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2013 : François Amoudruz, ancien E.D.F., évoque la Résistance

 

… et ses souvenirs d’éclaireur engagé.

 

 

À l’occasion de la « journée de la mémoire du scoutisme laïque », le 30 novembre 2013, François Amoudruz, animateur de plusieurs associations d’anciens de la Résistance et de la déportation, a accepté de nous apporter son témoignage. Nous publions ci-après le texte qui en a été repris dans l’ouvrage rendant compte de cette manifestation :

 

François Amoudruz

Président d’honneur de la FNDIRP,

Vice-président de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation

et de l’Association des Amis de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation,

Déporté dans les camps nazis de BUCHENWALD, FLOSSENBURG

et au SS Sonderkommando de JOHANNGEORGENSTADT.

 

 

Mesdames, Messieurs, chers amis,

 

Je suis heureux et fier de m’exprimer devant vous à l’occasion de cette journée consacrée au Scoutisme laïque dans la Résistance. J’appartiens en effet, compte tenu de mon âge, à cette génération qui a connu et vécu la deuxième guerre mondiale.

 

Par le fait de circonstances familiales, j’ai, après l’armistice de juin 1940, adhéré aux Éclaireurs de France à Clermont-Ferrand, à la troupe des « Bouleaux Blancs ». L’atmosphère de camaraderie, l’esprit d’équipe qui y régnait, le goût de l’imagination, dormir sous la tente, faire de l’hébertisme, des feux de camp, les jeux, les explorations, vivre à la dure, tout me convenait et m’intéressait. Devenu « Routier » en 1942, j’entre au « Clan Mermoz » où je suis encadré par une solide organisation.

 

En 1943, pour notre pays, la situation empire. Toute la France est occupée par l’ennemi depuis le 11 novembre 1942 et, en février 1943, l’armée du Maréchal Paulus capitule devant Stalingrad. Cette défaite constitue un tournant de la guerre. Clermont-Ferrand est indiscutablement un centre de résistants et l’Université de Strasbourg qui y est repliée depuis septembre 1939 y contribue réellement. Les services de sécurité allemands, la Gestapo multiplient leurs interventions et arrestations avec le concours zélé de la Milice française de Pétain (Clermont est à soixante kilomètres de Vichy).

 

Fin octobre, avenue des États-Unis, le responsable de mon clan – Jean-François Tripard – braque son revolver sur le responsable de la Milice. Son arme s’enraye, il est fait prisonnier, et incarcéré. Il s’évade et disparaît. Recherché par les services de Pétain, il ne sera pas retrouvé.

 

Quelques semaines se passent. La rentrée universitaire a eu lieu début novembre. Je viens d’avoir 17 ans et fais mon entrée à la Faculté de Droit. Le jeudi 25 novembre (il y a exactement 70 ans) a lieu dans les locaux universitaires et les rues environnantes une rafle de tous les étudiants, professeurs et fonctionnaires. 1200 personnes sont « pré arrêtées ». 800 seront relâchées après contrôle de leur identité. 130 seront déportés, dont je suis.

 

Nous sommes parqués dans la cour de la Faculté des Lettres sous étroite surveillance. J’ai à un moment donné la curiosité de regarder dans une poche intérieure de mon veston. Je trouve, entre autres la carte de Routier de Jean-François Tripard. Pourquoi l’ai-je sur moi ? Je ne saurais le dire. Pour m’en débarrasser sans être vu, je décide de la manger par petits morceaux. En fin d’après-midi je serai livré à la Gestapo par un Français qui a trahi ses camarades. Courant décembre, je suis extrait de ma cellule pour un interrogatoire, moment que je redoutais beaucoup.

 

Or, je ne suis questionné :

ni sur ma famille résistante, alors que mon beau-frère est entre les mains de la Gestapo qui l’a torturé. Il reviendra de Buchenwald, en avril 1945 ;

–  ni sur ma sœur, cachée depuis l’arrestation de son mari dans la région d’Issoire, et qui est dans la Résistance.

En revanche, je suis interrogé sur mes activités aux Éclaireurs de France. Je porte à ma boutonnière l’insigne EDF, « l’arc tendu ». Mais il ne sera pas question de mon chef de clan – preuve d’une absence de coordination entre les services de police français et allemands.

 

Le 19 janvier 1944, je serai envoyé au camp de Buchenwald, en même temps que près de 2000 autres personnes en provenance du camp de Compiègne, après un transport de trois jours en wagons à bestiaux (100 personnes par wagon). C’est là que dès l’arrivée, je serai dépouillé de mes vêtements et obligé de revêtir le « pyjama » rayé de déporté. Je deviens le matricule 40989, je n’ai plus de nom. Je suis déshumanisé, et c’est un moment terrible.

 

Au bloc 52, je resterai « en quarantaine » jusqu’au 25 février, le temps de m’initier à la vie concentrationnaire où sont bafouées en permanence toutes les valeurs républicaines. Interdit de pensée, l’homme doit uniquement obéir. Sinon, il est roué de coups dont il risque de ne pas se remettre.

 

Fin février, nouveau transport en wagons à bestiaux à travers l’Allemagne enneigée. Arrivée à Flossenburg, mon deuxième camp : « Ici, vous entrez par la porte et vous sortez par la cheminée. » Mon esprit de résistant va enfin pouvoir entrer en action : je crée une petite équipe de déportés. Ce goût, ce besoin de l’équipe, je le dois pour partie aux Éclaireurs. Nous nous retrouvons pour parler de choses et d’autres : l’avancée des alliés, le partage d’un colis arrivé à moitié éventré, une lettre qui doit être écrite en allemand – ce que je sais faire – pour réclamer de la nourriture à nos familles ; l’alimentation occupe une grande place dans ces conversations, nous évoquons des recettes de cuisine, et nos rêves parlent à la fois de ce que nous mangerons quand nous rentrerons vivants à la maison, et de notre faim.

 

En avril 1945, alors que la guerre tire à sa fin, le commandant SS de notre kommando rassemble tous les détenus, y compris les malades. Il vient d’être décidé d’évacuer le camp. La « marche de la mort » commence dès notre arrivée en territoire tchèque (région des Sudètes). Il s’agit de nous exterminer par l’épuisement, le froid rigoureux, la faim qui est telle qu’il y eut des cas d’anthropophagie. Disposant encore de quelques forces, j’essaie de me rendre utile, d’aider un camarade à marcher. Mais c’est en vain. Il ne peut plus, et ne veut plus avancer. Pour lui, c’est fini. Ceux qui arriveront à se traîner jusqu’au ghetto de Terezin seront décimés par le typhus.

 

Avec un autre camarade, et dans des conditions rocambolesques, je réussis à m’évader de cet enfer. Mais une paysanne, effrayée sans doute par nos vêtements et nos mines patibulaires, va nous dénoncer et nous serons repris. Après d’autres péripéties, où nous frôlons à nouveau la mort, je m’écroulerai d’épuisement à Karlsbad, dans une cellule de la police criminelle…

 

C’est là que je serai libéré le 8 mai 1945. Après avoir erré dans Karlsbad (Karlovy Vary), survivant grâce aux troupes de choc soviétiques, je rentrerai en France le 24 mai 1945, transporté en wagon à bestiaux. À Metz, quand mes parents ont pu venir me chercher, je pesais trente kilos et ma tension artérielle était celle d’un mourant.

 

J’en arrive à la fin de mon intervention, et je m’adresse plus particulièrement à ceux qui ont l’âge que j’avais au moment de mon arrestation, 17 ans. La seule leçon à tirer de pareille épreuve est que, face à une résurgence de théories qui à nouveau répartiraient les êtres humains en catégories inférieures ou supérieures les unes aux autres, il faut refuser. Il faut résister physiquement et moralement à ceux qui, pour se sentir supérieurs, ont besoin de vous traiter en sous-hommes.

 

En ce qui me concerne, j’affirme que le temps que j’ai consacré au scoutisme laïque m’a aidé grandement à rester un homme et à me comporter comme tel vis-à-vis de mes semblables.

 

J’affirme aussi que ce que je dis ne prendra tout son sens que s’il attire l’attention sur le danger de toute résurgence et toute forme que pourrait prendre de nos jours une idéologie totalitaire, quel que soit l’aspect sous lequel elle pourrait se présenter. Une fois au pouvoir, elle tendra toujours vers l’humiliation de ses adversaires, et vers la destruction de ce qu’elle considèrera comme ce qu’ils ont de plus dangereux : leur dignité.

 

Ce que nous avons vécu, mes camarades et moi, au cours de ce qui aurait dû être les plus belles années de notre vie, doit donc s’analyser comme une mise en garde, un appel à la vigilance contre l’inquiétante montée actuelle du populisme, attisé en France et en Europe par les milieux extrémistes.

 

François Amoudruz

Officier de la Légion d’Honneur

Médaillé de la Résistance