je suis considéré comme un des leaders du camp « révolutionnaire ».
C’est qu’entre 1972 et 1979, le navire éclé a connu bien d’autres coups de tabac, et, avec beaucoup d’autres, j’y ai joué un rôle actif. Mais, en 1979, l’heure est à l’apaisement et aux compromis. Tâche complexe, de longue haleine, déjà entamée par Claire Mollet et Émile Gagnon. J’essaierai de la mener à bien… Mais cela est une autre histoire… »
(Extrait de « Cent ans de laïcité dans le scoutisme et l’éducation populaire »)