Pour ce qui est des repas, tout le monde mange ensemble et la même chose. Chacun a sa place à sa table. Yvonne doit déployer des trésors d’ingéniosité pour nourrir jusqu’à 130 personnes 3 fois par jour en temps de guerre et… quasi clandestinement. C’est plus qu’un tour de force. Le menu est très souvent composé de fèvettes et de légumes déshydratés. Des pasteurs du Poitou lui envoient régulièrement des caisses de fèvettes sèches, alors à chaque repas, tout le monde mange des fèvettes La nourriture n’est guère abondante mais ne manque jamais vraiment.
Tous les jours, quelques-uns partent régulièrement en petit groupe et à vélo faire le tour des fermes environnantes pour quémander quelques œufs, acheter des patates ou des légumes qui sont ramenés dans une remorque, derrière un vélo. Pour ne pas revenir bredouille, il faut quelquefois s’éloigner de 10 ou 12 km ou même aller jusqu’à Compiègne, chez un grossiste en fruits et légumes. Un jour, un paysan arrive avec une camionnette pleine de carottes. Les « cuisiniers » feront même de la confiture de carottes, avec de la saccharine, un peu de sucre et de l’aspirine, pour mieux la conserver. Une autre fois, un camion de pommes de terre nous est « offert », elles sont déjà cuites, prêtes à être mangées avec leur peau. Le maire de Verberie, qui est aussi minotier, connaît beaucoup de monde. Il nous fait parvenir des sacs de farine, mélangée au son, avec laquelle est confectionné le porridge du matin. Il envoie aussi des provisions : choux, pommes de terre, poireaux…
Les cartes de pain et les cartes d’alimentation, – puisque ceux qui sont là légalement ont leurs cartes, – sont bien utiles. Ceux qui sont dans l’illégalité ont quelquefois des fausses cartes. Les cartes sont souvent un peu trafiquées. Le jeune étudiant anglais, Bobby, (le neveu de pasteur), est pas mal dégourdi. Il a l’idée de gratter les lettres, et avec de la « patato-gravure , d’imprimer un « T » sur du papier à cigarettes qui sera collé sur la carte. La lettre T veut dire « travailleur ». Elle donne droit à 325 g de pain au lieu de 25 g. On met la carte sur le comptoir, où il y a toujours un peu de farine, et on passe…
Les cartes d’alimentation ramènent pas mal de pain, heureusement, parce que l’alimentation est toujours problématique. La boulangère accepte aussi quelquefois d’échanger des tickets « T » contre des tickets de 25 g. Elle n’est pas dupe, bien sûr… Jacques raconte qu’un jour, elle tique en voyant sur la carte qu’il pose sur le comptoir, la barre du « T » se relever légèrement, étant mal collée. Après un temps d’arrêt, elle fait comme si elle n’avait rien vu…
Jean Joussellin et son équipe prennent bien entendu beaucoup de risques. Vraisemblablement, nombreux sont ceux qui se rendent compte qu’il se passe quelque chose d’anormal à Cappy. Le personnel de la Maine de Verberie n’est certainement pas dupe non plus. C’est d’ailleurs un employé de la mairie qui s’occupe du renouvellement des cartes d’alimentation. La « colonie » ne sera jamais inquiétée. Il n’y aura pas la moindre dénonciation, la moindre enquête de police, jamais, jamais ! Le Maire du village de Verberie (encore lui), met à la disposition de la colonie deux fois par semaine, et c’est très important, la piscine municipale de Verberie. Les gosses y vont en chantant, et c’est pour eux l’occasion de prendre une douche parce que… les installations sanitaires du château sont un peu succinctes.
Pourtant, de mai 43 à septembre 44, il n’y aura pas une maladie, pas même une appendicite. Il y a un bras cassé et… des poux. C’est tout ! Aucun médecin n’est appelé sur place, pas une seule fois. C’est un peu miraculeux mais c’est comme ça.
Dès la fin de l’été 43 la famille Joussellin rentre à Paris, à « La Maison Verte ». Jacques reprend d’ailleurs ses études « si on peut appeler ça des études, disons mes couillonnades en allant à l’école », se remémore-t-il en souriant. À « La Maison Verte », en ce qui concerne le danger d’une descente allemande, un signal est mis en place. Une fenêtre visible de la rue Marcadet est utilisée. Si elle est ouverte, la voie est libre. Si elle est fermée, il vaut mieux ne pas rentrer. Les protagonistes sont donc conscients du danger, mais cette notion les effleure à peine. Suite aux bombardements sur le quartier de « La Chapelle », les Joussellin réintègrent Cappy en mai ou juin 44.
À cette époque, on parle peu des camps de Buchenwald ou de Dachau. Pour sa part Jacques confie que ce n’est que bien des années plus tard qu’il prendra conscience, rétrospectivement, de l’horreur que ces mots représentent.