Le témoignage de Jacques – Entretien du 17 avril 2012.
À l’époque, nous habitons Versailles, nous sommes en septembre 42, quelques semaimes après la rafle du « Vel d’Hiv ». Mon père Jean Joussellin, qui est pasteur, est nommé à la tête de la Mission Populaire évangélique, dans le 18e arrondissement de Paris. Cette mission s’appelle « La Maison Verte », elle est située au 127,129 rue Marcadet. Derrière Montmartre.
La vocation de « La Maison Verte » consiste d’abord à fournir une aide aux populations. Elle a bien sûr un but évangélique mais offre surtout une aide aux enfants, pour les devoirs, par exemple.
Pendant toute cette période d’occupation, le scoutisme est interdit. Mon père qui en est un ardent partisan a trouvé là un moyen de le pratiquer sans uniforme et sans l’appellation, bien entendu.
Avec l’arrivée de l’été 1943, se pose la question d’une colonie de vacances. Mon père décide donc de louer aux Éclaireurs Unionistes – les éclaireurs protestants – et aux Éclaireurs de France – les éclaireurs neutres – le château de Cappy, près de Verberie, dans l’Oise. Ce château est géré par ces deux organismes. Je ne sais pas qui en est propriétaire, vraisemblablement l’Église protestante. Mon père le loue, je ne sais non plus sous quelles conditions, mais certainement quasi gratuitement.
La colonie de vacances démarre dès juin ou juillet 1943. J’ai alors 15 ans. Il y a là quelques enfants d’origine juive qui sont toute l’année à « La Maison Verte ».
Voyant la fin de l’été approcher, les parents de ces enfants demandent à mon père s’il est possible de prolonger cette colonie tout au long de l’année, d’abord pour leur assurer une alimentation correcte et surtout, pour les mettre à l’abri des allemands.
Mon père accepte tout de suite. Il commence aussitôt à faire des allers-retours entre « La Maison Verte » et le château de Cappy, pour y amener d’autres enfants. C’est comme ça que les choses se mettent en place, un peu par hasard, et cela durera jusqu’à la fin de la guerre. Petit à petit, le bouche-à-oreille fonctionne. Les enfants arrivent de plus en plus nombreux, y compris en cours d’année.
À la fin de la guerre, le château héberge entre 100 et 120 gamins dont quarante à soixante enfants juifs. Je me souviens avoir fait personnellement quelques voyages Paris-Cappy, en train, avec un ou deux enfants que j’emmenais au château. Ce qui est assez fou, c’est que ces gosses ont tous l’étoile juive, puisque tout juif doit avoir une étoile sur le cœur… On la leur enlève à la maison ou juste avant de monter dans le train, car les juifs n’ont pas le droit de prendre le train.
Combien sont-ils exactement au début, et ensuite ? Je n’en sais fichtrement rien !
Nous sommes quand même en guerre. Nous ne menons pas une vie normale, mais je n’ai jamais la sensation d’être caché, d’être entouré de héros qui planquent des juifs. Tout cela est fait très naturellement.
C’est une des choses les plus étonnantes de cette histoire : en fin de compte, on n’a pas conscience de… du danger, de ce qu’on fait, de ce qui se passe… On fait ça d’une manière tout-à-fait naturelle. En tout cas, moi, je ne ressens jamais de danger. Toute ma vie de gamin, j’ai connu les colonies de vacances, eh bien, je suis encore dans une colonie de vacances ! Il y a des juifs mais nous n’y faisons même pas attention. L’étrangeté, ce n’est pas les juifs, c’est la guerre. Les juifs sont des enfants comme les autres.
Pourtant, mon père et ceux qui l’entourent prennent pas mal de risques. Il est marié, père de 7 enfants, et toute la famille, mère et enfants, est à Cappy. Je me souviens que dès la fin de l’été 43 nous rentrons à Paris, j’y reprends d’ailleurs mes études – si on peut appeler ça des études – disons mes couillonnades en allant à l’école… Ça ne dure pas puisqu’à la suite des bombardements sur le quartier de « La Chapelle » nous réintégrons Cappy en mai ou juin 44.
En ce qui concerne le danger, un signal est mis en place à « La Maison Verte ». Il y a une fenêtre visible de la rue Marcadet et de la rue adjacente. Si elle est ouverte, la voie est libre. Si elle est fermée, il vaut mieux ne pas rentrer. On sait donc qu’il y a du danger, mais la notion nous effleure à peine.
Ce qui est difficile à comprendre, quand on ne l’a pas vécu, c’est que le danger allemand, nous y avons été brutalement confrontés en 1940, au moment de l’occupation. Ensuite, nous avons dû apprendre à vivre avec eux. Nous les croisons dans la rue, dans le métro… Ils sont omniprésents. La cohabitation n’est pas amicale, mais nous les supportons. L’Histoire parle beaucoup de la Résistance, mais cela ne concerne qu’une infime partie de la population.
Mon père réussit, me semble-t-il, à obtenir des papiers d’identité par l’intermédiaire du Maire du 18e arrondissement. Il a le toupet d’aller le voir, de lui expliquer ce qu’il fait et de lui demander des faux papiers, cette histoire de faux papiers est très importante car les enfants qui séjournent l’hiver à Cappy vont à l’école du village. Ils ne vivent pas cachés. Ils se comportent comme tous les autres enfants.
Ce que je veux souligner, c’est qu’à mon avis, beaucoup de gens doivent se rendre compte qu’il y a quelque chose d’anormal. Il n’y a jamais la moindre dénonciation, jamais d’enquête de police, jamais, jamais, jamais ! Je me souviens de vivre ça comme une colonie de vacances normale, même pas une aventure. Pour moi, planquer des juifs, ça ne me semble pas très grave.
Je n’avais jamais entendu parler de Buchenwald, de Dachau. Ce n’est que bien des années plus tard que j’ai pris conscience, rétrospectivement de ce que cela représente. Concernant les camps, on saura à la fin de la guerre, pas avant. Certaines personnes doivent être au courant, mais personne n’en parle. Même à Londres, je suis sûr que beaucoup ne savent rien.
Les gens ne se posent pas de question à Cappy, sauf peut-être les instituteurs qui entendent des enfants prénommés Maurice ou Hélène s’interpeller Abraham ou Rachel pendant une récréation, par exemple. Les gens de la Maine ne sont certainement pas dupes non plus. Je ne sais pas… mais ce qui est sûr, c’est que nous ne sommes jamais inquiétés.
La preuve que nous ne nous cachons pas : nous organisons une grande fête à laquelle sont conviés les gens des environs. Nous y proposons des spectacles et des jeux…
Un jour, une rumeur arrive jusqu’au château : il se murmure que tous les hommes de plus de 16 ans vont être réquisitionnés. Nous allons nous cacher dans les bois de Cappy. Quand j’y pense ! Dans les bois de Cappy, nous devons être à 50 mètres de la maison, quelle rigolade ! Si tout cela avait été vrai, les allemands nous auraient trouvés en deux coups de cuillères à pots.
À une période, il y avait tellement d’enfants au château, que mon père doit louer une petite maison à Gouvieux, un village proche. Quelques enfants y séjourneront un temps. Il faut quitter la maison prématurément car elle se trouve juste à côté d’une rampe de lancement de VI, les trop fameux missiles allemands. Tout le monde revient à Cappy.
À l’entrée de la propriété s’élève un grand portail derrière lequel on peut voir le château. Du portail partent une allée à droite et une allée à gauche. Cette double allée mène au terre-plein devant la façade Sud du château. Le château de Cappy est une bâtisse un peu rococo du genre de celles que l’on construisait fin 19e. C’est une grosse maison bourgeoise de deux étages, qui s’élève à flanc de colline, presque au pied, et qui veut se donner des airs de château. La propriété domine la vallée de l’Oise.
Au rez-de-chaussée dans l’aile Ouest, se trouvent la grande cuisine et le cellier qui sert de réserve. La cuisine débouche sur le couloir longeant la façade Sud et desservant trois grandes pièces. Ces pièces servent de salles réunions, de réfectoires au besoin. En fait, nous mangeons souvent à l’extérieur. Dès que le temps le permet, tout le monde sort les tables et nous nous installons dehors.
Au premier et au deuxième étage, un couloir dessert les chambres qui sont utilisées par les tout petits. Les autres dorment sous le tente. La tourelle de l’angle Ouest abrite l’escalier Ce qui est assez marrant, c’est que cet escalier débouche sur le toit en zinc. Bien sûr, nous adorons nous y promener. Les gosses n’ont pas le droit, mais nous, les aînés, avons « tous les droits ».
À côté du château, il y a une annexe. C’est là que couchent mes parents. Derrière, il y a des bois, quelques allées et un ancien moulin abandonné. Il y a quand même onze hectares de bois. Dans le parc, côté Est, avaient été aménagés stade, terrain de jeux, piste de saut et bacs à sable… Il y avait aussi un potager que nous n’utilisons pas et une immense serre. Elle nous sert de salle de réunion et les enfants peuvent jouer dedans quand il pleut. Il y a enfin un grand et imposant Tulipier de Virginie, qui est l’emblème du château de Cappy. Toutes les réunions ont lieu autour de ce tulipier. Chaque matin, tout le monde se réunit. Il n’y a pas de lever de couleurs, c’est interdit.
En temps normal, Cappy était conçu pour accueillir peu de gens, la propriété a été offerte à la France en 1922 par le gouvernement américain. Les scouts et éclaireurs de France ont reçu ce château en don et en ont fait une école de cadres. Tous les gens qui y venaient couchaient sous la tente. Ils pratiquaient tous le scoutisme. Je me souviens qu’en 1939, notre famille a séjourné à Cappy. Mon père y dirigeait un camp de formation de cadres, c’est d’ailleurs là que nous avons appris la déclaration de la guerre.
Pendant l’été 43 et l’été 44, les activités sont celle du scoutisme. Les enfants sont divisés en quatre groupes. Les filles de 8 à 11 ans, les garçons de 8 à 11 ans – il n’y avait pas de mixité à cette époque – et les filles de 12 ans à 16 ans et les garçons de 12 à 16 ans.
Le premier été, je suis dans les éclaireurs. Le deuxième été, j’ai 15 ans et demi. Je suis peut-être un peu vieux pour un éclaireur et, avec un copain qui s’appelle Jean-Jacques Karkajanan, un arménien, nous ne sommes ni éclaireurs, ni routiers. Nous faisons les bouche-trous un peu partout. On remplace les chefs de temps en temps. Parce que dans chaque groupe, il y a un chef. Mon copain Jacques Walter est responsable des éclaireurs.
Les aménagements et les installations sportives sont très utiles, car lors de l’été 44, mon père me demandera – puisque « je ne fous rien » – de concevoir un parcours « d’Hébertisme » pour occuper les enfants. Ils devront parcourir un circuit déterminé en faisant des figures de gymnastique et des assouplissements.
Pour occuper tout ce petit monde et donner du mouvement, de temps en temps, nous plions un camp d’un coin de la forêt pour le remonter dans un autre, ça occupait les esprits.
Pour encadrer les enfants, il faut pas mal de monde. Il doit y avoir pas loin de 15 ou 20 adultes sur place : mon père qui dirige, ma mère dont on parle peu mais qui s’occupe beaucoup des problèmes de ravitaillement. Mon ami Jacques Walter, dit « Rama », est donc le responsable des éclaireurs. Renée, qui est devenue la seconde femme de mon père, est la responsable des éclaireuses. Pour les louveteaux, je vois encore le visage des responsables, mais j’ai oublié quelques noms avec les années. C’est un couple juif qui fait la cuisine. Il me semble qu’ils ont un enfant. Pour le reste…
Ma mère s’occupe vraiment beaucoup du ravitaillement. Je me souviens que nous partons en vélo faire le tour des fermes environnantes pour acheter des patates ou autres. Je n’ai pas le souvenir de faire des « gueuletons » mais je n’ai pas le souvenir de mourir de faim. Nous mangeons beaucoup de fèves. Ma mère a dégotté des centaines de kilos de fèves sèches, alors, nous mangeons des fèves. Nous ne manquerons jamais de nourriture. Alors, nous vivons avec nos cartes de pain, nos cartes d’alimentation, puisque ceux qui sont là légalement ont leurs cartes. Ceux qui sont dans l’illégalité ont quelquefois des fausses cartes. On trafique un peu les cartes de pain. Sur une carte de pain, il y a des tickets de 25 g. On les efface un peu et on colle un « T » sur le ticket. La lettre T veut dire « travailleur ». Elle donne droit à 325 g de pain. On a même le culot de demander à la boulangère de nous échanger des tickets « T » contre des tickets de 25 g. Je suis sûr qu’elle n’est pas dupe. Elle s’en fout. Elle les colle sur les feuilles pour les envoyer…
Pour ce qui est des repas, nous mangeons tous ensemble. Chacun a sa table, mais il n’y a pas de cuisine particulière, tout le monde mange la même chose.
Ce qui fut marquant lors de notre séjour à Cappy furent d’abord les bombardements. Cappy est situé à flanc de colline et domine la vallée de l’Oise. Les américains veulent pendant l’été 44 couper les ponts sur l’Oise. Depuis l’esplanade du château, on peut voir, à 3 ou 4 km, les avions américains tourner en rond et piquer pour lâcher leurs bombes avant de remonter. Involontairement, nous sommes spectateurs de cette horreur. Là, on prend conscience de la guerre.
Deuxièmement, à proximité de Cappy, passe une voie ferrée qui relie Paris à Compiègne puis file vers l’Allemagne. Cette ligne est donc stratégiquement importante. Elle sera sabotée. Après ce sabotage, les allemands exigent que ce soient des français qui surveillent la ligne. Si la voie était à nouveau sabotée, les gens chargés de sa surveillance seraient fusillés. Mon père est lui aussi réquisitionné avec d’autres pour surveiller la voie.
Le « grand coup », le seul événement de guerre stressant que nous ayons tous vécu a lieu la veille de notre libération. Une compagnie allemande en fuite se réfugie avec tous ses véhicules dans le parc du château. Ils arrivent dans la matinée et dispersent les véhicules à l’abri des grands arbres.
L’officier allemand qui commande la compagnie se fait connaître auprès de mon père. Il demande comment procéder pour ne pas qu’ils nous gênent, ils restent planqués toute la journée et dès que le soir tombe, ils repartent. Si ma mémoire est bonne, il me semble qu’ils se feront accrocher dans la forêt de Compiègne pendant la nuit.
Le plus « drôle », c’est que cet officier allemand, lors de son séjour discute avec la seule personne des lieux qui parle allemand. C’est une jeune femme de 30 ou 35 ans que nous appelons « Tante Edith ». Elle est autrichienne et juive. Elle nous sert d’interprète. L’officier lui confierait : « Tout ça, toute cette guerre, c’est de la faute des juifs qui nous ont fait tant de mal… »
Cette compagnie allemande part le soir venu et le lendemain matin, sur le bord de la route Paris-Compiègne, à quelques dizaines de mètres du château, les soldats américains dorment dans leur Jeep. Ils semblent épuisés mais heureux, tout comme nous.
Mon père nous réunit sous le tulipier, je m’en souviens, nous sommes le 30 ou le 31 août, il nous annonce que nous sommes libérés. C’est un très fort moment d’émotion.
Jacques Joussellin
(*) Le 27 octobre 1940, le maréchal Pétain décrète que « tout Français de l’un ou de l’autre sexe, âgé de plus de seize ans, ne peut [désormais] justifier de son identité […] que par la production d’une carte d’identité, àte carte d’identité de Français, dans la vague des mesures de contrôle de la population par le Régime de Vichy, État français ». À partir de 1942, la mention « Juif » est apposée, le cas échéant. La carte d’identité est effectivement délivrée et généralisée à partir de 1943, le « Numéro d’inscription au répertoire national d’identification des personnes physiques » (NIR) lui étant intégré.
N.B. : Ici, la mémoire de Jacques paraît lui faire défaut, il n’y a en effet pas de carte d’identité pour les enfants à l’époque, mais par contre des cartes d’alimentation. C’est vraisemblablement ces cartes que Jacques évoque. Il n’est âgé que de 15 ans au moment des faits et confond peut-être cartes d’identité et cartes d’alimentation. Le risque était d’ailleurs certainement le même pour l’une que pour l’autre…
Le témoignage de Renée Joussellin – Entretien du 13 juillet 2012.
En septembre 1942, le pasteur Jean Joussellin est nommé à la direction de « La Maison Verte ». « La Maison Verte » est un foyer de la Mission Populaire Évangéhque, membre de la Fédération Protestante de France. Elle est située à l’époque – et l’est toujours aujourd’hui, même si les bâtiments ont complètement changé –, 129 rue Marcadet à Paris, dans le 18e.
Dans ce quartier du 18e, il y a une proportion élevée d’israélites. Le scoutisme à l’époque est interdit, mais ça n’empêche pas Jean Joussellin de chercher et de trouver en vitesse des chefs et cheftaines et de faire savoir dans le quartier que les enfants peuvent être accueillis le jeudi et les week-ends pour des activités adaptées à leur âge. Donc, quoique le scoutisme soit interdit, en peu de temps, s’organisent un groupe d’éclaireuses, un groupe d’éclaireurs, un de Louveteaux, un de Petites Ailes. C’est-à-dire en gros les garçons de 12 à 16 ans, les filles de 12 à 16 ans, les garçons de 8 à 11 ans et les filles de 8 à 11 ans et les petits. Ça fonctionne, les groupes se constituent et malgré un contexte assez difficile ça marche.
Vers mars 43, nous commençons à parler de camp d’été pour les enfants de ces groupes qui savent tous que c’est protestant… Un pasteur. Bon, ça… Et quand on commence à parler de camp scout – la durée habituelle étant de quinze jours à trois semaimes – les parents, surtout les parents juifs, viennent nous trouver en nous demandant d’organiser un accueil, loin de Paris, mais pas trop, pour leurs enfants. Parce qu’ils ne savent pas trop comment les occuper pendant 2 mois, à Paris, en pleine occupation et pour qu’ils soient plus tranquilles, pour se cacher éventuellement.
Alors, en moins de deux, c’est le cas de le dire, en quelques semaimes, Jean Joussellin organise un camp au château de Cappy, près de Verberie, à 20 km de Compiègne. Ce bâtiment et tout ce qu’il y a autour, des bois, des prés, appartient aux Éclaireurs Unionistes de France et aux Éclaireurs de France laïques. Le château de Cappy est mis gracieusement à sa disposition. Le Comité Protestant des Colonies de Vacances, le CPCV, est créé, pour servir un peu de paravent, mais c’est, dès le point de départ, un organisme de fédération de colonies de vacances protestantes et de formation de cadres pour ces colonies.
Tous les détails matériels pour organiser cette colonie… Il faut trouver des moyens pour le ravitaillement, des paillasses, des tas de choses, enfin, tout ça, se fait. Nous ne sommes pas très difficiles sur le plan matériel et en juin 43 commence à fonctionner une colonie de vacances à Cappy. Une colonie de vacances protestante dirigée par un pasteur, ce que tout le monde sait. En tout cas, tous ceux qui veulent le savoir, le savent. Les parents, juifs en très grand nombre, le savent aussi, mais ça ne les dérange pas le moins du monde, au contraire.
Les premières activités de ce Comité Protestant des Colonies de Vacances, sont d’organiser un accueil dans des familles du Pays de Montbéliard et du Poitou – il y a beaucoup de protestants dans ces deux coins-là – pour des enfants de villes bombardées comme Samt-Nazaire, Le Havre, etc. Ça, ça existe en parallèle, mais enfin, c’est la première activité de ce comité, dont je resterai Secrétaire Générale pendant 5 ans, de 43 à 48.
Une fois à Cappy, au début, le nombre exact d’enfants, personne ne le connaît exactement mais enfin, nous sommes partis avec tous les groupes de « La Maison Verte », et très vite, ça s’est su, donc les petits frères, les cousins, les enfants d’amis, enfin, bon… Alors, l’encadrement : ce sont les chefs et cheftaines de « La Maison Verte », et par relations, par ouï-dire, les chefs scouts de différents groupes viennent donner des coups de main. Il y a un encadrement tout-à-fait suffisant, il fait beau et la colonie se passe bien, sans incident particulier.
Nous pratiquons toutes les activités d’une colonie de vacances, avec des groupes un peu séparés, mais avec des activités communes : des grands jeux, des « Olympiades »… Là, ils sont tous rassemblés, mais les adolescents, à cette époque-là, n’ont pas tellement envie d’être trop ensemble, les garçons et les filles.
Le Maire du village de Verberie doit comprendre qu’il y des enfants juifs à la colonie. Il ne pose jamais de questions. Personne ne lui précise quoi que ce soit. Il met à notre disposition, et c’est très important, deux fois par semaine la piscine de Verberie. On y emmène les gosses en chantant, et c’est pour eux l’occasion de prendre une douche parce que les installations sanitaires sont un petit peu succinctes à Cappy.
Entre-temps, il faut ouvrir une autre maison d’accueil à Gouvieux, parce qu’il y a vraiment beaucoup d’enfants. Malheureusement, il y a une rampe de lancement qui s’est installée pas loin et il faut donc, au bout de quelques mois, rapatrier les gosses de Gouvieux et leur encadrement au château de Cappy.
On arrive en 44. les effectifs sont assez nombreux, environ 125 enfants dont 87 juifs, pour dire la vérité, je ne suis pas absolument certaine de ces chiffres car bien évidemment, il n’y a pas de liste avec les noms et adresses. Donc très peu, pratiquement aucune archive de cette époque n’existe, puisque nous n’envoyons pas de rapport.
Moi, je refuse le terme « d’enfants cachés », parce qu’ils ne sont pas cachés, ils vont à la piscine à Verberie… On ne les envoie pas trop en ville mais enfin, ils ne sont pas cachés, ils sont mis à l’abri. Cet la formule à laquelle je tiens beaucoup, ce sont des enfants mis à l’abri qui tous reviendront sains et saufs.
Certains ont à leur arrivée, un père, une mère, un frère déportés, mais il n’y a pas d’arrestation ou de déportation de leurs parents pendant leur séjour. De mai 43 à septembre 44, il n’y aura pas une maladie, pas même une appendicite. Il y a un bras cassé et… des poux. C’est tout ! On ne voit pas de médecin sur place une seule fois. C’est un peu miraculeux mais c’est comme ça.
Durant l’hiver 43-44, quelques enfants restent sur place. La colonie se transforme en Maison d’enfants avec des effectifs tout à fait réduits. Il y a en effet des parents qui ont demandé qu’on puisse garder leurs enfants l’hiver. Quelques-uns vont à l’école. Aucun instituteur ne demande jamais rien.
Dans mes souvenirs, il n’y a pas de nom juif trop connu. Je me souviens qu’il y a deux « Messer », deux « Alter ». ça ne saute pas aux yeux que ça puisse être des noms juifs, donc, on ne dit rien, on ne change pas les noms parce qu’on pense que ça compliquerait plus les choses. Dire aux gosses : « Tu t’appelais Lévy, tu t’appelles Durand »… Ça ne marche pas toujours.
En 44, nous nous rapprochons lentement de la libération. Puis, le 30 août 44, nous voyons débarquer vers 9 heures du matin, une unité de soldats allemands. Ils s’installent, ils montent des tentes.
À noter que l’encadrement n’a pas peur. D’ailleurs, on ne se dit jamais : « Oh là là ! Pourvu que la Gestapo ne vienne jamais ici, oh là là, ces pauvres petits »… Les enfants mènent une vie normale et ne semblent pas angoissés. Ils ne le disent pas. Je ne peux pas certifier sur l’honneur qu’il n’y a pas des gosses qui auraient voulu être avec leur papa et leur maman, mais ils ne le disent pas, ils ne l’expriment pas et on n’attise pas ce genre de sentiment. Ils ont l’air assez heureux sur place, comme le montreront quelques témoignages plus tard.
Ce 30 août 44, donc les allemands s’installent dans le parc. Il n’y a qu’une seule personne qui a changé son nom, c’est celle qui était restée tout l’hiver avec les enfants. Elle est juive elle-même, d’origine autrichienne. Je crois qu’elle a depuis épousé un pasteur, mais on l’a perdue de vue.
Il y a un allemand qui vient parler, demande la direction. Moi, je ne l’ai pas entendu, je n’étais pas là mais Jean me l’a assuré et un autre témoin, Jacques Walter l’a confirmé, cet allemand affirme : « Tout ça, c’est la faute des juifs, je les reconnais à vingt pas. » Enfin, moi, je ne l’ai pas entendu. Dans son for intérieur, chacun de nous pense : « Ben mon vieux, il y en a des petits, des grands, des blonds, des bruns, des roux, avec des yeux bleus, etc., dans tous les enfants ». Nous les éloignons quand même un peu du château. On réagit rapidement, on n’est quand même pas très tranquille.
Dans l’après-midi, vers 4 où 5 heures, ils reçoivent des ordres et les voilà qui foutent le camp et se dépêchent d’aller traverser le pont sur l’Oise.
La nuit qui suit est un peu mouvementée. Ça tire, des vitres tombent, l’encadrement ne dort pas beaucoup. Le lendemain, 31 août, il fait un temps radieux, avec un très beau ciel bleu, plus d’allemands et Jean dit : « On va se glisser jusqu’à la grande route, on verra bien ce qui se passe ». Arrivés sur la nationale pas très loin de là, la route qui vient de Paris, il y a une Jeep, et deux gros « MP », Military Police, noirs, qui ronflent comme des sonneurs. On se dit : les américains sont là, c’est terminé. On revient au château, on réunit tous les gosses, on chante « La Marseillaise », on hisse le drapeau. Tout le monde a la larme à l’œil et les américains arrivent avec du chewing-gum, du pain blanc, du café, des chocolats, des tas de trucs…
C’est une journée un peu fofolle. Les grands, on se rend presque malades parce qu’ils ne nous préviennent pas que dans les bouteilles, c’est de l’extrait de café. On n’a pas bu de bon café depuis je ne sais pas combien de temps. C’est un détail, mais qui marque quand-même cette journée.
À partir de ce jour-là, des parents viennent chercher leurs gosses. Nous sommes donc le 31 août. Vers le 15 septembre, nous fermons la boutique car tous les enfants sont rentrés, sains et saufs. Certains ont retrouvé ceux qu’ils avaient laissés. Il n’y a pas eu de parents déportés pendant cette période.
En cours de route, on nous amène des enfants, quelques fois, on ne sait pas trop s’ils viennent d’autres postes de la Mission Populaire. La plupart viennent donc de « La Maison Verte » et des paroisses protestantes qui ont su et qui envoient des gosses qui débarquent on ne sait jamais très bien d’où… Enfin, on les reçoit. Dans l’encadrement a atterri un anglais, je ne sais pas ce qu’il fait là, c’est un pasteur, très gentil. Il a sans doute demandé qu’on le prenne à Cappy. Il y a quelques chefs de différents coins de la France, il y a même un collabo repenti, qu’il a fallu… Qu’on a accepté, un type assez âgé, qui a pu prouver qu’il était vraiment repenti parce qu’il avait participé au sauvetage d’un maquis dans l’Yonne, pendant qu’il était encore là-bas, où il a encore des contacts. Il a été jugé après la guerre et mon mari et un autre pasteur sont allés témoigner, parce qu’il y a eu une période où il a été collabo mais après…
Il y a quelques phénomènes, aussi : des mères d’enfants, une pour la lingerie et deux couples juifs pour la cuisine, un couple ashkénaze et un couple séfarade. Ils s’engueulent entre eux. On a ces quatre-là pour la cuisine, donc.
Pour la nourriture, on a des tickets d’alimentation, pour ceux qui habitent le 18e, on va les chercher à la Mairie du 18e une fois par mois et le Maire de l’époque ne pose jamais de questions. Il doit bien voir d’après les noms…
Pour ceux qui n’habitent pas le 18e, je suppose sans en être sûre, que les parents qui habitent le 15e ou je ne sais où, nous les envoient par la poste. Mais j’ai une mémoire d’éléphant, tout le monde le reconnaît, et je le dirai à plusieurs reprises, je n’ai aucun souvenir d’un facteur venant à Cappy. Aucun souvenir. C’est pourtant sûrement le cas, mais moi, je ne peux rien dire là-dessus.
Alors, pour ceux dont on a les tickets, il y a les fameux tickets J3, qui permettent d’avoir du lait… Enfin, avec les tickets d’alimentation, quelques petites entourloupettes avec les tickets de pain…
Le maire du patelin, qui est minotier, nous fait parvenir des sacs de farine, les pasteurs du Poitou nous envoient (je ne sais pas comment ils ont ça), des caisses de légumes déshydratés et de fèvettes…
Je n’avais jamais vu ça avant, je n’ai jamais vu ça depuis, ce n’est pas spécialement bon, mais ça nourrit. Ils nous envoient des grandes caisses, ça sent le bois frais, je ne sais pas d’où ils tiennent ça. Les pasteurs de l’époque étant tous morts… En tous cas, personne ne crève de faim ! Ce ne sont ni des lentilles, ni des haricots, mais un féculent du même genre et ça nourrit son homme.
On n’a évidemment pas beaucoup de viande, mais le matin, on a du porridge et comme on a pas mal de lait… Le porridge, ça cale, comme ça, on réussit à se nourrir. D’ailleurs les filles grossissent pendant cette période, aussi curieux que cela puisse paraître, les filles d’une vingtaine d’années font attention à ne pas grossir.
Tout le monde est donc rentré, certains des enfants iront vers les Éclaireurs Israélites, d’autres resteront aux Éclaireurs Unionistes de la « La Maison Verte », d’autres ne donneront pas de nouvelles.
Pour beaucoup, on était restés en relation, mais ça consistait à s’envoyer une lettre au jour de l’an ou un faire-part de quelque chose.
En 78, une de mes Éclaireuses et puis un garçon, Simon Lewkowiez, qui était aussi un Éclaireur, ce sont retrouvés à Paris. Jean était de ce monde, il a reçu un coup de téléphone un jour de ce Simon lui disant : « J’ai enterré ma mère ce matin, ça m’a fait penser à toi, est-ce qu’on pourrait se revoir ? » Naturellement, il lui a dit de venir, et j’avais Louise Cohen, une de mes éclaireuses, qui était en province et justement revenait à Paris.
On a décidé de regrouper celles qu’on retrouverait de l’âge de la cheftaine à l’époque. Nous nous sommes retrouvés, un petit groupe qui est resté très lié, on se voit encore et alors en 78, Pierre Lewkowiez (Simon), a proposé de demander la Médaille des Justes pour Jean Joussellin. C’est lui qui a écrit… Un certain nombre a témoigné qu’ils avaient été mis à l’abri à Cappy, etc.
Voilà comment je peux raconter l’histoire.
Donc, Simon a commencé à faire les démarches pour cette médaille en 78. Il l’a obtenue en mars 80 et Jean est mort en Juin 80. On a quand-même eu le temps, sans savoir évidemment, que son cœur lui jouerait des tours trois mois après, on a fait un rassemblement à la « La Maison Verte » même, avec tous les anciens qu’on a pu retrouver, et leur dire qu’il avait la Médaille des Justes.
Le petit groupe, dont 9 anciens enfants juifs de Cappy, est allé à Yad Vashem à Jérusalem.
L’arbre qu’il y a là-bas, c’est l’Arbre de Yad Vashem, et ce qui est assez curieux, c’est que le plus jeune de mes petits-fils est allé à un mariage d’une cousine à Tel-Aviv, il n’y a pas longtemps, il y a deux mois. Lui, n’était pas né à l’époque, il est né en 90, et il m’a dit qu’il irait voir l’arbre de son grand-père et qu’il ferait des photos. On a donc planté l’Arbre en 80, j’y suis retournée en 86. Évidemment, je suis allée voir l’Arbre, mais enfin, c’est un arbre, voilà…
Renée Joussellin
Le témoignage de Jacques Walter, « Rama » – Entretien du 04 août 2012.
Mon père spirituel, Jean Joussellin, est nommé pasteur à un poste de la Mission Populaire du 18e arrondissement. C’est un quartier populaire où on rencontre du monde populaire et chacun sait qu’en France, le monde populaire n’est pas très très pieux en général.
En plus de cela, avec un grand mélange de nationalités, d’origines, de langues, dont nombre de juifs venus aussi bien d’Europe Centrale que du Moyen Orient. Nous rencontrons pas mal de juifs par exemple, qui sont des anciens juifs d’Espagne, chassés par Isabelle-la-Catholique, et qui ont fait le tour de toute ma Méditerranée, sont passés par la Turquie et ont fini par revenir en occident, en particulier en France, puisque la France est le pays des droits de l’homme et le pays d’accueil des étrangers, tout le monde sait ça…
Donc, mon ami Joussellin, ouvre un poste de travail sur ce quartier. Comme il a un grand passé d’animation dans le scoutisme, il pense tout de suite qu’il faut faire quelque chose avec les enfants. Il se trouve que parmi les enfants qui viennent, il y a pas mal d’enfants juifs.
Au départ, c’est simplement pour faire des activités habituelles, de loisirs qui se veulent un peu éducatifs, patronage amélioré, ou quelque chose comme ça. Puis, très vite, il y a les lois de Vichy, et la persécution des juifs, les recensements, le Vel d’Hiv. À ce moment-là, il prend conscience que vraiment, une bonne partie des enfants qui fréquentent sa maison, sont en danger. Il se dit : « Comment arriver à les protéger ? »
D’abord, et ça, j’y pense maintenant en en parlant, je n’ai pas le souvenir qu’un seul de ces enfant ait porté l’étoile juive. Donc, est-ce que Joussellin leur dit : « Ne la porte pas », c’est probable. Mais, vraiment, ils viennent à « La Maison Verte » et je n’y vois jamais d’étoile juive.
On les emmène en sorties, en camp, en colonie de vacances… jamais d’étoile juive. Et pourtant, ils le sont vraiment jusqu’à la racine… En tout cas, dans mon souvenir, il n’y a pas d’enfant avec une étoile juive.
Qu’est-ce que Joussellin pense faire avec ces enfants ?
Il veut d’abord leur offrir de activités de scoutisme. Or, le scoutisme est interdit dans la zone Nord occupée par les allemands, donc, on fait un scoutisme qui est comme le « Canada Dry » du scoutisme « light »… ça y ressemble, hem, bon… on a des petits foulards de temps en temps, mais côté uniforme, ils sont très pauvres et c’est donc très sommaire. Autrement, c’est la même technique de travail et de pédagogie que le scoutisme.
Moi, je débarque là-dedans fin 42, je viens juste de devenir chrétien à cette époque, et je cherche à être utile à mon christianisme nouveau, et on m’oriente vers la « La Maison Verte » puisqu’il y a du soutien scolaire à faire pour les enfants. Après ça je vois qu’il y a des activités et des groupes organisés et je deviens rapidement un des moniteurs, un des cadres.
Joussellin se dit qu’il y a un certain nombre d’enfants qui sont en danger ou dont les familles ont déjà été inquiétées donc qu’il faut en mettre à l’abri en dehors de Paris. Il invente donc un camouflage. Il crée une association qui est censée organiser des colonies de vacances et former des cadres pour les colonies de vacances. Elle s’appelle le Comité Protestant des Colonies de Vacances, le CPCV, qui s’appelle maintenant Comité Protestant des Centres de Vacances. Plus personne maintenant ne doit savoir comment ça a commencé, ce n’est pas du tout la formation de cadres qui importe, c’était la devanture, hein…
Il ouvre une première maison à Gouvieux dans l’Oise, pas très loin de Chantilly. Il y a des enfants qui sont à l’année là-bas, et quand Renée Joussellin vous parle d’un enfant qu’elle est allée chercher, c’est probablement là pour le ramener à Paris.
Je commence donc à faire des camps avec eux et, on arrive rapidement à l’année 44 où les choses s’accélèrent. Il y a partout l’Allemagne qui recule, il y a partout les Alliés qui avancent, le débarquement, etc. On sent que ça devient un peu « chaud ». Alors, Joussellin nous dit : « Écoutez, on ne sait jamais ce qui peut arriver, alors quand vous arrivez à la “ La Maison Verte ”, regardez à telle fenêtre, s’il y a un chiffon qui est accroché à la rembarde, ça veut dire qu’il ne faut pas rentrer ». Je n’ai jamais vu le chiffon. Tant mieux, tant mieux !
Nous arrivons à l’époque de l’été. Le débarquement a eu lieu, les choses s’accélèrent. Joussellin pense qu’il vaut mieux faire partir le maximum des enfants que nous avons, dans un centre de vacances où ils seront quand même un peu plus à l’abri.
Il pense à un château complètement délabré, qui se trouve à Verberie, pas loin de Compiègne et qui est un ancien centre de cadres du scoutisme français. On lui prête cette maison-là, qui est vraiment, alors je ne sais pas dans quel état, car pendant des années, elle a été inutilisée.
Le confort est ultra spartiate et le matériel vraiment de bric et de broc, mais il y a ce château et il y a un immense parc, pas entretenu mais pour des enfants, c’est une merveille ! Et puis il y a des grands espaces où on peut planter des tentes, avoir des lieux de rassemblements, des aires de jeux, un grand tulipier, à côté duquel on hisse le drapeau français et on fait les rassemblements qui inaugurent chaque journée, sans chanter « Maréchal, nous voilà », ça, c’est sûr.
On est dans un centre où il y a une bonne centaine d’enfants et où il doit y avoir 70 ou 80 enfants juifs. Il faut tous les nourrir. Et là, je sais que Joussellin a un coup de culot, il va à la mairie du 18e, voir le maire nommé par les autorités de Vichy, et lui dit : « Monsieur, j’ai quelque chose à vous demander. Ou bien vous m’arrêtez, ou bien vous accédez à ma demande. J’ai besoin de 100 cartes d’alimentation pour des enfants juifs. » Et il a ses 100 cartes.
Donc on a les cartes d’alimentation. Vous n’avez pas connu cette époque-là, il y a un certain nombre de cases en bas, qui sont marquées avec des lettres selon les distributions, on dit: tel truc peut servir à ceci ou à cela, et il y a parmi nous un gars qui est d’origine anglaise et qui est dégourdi. Il a l’idée de gratter les lettres, et avec de la « patato-gravure », de les transformer en cartes de pain de 350 g. C’est-à-dire le maximum qu’un ticket peut donner. Alors avec ça, on va dans une des boulangeries aux alentours de Cappy, on met la carte sur le comptoir, vous savez, y a toujours un peu de farine, et on passe…
Les cartes d’alimentation ramènent pas mal de pain, heureusement, parce que l’alimentation est difficile. Je me souviens que pendant plusieurs semaines, on mange des espèces de haricots rouges, des espèces de fèvettes, des choses comme ça…
Il nous arrive de ramasser des escargots, de les mettre sur des braises et de manger les escargots comme ça parce qu’on a faim.
Donc, il y a ce rassemblement d’enfants, il n’y a pas que des enfants juifs, mais enfin il y en a quand même pas mal, qui viennent directement de l’étranger Je me souviens d’un qui ne parle qu’allemand avec sa mère. Il sait parler avec elle mais il ne sait pas écrire, alors je lui écris ses lettres. Et ça commence toujours par « Devant nous, il y a un merveilleux panorama. », et puis après ça, on invente le reste de la lettre.
On fait des grands jeux, alors là, le parc est merveilleux, on fait des grandes sorties, en dehors du lieu. Ça dure trois mois, cette colonie de vacances. Trois mois, sachant qu’autour de nous, il se passe beaucoup de choses, et que l’enjeu est quand même grave, donc, de temps en temps, il faut faire en sorte que la soupape s’ouvre un petit peu. Alors on fait des grands jeux, des grands jeux de pistes où il y a des choses à aller chercher chez l’habitant, avec tout un circuit dans les environs.
On fait, je me souviens, une grande sortie dans la forêt de Compiègne, et c’est pas loin du camp de Royallieu, et au moment où nous faisons cette sortie, on ne le sait pas mais il y a une évasion de plusieurs dizaines de gars de Royallieu et les allemands qui les pourchassent. Et nous, on est au milieu de tout ça, complètement inconscients, ravis de voir la forêt au petit matin, de voir les grandes toiles d’araignées qui scintillent avec la rosée… C’est d’une grande beauté.
On va passer une nuit chez un « parpaillot » qui habite dans ce coin-là et qui nous permet de nous installer autour de sa maison. On couche à la belle étoile et on rentre absolument ravi…
Ça, ça dure jusqu’à la fin août et, la veille de la libération, y a un détachement de la « flak artillerie », l’artillerie antiaérienne allemande, qui est en retraite, qui passe et qui s’installe au milieu de nous, au château de Cappy. Bon, ils n’ont pas l’intention de s’attarder, mais enfin…
Il y a un lieutenant qui commande ce détachement et c’est la directrice adjointe, qui est une juive autrichienne, qui parle donc un allemand tout-à-fait comme il faut, qui lui explique qu’il y a des enfants qui sont là, que avec tout ce qui se passe, la guerre, les bombardements, c’est bien de les mettre à la campagne, etc. Le lieutenant allemand lui dit : « Vous savez, moi, les juifs, je les reconnais à 10 km par temps de brouillard ».
Ce détachement passe et fiche le camp, je ne sais pas jusqu’où il peut aller, parce que le lendemain, les américains arrivent et on fait vraiment la fête, ça c’est sûr ! Avec une soirée pendant laquelle le patron, Joussellin, nous réunit, tous les cadres, et nous lit un texte des épitres de Paul où Paul dit « qu’il n’a perdu aucun de ceux que Dieu lui a donnés ». C’est vrai qu’il n’y en a aucun qui a été perdu, c’est… pour nous, c’est très émouvant, tout ça !
Et puis après ça, il y aura des fêtes avec tous les résistants qui apparaîtront, opportunément à cette époque-là, certains seront authentiques et d’autres un peu moins… un peu « léger », comme passé de résistant, bon, il y aura là aussi des manifestations aux monuments aux morts un peu partout. Comme Joussellin est pasteur, il sera amené à prendre la parole, et tout et tout.
Un jour, il s’est mis à jouer, parce qu’il y avait beaucoup de déchets des américains et en particulier, il y avait des fusées et il a eu « l’excellente idée » de décortiquer les fusées, de faire sortir la poudre et puis il s’est dit que ce qui ne brûle pas, c’est quand même moins intéressant. Il a mis le reste au feu, ça a fait une très belle flamme avec laquelle il s’est brûlé les deux mains et s’est retrouvé pendant quelques jours avec des pansements aux deux mains ! C’était digne de l’inconscience qu’il fallait…
Donc, l’affaire c’est terminée de cette manière-là. Beaucoup ont eu la chance de retrouver leurs parents et d’autres pas. Nous sommes restés en contact avec pas mal de ces enfants qui sont devenus des pères et mères de familles.
Nous nous sommes retrouvés quelques années après avec certains d’entre eux au château, juste avant que Cappy ne soit définitivement vendu pour je ne sais pas quel devenir, on a évoqué comme ça des tas de souvenirs, et on est resté affectivement très liés avec beaucoup d’entre eux.
Sauf… qu’il y a Israël… et la politique du gouvernement israélien… on ne peut pas émettre une critique parce que émotionnellement, ce qu’ils ont vécu fait qu’ils ne peuvent qu’être inconditionnels du soutien d’Israël. Mais alors ça, on s’aime bien mais il y a un tas de choses dont on ne peut plus parler…
Jacques Walter, « Rama »