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1948 : La coéducation à la branche Louveteaux

 Contribution d’Andrée Mazeran-Barniaudy, ancienne responsable nationale branche Louveteaux

 

Le texte qui suit, très complet, décrit une évolution intéressante : Andrée, responsable en province, a mené une expérience de mise en place de la coéducation dans sa meute de louveteaux, en réponse à un besoin constaté. Expérience qui, comme quelques autres, a été considérée comme suffisamment réussie pour permettre une extension progressive et une réflexion au niveau de l’ensemble du Mouvement lorsqu’Andrée a été amenée, sur la demande de Pierre François, alors Commissaire général, à prendre la responsabilité de la branche au plan national

Ce document est intéressant sur plusieurs points :

– il décrit le contexte « social » de l’époque, en liaison avec le milieu familial d’Andrée ;

– il fait apparaître les difficultés d’ordre culturel d’une telle évolution, aussi bien pour les autres responsables que pour certains enfants ;

– il met en évidence le rôle de l’équipe nationale de branche, en charge de cette évolution et de son passage à l’acte, en particulier avec un certain nombre de précautions nécessaires pour franchir les obstacles identifiés.

Nous nous permettons d’ajouter un élément supplémentaire : dans les mises en cause qu’a connues le Mouvement dans les années d’après-guerre, il a été prétendu, de la part de certains dissidents, que ses évolutions avaient été le fait de quelques « enseignants mis à disposition n’ayant jamais fait de scoutisme ». L’exemple d’Andrée est significatif de ce point de vue : c’est en tant que cheftaine de louveteaux, et à partir de son expérience, qu’elle a mené cette action, et elle n’est devenue permanente qu’ensuite. De même que Jean Estève, pour les résolutions d’Angoulême, ou Pierre Buisson, René Tulpin ou Claude Deru, pour la branche aînée…

La coéducation souhaitée, expérimentée, définie et vécue dans le scoutisme laïque :

Contribution d’Andrée Mazeran-Barniaudy,

ancienne responsable nationale branche Louveteaux

Introduction

Il ne s’agit pas, dans ces pages, d’un traité sur la coéducation, mais de réflexions personnelles qui conduisent une vieille dame de 84 ans à mettre noir sur blanc ses souvenirs de « cheftaine » qui a, une des premières, lancé une meute mixte (en 1948-1949) et qui a été amenée, par la suite, à prendre la responsabilité nationale de la branche Louveteaux et à généraliser cette coéducation.

Le contexte social de cette époque, que j’évoque en me plaçant en observatrice qui se penche sur ce passé – j’essaye de ne pas (trop) raconter ma vie – permet de mettre en évidence le « génie novateur » des Éclaireurs de France, mais, bien évidemment, c’est la chance que j’ai eue de vivre une enfance immergée dans une coéducation toute naturelle qui m’a permis de transformer naturellement la branche Louveteaux masculine en une société d’enfants mixte, encouragée par les décisions du Comité Directeur, soutenue par le Commissariat National, aidée par la solide équipe nationale de branche.

Le contexte social

Pour mieux apprécier ce « génie novateur » des Éclaireurs de France, il faut resituer le contexte social de cette époque.

Dans la société, nombreux étaient les freins : conformisme, habitudes, religions, pouvoir des hommes, sexualité… qui conduisaient à une éducation différente pour les filles et les garçons. Les stéréotypes étaient courants et ne choquaient personne. Un garçon est fait pour être le chef – comme le coq dans un poulailler : le garçon fait du bricolage, il ne joue pas à la dînette ou à la marchande, il ne sait pas coudre… Une fille fait la cuisine, le ménage, elle a peur, elle crie pour un rien, elle ne sait pas courir, ne grimpe pas aux arbres… Les vêtements des filles et des garçons confirmaient ces choix : les petites robes des filles rendaient inconvenants certains exercices physiques.

Ces réticences ont perduré : en 1973 (vingt-cinq ans après !) la mise en place de la mixité à l’école primaire dans le XIVe arrondissement de Paris posait encore des problèmes. J’étais présente comme parente d’élève, à une réunion avant l’entrée des élèves au cours préparatoire. Les enfants, garçons et filles, sortaient de l’école maternelle mixte ; jusqu’alors, ils se séparaient pour l’école élémentaire : les garçons allaient à l’école de garçons, les filles à l’école de filles. Les parents se sont montrés réticents et mécontents de cette mixité toute nouvelle : « les filles sont plus timides, plus calmes, les garçons les domineront, ils sont plus brutaux, il y aura des violences…, la piscine ne peut être mixte… ». Cela faisait 24 ans que nos meutes pratiquaient la coéducation !

À l’école, filles et garçons étaient séparés. Dans les villes, petites ou grandes, filles et garçons étaient séparés à l’école primaire, au collège, au lycée. Dans les petites villes – je prends l’exemple de Gap ou de Lodève – le lycée de garçons accueillait les rares filles qui choisissaient  de faire « maths élem » (mathématiques élémentaires, soit terminale S aujourd’hui).

Garçons et filles, enfants ou adolescents, n’avaient pas beaucoup d’occasions, en dehors de la famille, de se rencontrer. « Le seul moment où j’ai côtoyé des filles, dit un homme de 88 ans, c’est dans la préparation à la communion solennelle  à 11 ans. Le catéchisme était séparé, le prêtre s’occupait des garçons, Mademoiselle Marie des filles. Mais les trois jours de « retraite » avant la communion rassemblaient les filles et les garçons dans la même église (les garçons d’un côté, à droite en rentrant, les filles de l’autre côté, à gauche). Pendant ces trois jours, on n’osait pas parler aux filles »… et le vieil homme qui se penche sur son passé d’ajouter « on vouvoyait les filles en math élem comme en classe préparatoire à Montpellier, comme à l’Institut Agronomique à Paris dans les années 47-50 (il y avait 3 filles et 100 garçons…).

Ma chance : vivre une enfance et une adolescence dans un milieu scolaire et familial mixte.

1935-1940 : mon école mixte. Là encore, je ne veux pas généraliser, mais simplement apporter un témoignage sur le vécu scolaire de ces années.

Mon école était à Eyguians, petit village au sud des Hazutes-Alpes, à la limite des Alpes de Haute-Provence. À la campagne, dans les petits villages, les écoles étaient mixtes. Dans la salle de classe, les garçons étaient d’un côté, les filles de l’autre, deux par banc. La maîtresse, sur son estrade, était en face et le poêle à charbon au milieu. La mixité était bien vécue, avec rigueur et sévérité dans l’ensemble ; les travaux étaient répartis : les garçons mettaient du charbon dans le poêle, les filles essuyaient les tableaux noirs. Les travaux manuels étaient variés : découpage de papiers, couture, fabrication à la scie d’objets en contreplaqué… Les filles apportaient leur ouvrage mais avaient la possibilité d’utiliser la scie (contrairement à l’école du village voisin). J’ai pu faire quelques objets à la scie mais je ne souviens pas d’avoir vu un garçon coudre à l’école…

À la récréation, nos jeux étaient, la plupart du temps, séparés ; les garçons jouaient aux billes, à saute-mouton, les filles faisaient des rondes, sautaient à la corde, jouaient aux osselets – mais les filles jouaient parfois avec les garçons, à chat perché par exemple. Je me souviens d’avoir joué à « Cèbe » : cela consistait à sauter à plusieurs sur le dos d’un garçon penché contre un mur ; quand le garçon trouvait que c’était trop lourd, il criait « Cèbe ! ». C’était le garçon qui supportait le plus de poids qui gagnait.

Les classes promenades et la gymnastique étaient séparées. Dans les années 38-39, les élèves sortaient avec leur enseignant.  Durant une demi-journée, c’était la classe promenade. À la promenade s’ajoutait une « étude » : le dessin et le nom des fleurs, le dessin et le nom des montagnes environnantes, l’observation  des animaux au bord de la rivière ont fait partie des découvertes destinées aux filles de mon école (des photos en témoignent). Les garçons avaient un programme plus sportif, le mari de l’institutrice, ancien militaire, assurait la gymnastique des garçons.

L’enseignement, dans cette classe qui regroupait trois sections (il y avait deux classes : la classe des petits, la classe des grands) était traditionnel. Toutefois, quelques activités, qui me semblent maintenant (avec le recul de 75 ans) exceptionnelles nous étaient offertes :

– la cueillette de plantes médicinales : nous allions cueillir au bord des chemins ou des ruisseaux du tussilage et du bouillon blanc, dont les fleurs étaient utilisées comme pectoraux. Nous faisions sécher notre récolte et nous la vendions à la pharmacie ; l’argent était destiné à la coopérative scolaire, nous achetions du matériel pour les travaux manuels ou des livres ;

– l’élevage de vers à soie : nous avons fait cette expérience une seule fois car l’organisation de notre « magnanerie » prenait de la place et du temps. Imaginez un coin de la classe réservé à l’élevage ; la maîtresse avait acheté des œufs de vers à soie, les œufs incubaient pendant trois ou quatre jours, les petits vers filiformes qui sortaient des œufs grossissaient grâce à des quantités de feuilles de mûrier qu’ils dévoraient. Après quatre mues, ils atteignaient cinq centimètres… À ce moment-là, ils montaient dans des branches de genêt que nous avions installées et construisaient leurs cocons pendant trois jours ; les cocons blancs grisâtres étaient vendus, dévidés pour obtenir des fils de soie naturelle.

Mais quel travail ! Il fallait des quantités de feuilles de mûrier pour nourrir nos pensionnaires, et le nettoyage prenait du temps. Garçons et filles avaient naturellement leur place dans cette activité. Nous allions, en dehors des heures scolaires, cueillir des feuilles de mûrier, les branches basses étaient plus accessibles aux filles. Des parents nous aidaient et nous donnaient des conseils. On avait élevé des vers à soie dans la région, il y avait donc des mûriers au bord des routes.

Finalement, cette magnanerie a été un vrai précurseur de nos entreprises de meute ! C’est peut-être là que j’ai puisé mon inspiration pour la méthode Louveteaux… J’ai aussi l’impression que, dans mon école, nous avions le temps de tout faire, puisque j’ai aussi appris à lire, écrire et compter !

Mon milieu familial : un peu personnel…

J’ai vécu mon enfance et mon adolescence dans un milieu « mixte » : en famille, six enfants (quatre filles, deux garçons) et de nombreux cousins et cousines avec lesquels nous passions nos vacances. À l’école élémentaire du village, il n’y avait que deux classes mixtes et le collège était mixte aussi. Mes premières expériences de vie scolaire entre filles se situent à partir de la seconde. Mon entrée dans le scoutisme s’est faite à ce moment-là. Après une année d’éclaireuse à la F.F.E., j’ai eu la responsabilité, aux Éclaireurs de France, d’une meute qui, en 48-49, est devenue mixte. En même temps, je constituais un clan routier, également mixte.

J’ai, bien sûr, été marquée par les jeux et les activités que j’ai pu vivre, enfant et adolescente, avec les garçons. Il n’y avait pas de différence dans les rôles que nous avions : les garçons jouaient à la marelle, à la marchande (des photos en témoignent), les filles grimpaient aux arbres ! Je peux vous expliquer le jeu du parachute : nous repérions les jeunes pins sur la colline du Vieil Ey ; nous grimpions à l’arbre en nous agrippant au tronc long et fluet, donc souples ; parvenus assez haut, nous lâchions brusquement le pin avec nos pieds et nos jambes et, suspendus seulement par les bras, nous faisons plier l’arbre et nous nous retrouvions sur le sol (avec un peu de résine). Un vrai parachute ! Le pin reprenait heureusement sa forme, car notre poids était léger !

J’ai envie de dire, comme Colette : « Je savais grimper, siffler, courir… » mais (ajoute Colette) « personne n’est venu me proposer une carrière d’écureuil, d’oiseau, de biche ». Je faisais des courses de pommes sur le  ruisseau de notre jardin, c’était notre tour de France fluvial : les pommes flottaient, emportées par le courant, elles étaient nos cyclistes et j’étais André Le Duc, mon frère Antonin Magne (coureurs cyclistes de l’époque). Les travaux d’aiguille n’étaient pas réservés aux filles. Un de mes frères avait, comme ses sœurs, un ouvrage au point de tige et le chien qu’il brodait sur la housse avait belle allure, un autre de mes frères m’a appris à faire une boutonnière. À la pêche dans la rivière, c’était quand même les garçons qui pêchaient le plus de poissons (ils étaient mieux équipés !) et c’était nous, les filles, qui préparions, en les vidant, des dizaines de petits poissons. Cette alternance de tâches dites « garçons »  ou « filles » nous paraissait naturelle car nous avions beaucoup d’activités communes où se mêlaient nos « compétences ». Quand nous construisions des villages miniatures, l’adresse des garçons dans la construction ou la menuiserie s’alliaient parfaitement à la minutie des jardins et des décors floraux inventés par les filles.

Si je fais resurgir ces souvenirs d’enfance, c’est peut-être pour me prouver à moi-même que faire vivre une meute essentiellement constituée de garçons avait, pour moi, un côté anormal. J’avais sans doute envie de faire vivre à des petites filles ce plaisir, partagé avec les petits garçons, d’activités de plein air, ce plaisir de réalisations où chacun trouve sa place, apporte ce qu’il sait faire pour que le résultat final soit une réussite commune aux filles et aux garçons. C’est donc naturellement que j’ai ouvert ma meute aux filles. Mais je n’étais pas la seule à m’engager dans cette voie.