Témoignage de sa fille Marie-José Seince, à l’occasion de la « Journée de la mémoire » à Poitiers le 12 novembre 2014
Message d’accompagnement du texte ci-après :
« Je suis très heureuse d’avoir fait du scoutisme. Il m’a beaucoup apporté. J’ai connu beaucoup de gens intéressants car j’ai vu chez moi Paul-Émile Victor, William Lemit, Pierre François, les Duphil… Mon père nous a fait partager tous ses enthousiasmes et sa fougue – et mes copines enviaient la façon dont mes parents nous éduquaient.
Amitiés à tous ! »
Témoignage de Marie-José Souchaud-Seince, fille de Amédée Souchaud, « Couleuvre poitevine »
Mon père est né le 17 août 1913 à Millac ; ses parents étaient métayers dans une ferme à Mouterre-sur-Blourde dans la Vienne. Son père, Joseph Souchaud, avait fait la guerre de 14-18 ainsi que ses quatre frères – deux y sont morts. Mon grand-père est revenu de la guerre profondément antimilitariste et il a appelé son mulet Clémenceau.
Amédée est intelligent et son instituteur demande à ses parents d’accepter d’envoyer leur fils à l’École Supérieure de Poitiers. Il est donc interne. À la fin de ce cycle d’études, il passe le concours pour entrer à l’École Normale d’instituteurs de Poitiers et il est reçu premier, major de promotion en 1929.
À l’École Normale, un E.D.F, délégué du comité national, réunit les normaliens pour leur faire connaître le Mouvement des Éclaireurs de France. Mon père est très intéressé et décide de recruter des jeunes pour fonder une troupe. Dès qu’il peut, il part à Cappy faire une formation au camp-école. Il entend aussi parler de Célestin Freinet et il se documente sur cette pratique d’enseignement qui a des méthodes parallèles à celles du scoutisme ; il pense sans doute à intégrer dans sa pratique ces deux découvertes ! Il est malade, il a la tuberculose et doit revenir chez ses parents. Il revient à l’École Normale guéri et est nommé en 1933 à Charroux
En 1934 il se marie avec ma mère qui vient de sortir de l’École Normale de filles de Poitiers. En 1935 ils sont nommés à Lizant et j’arrive avec eux, j’ai dix jours. Lizant est une petite commune limitrophe de la Charente, il y a 610 habitants. Mon père est instituteur mais aussi secrétaire de mairie ; nous sommes restés dix ans à Lizant, de 1935 à 1945, et mon père a travaillé avec les trois maires successifs en toute transparence et cordialité, je dirai même en toute amitié. À Lizant, mon père installe une cantine, puis l’eau courante dans l’école : le château d’eau, c’était une grande cuve installée dans le grenier de la maison d’école, l’eau était remontée dans cette cuve à l’aide d’un moteur électrique accroché dans le puits, et enfin il fait construire sous le préau cinq douches pour les habitants de la commune, ouvertes le samedi et tenues par les anciens élèves.
À l’école, qui est mixte, il y a trois classes. Mon père a la classe des grands, celle qui prépare au certificat d’études. Les enfants ont de 11 à 14 ans. Là il pratique la méthode Freinet avec exercices pratiques ; les garçons cultivent, il y a un jardin pour eux, ils bricolent, construisent une machine miniature pour battre le blé… Les filles apprennent à coudre avec une couturière du bourg rémunérée… et il crée aussi une troupe d’éclaireurs qui fait des sorties le dimanche et des mini-camps. Les grands jeux se font dans les bois de la commune, c’est une commune rurale abondamment fournie de bois et de rivières. C’est une commune où il fait bon vivre pour mes parents.
Mais arrivent des temps mauvais!
1939-1940 : je vois passer devant la maison d’école des hordes de pauvres gens qui fuient devant l’avancée des Allemands, nuit et jour ils passent…
Les mouvements de Jeunes sont interdits donc plus de scoutisme mais les E.D.F ont créé les CEMEA (centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active) ; mon père s’y engouffre et fait partie de la première équipe, et il va parfois à Bordeaux. À Lizant nous étions en zone occupée, la ligne de démarcation passait à peu près à 20 kms.
Mon père a 27 ans. Il n’a pas fait de service militaire, mais je ne sais pas pourquoi il se retrouve à Bordeaux dans une caserne où il y a beaucoup d’hommes comme lui. Ils attendent quoi, ils ne le savent pas. Mon père avise qu’une porte est ouverte et s’enfuit. Il revient chez nous, marchant la nuit et dormant le jour caché où il peut… 200 kms ! La route est longue, longue, longue, marche sans jamais t’arrêter… Nous sommes surpris et heureux de le voir arriver marchant mal, chaussures usées mais il est là. Il reprend ses activités. À la mairie, il fait de faux papiers, fait en sorte d’avoir des tickets de rationnement en trop pour les distribuer, reçoit et accueille les réfugiés à qui il faut trouver des logements. Ils sont d’abord Belges, puis Polonais, Mosellans et enfin Nantais du quartier du port.
Les Allemands de la Commandantur de Civray sont souvent chez nous. Ils viennent à la maison quand mon père n’est pas à la mairie, l’hiver surtout, la mairie n’étant pas chauffée. Un jour de 1941, ils viennent arrêter mon père et l’emmènent en prison à Civray. Des jeunes de la commune ont installé un drapeau français sur le monument aux morts le 11 novembre et ont peint sur un mur en face : « À mort Pétain, Vive De Gaulle ». Mon père ne restera que trois jours en prison. Une autre fois les Allemands reviennent l’arrêter. Motif : il n’est pas allé avec ses élèves ramasser les doryphores dans les champs de pommes de terre à heure et à temps ! C’est un souvenir très vif car nous avons assisté, ma sœur, mon petit frère et Maman, à son arrestation. Il y avait deux soldats allemands et une femme blonde dont je me souviendrai longtemps !
Mon père reprend ses activités d’instituteur, de secrétaire de mairie et de chef scout. En 1943, il est mis à la disposition des CEMEA. Les stages sont organisés au château de Beauvoir, au château de Romagne, d’autres en Charente au collège de Barbezieux, au château de la Rochefoucauld, au haras de la Roche Beaucourt. Étaient instructeurs : Miguel Demynck, Maurice Milet, Jeanine Néret, Janine Duwel, Jean et Charlotte Riondet et d’autres.
À la maison il y avait nombre de passages : juifs pour une dizaine de jours, maquisards… ; mon père avait installé dans une ferme sans fermier deux jeunes, François et Jacques, qui fuyaient le S.T.O. (travail obligatoire en Allemagne) et là ils s’essayaient au travail des champs.
« En 1944, après je ne sais quelle maladresse, arrive à Civray un papier compromettant porté par erreur à la connaissance de ceux qui veillaient au maintien de l’ordre ; l’académie mit fin au détachement de Couleuvre. Il partit dans le Loiret où il ne prit pas le poste d’instituteur qui lui était destiné et il mena l’existence d’un clandestin vagabond, soutenu, logé, nourri à tour de rôle par des éclaireurs ou des parents d’éclaireurs, personnes auxquelles je suis infiniment reconnaissante et que je ne pourrai jamais remercier. »
Ce passage entre guillemets c’est maman qui l’a écrit pour la revue : Mémoire des Mouvements E.E.D.F et F.F.E. en Poitou-Charentes ou en Pays d’Ouest
Je sais qu’à Patay il n’y avait pas de poste pour mon père et que l’instituteur lui a conseillé de disparaître au plus vite, ça sentait le coup fourré ! Donc s’en est suivie une fuite avec des frayeurs : il prend le train muni de sa carte SNCF « famille nombreuse » – nous étions quatre enfants à ce moment là – à la gare d’Orléans, il est mis en joue avec d’autres gens, beaucoup de peur mais ils sont relâchés ; puis il prend le train, et monte dans la machine pour se cacher, il est en surnombre et justement les Allemands contrôlent, panique… ; alors le conducteur lui dit : tu n’as pas un papier à leur montrer ? Et mon père de sortir sa carte famille nombreuse SNCF et ça marche ! Nous, les enfants, nous ne savons pas où est Papa mais nous voyons parfois Maman parler dans la cour à des gens que nous ne connaissons pas.
La fin de l’année scolaire arrive et nous allons en vacances, Maman et les quatre enfants, chez notre oncle, le frère de Papa, qui a une ferme à l’Isle-Jourdain en zone libre ; c’est notre grand-mère, la mère de Papa qui vient nous chercher en char à bancs. Gamin le cheval est bien vaillant et ma grand-mère très courageuse car il y a 36 kms et la ligne de démarcation à traverser avec contrôle des laisser-passer ! En arrivant qui nous ouvre le portail ? PAPA ! j’en ai encore les larmes qui viennent. Mais la guerre n’est pas finie et ce sont des vacances mouvementées. Nous sommes en zone libre mais les Allemands sont aux abois ; du sud ils remontent vers l’est et se livrent à des exactions terribles. La Gestapo et les maquisards se livrent des combats horribles, poursuites, tortures, exécutions. Au Vigeant près de l’Isle-Jourdain, les jeunes du maquis sans expérience militaire tombent dans un guet-apens meurtrier. Nous partons de chez mon oncle pour aller chez mon arrière-grand-mère à trois kilomètres et mon père va se cacher encore une fois. Les Allemands passent en faisant des morts, mais ils ne s’arrêtent pas. À la fin des vacances, nous revenons à Lizant, chez nous. Après le débarquement des alliés en Normandie, mon père revient à Lizant, il est réintégré dans l’Éducation Nationale et est détaché comme commissaire de province des E.D.F. en janvier 1945.
À la fin de l’année scolaire, Papa et Maman postulent chacun pour un poste d’instituteur à Poitiers et l’obtiennent. Papa, Maman et nous les enfants, sommes restés très attachés à cette petite commune de Lizant parce que, à la fois, nous y avons vécu une vraie solidarité avec les gens et beaucoup de petits bonheurs simples et aussi la peur, l’angoisse qu’apporte toute guerre.
Papa a eu la médaille de la Résistance.
Marie-José Seince Bouvreuil obstinée