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2015 : le témoignage de François Amoudruz à Strasbourg

 

… « un routier E.D.F. dans la tourmente »

 

 

François Amoudruz est venu, lors de la « journée de la mémoire du scoutisme laïque » à Strasbourg le 11 avril dernier, nous apporter son témoignage :

 

Permettez-moi, au nom des déportés concentrationnaires que je représente ici en ma qualité de vice-président national de la F.M.D., de rappeler que nous célébrons aujourd’hui même le 70e anniversaire de la Libération du camp de Buchenwald, et de rendre ainsi hommage à tous nos camarades disparus victimes de la barbarie nazie.

 

Le propos que je vais tenir devant vous à l’attention des jeunes générations d’éclaireurs et d’éclaireuses dont je suis l’aîné, m’apparaît utile car pédagogique. Il s’agit en effet de montrer en quoi mes activités aux E.D.F. dès 1940 ont contribué à aider l’adolescent que j’étais à survivre aux prisons et aux camps de concentration du IIIe Reich, et à se comporter dignement.

 

La rafle.

 

Nous sommes à Clermont-Ferrand en 1943. La Gestapo et la Milice française du Maréchal Pétain pourchassent les résistants, les torturent et les internent avant de les déporter. Ils s’en prennent particulièrement aux universitaires venus de Strasbourg dès septembre 1939, qui sont pour eux des opposants, voire des terroristes qu’il faut supprimer. Tel est l’objet de la très grande rafle du 25 novembre 1943 où plus de 1000 personnes (professeurs, étudiants, fonctionnaires) vont être regroupées avant vérification de leurs identités – par un français qui a trahi.

Jeune étudiant en droit – je viens d’avoir 17 ans – je me trouve pris dans cette nasse. Tandis que j’attends mon tour, et bien que surveillé, je découvre dans la poche de mon veston la carte de routier E.D.F. de mon « chef » du clan Mermoz, Jean-François Tripard. Que faisait là cette carte ? Je ne saurais le dire. Mais sa présence était d’autant plus dangereuse pour lui, et pour moi, que J.F.T. était en fuite après son arrestation quelques semaines plus tôt par la Milice française alors qu’il s’apprêtait à abattre leur chef. Il avait réussi à s’évader, et bien sûr, il était recherché.  Il me fallait donc faire disparaître ce document. Je vais réussir à le déchirer et à en manger les morceaux.

 

Le soir même, je suis jeté en cellule à la prison du 92. Interrogé par la Gestapo en décembre 1943, il ne sera pas question des résistants de ma famille, ni d’ailleurs de l’épisode « Tripard », bien que les questions portent aussi sur mes activités EdF dont l’insigne L’Arc Tendu est à ma boutonnière : j’apprends que les nazis considèrent les organes scouts auxquels j’appartiens comme chargés de préparer leurs adhérents à la guérilla contre l’armée allemande.

 

Je me sens solide, résolu dans mes convictions républicaines, résistant au physique comme au moral. Je pense souvent aux EdF et aux jeux assez rudes, diurnes ou nocturnes, aux camps, sous la tente et par tous les temps. J’aimais cela, nous prenions au sérieux nos activités et notre camaraderie. Ces images me suivront en cellule et en déportation, et je me réciterai les prénoms et les totems de ces copains, sûr qu’ils ne m’oublieront pas. Plus les Allemands chercheront à nous imposer leur idéologie, plus je me rebellerai en silence et lutterai contre leur déshumanisation scientifique. Je crois que j’ai puisé cette force dans l’éducation familiale, dans les activités et l’endurance acquise aux E.D.F., mais aussi, je pense, parce que je croyais aux valeurs de la République.

Dans les semaines qui ont suivi mon arrestation, j’ai évidemment pensé à fausser compagnie à mes gardiens. C’eut été jouable le 31 décembre 1943 en Gare du Nord à Paris au cours d’une alerte aérienne importante, mais j’étais depuis mon départ de la prison de Clermont menotté avec un autre détenu, ce qui rendait illusoire toute tentative d’évasion. La courte durée de mon internement au camp de Compiègne ne m’a pas laissé le temps de m’habituer aux lieux et d’en examiner les possibilités pour m’enfuir. Et le 17 janvier 1944, lors du premier transport de 2000 hommes en wagons à bestiaux pour Buchenwald, c’était trop tard. Nous avions quitté la France.

 

Buchenwald. Flossenbürg.

 

Néanmoins, le routier que j’étais ne pouvait rester à court d’idées. Faute de pouvoir envisager une évasion, il me fallait bien penser à autre chose. Que faire dans ce camp sinistre et glacial où je ne connaissais personne, déambulant comme un pantin dans mon costume rayé de bagnard ? Mon tempérament me portait à rechercher la compagnie de mes semblables, mais comment les approcher dans un lieu de tant de souffrances, comment apprendre à se connaître, se serrer les coudes, deviner les éventuelles affinités ? Ce rêve de communication, et d’un regroupement aussi homogène que possible sera vite démoli par les nazis.

Moins de cinq semaines après mon arrivée à Buchenwald, le N°40989 est appelé pour un nouveau « transport », direction Flossenbürg, en lisière des forêts de Bohême… et je deviens le N°6683. Tout est à recommencer. Quelques jours plus tard, à nouveau un « transport » m’attend pour me conduire jusqu’à Johanngorgenstadt, un Kommando spécial SS qui dépend de Flossenbürg, et se situe dans l’Erzgebirge, à la frontière tchèque (sudète). Ce petit camp de concentration, d’environ 1000 hommes de diverses nationalités, venait d’être aménagé en annexe d’une fabrique d’avions de chasse Messerschmitt qui fonctionne 24 heures sur 24 à raison de deux équipes de 12 heures, l’une de jour, l’autre de nuit, en alternance d’une semaine sur l’autre. Nous sommes début mars 1944, et il semble bien que le travail pour l’armement nazi qui nous est imposé nous maintienne sur place pour de longs mois.

 

Résister.

 

Décidé à mener à bien mon projet, je me mets en chasse pour trouver des camarades disposés à suivre mon initiative. Elle prend assez vite tournure ; cinq camarades acceptent de faire partie du groupe : j’étais le plus jeune, je deviens pour eux « le fils ». Et nos conversations vont se tenir surtout le dimanche, jour dit « de repos ». L’esprit d’équipe évoque sans doute en moi les rencontres avec les Routiers du clan Mermoz, sans doute aussi cette attitude « constructive » nous aide-t-elle à nous donner courage et espoir. Je suis entouré dans cette équipe de résistants qui n’ont peur de rien, et savent pourquoi ils sont là. Les sujets abordés tournent autour de la guerre, de son évolution – dont nous ne savons pas grand chose. Ils portent aussi sur la nourriture, les recettes de cuisine, les plats délicieux que nous dévorerons une fois rentrés à la maison…

Nos états de santé se détériorent, le travail à la chaîne nous est de plus en plus pénible, de si longues heures, surtout la nuit avec le risque de se faire prendre par un kapo si on s’endort au travail. Je tente néanmoins de saboter du matériel : les réactions du meister (ingénieur civil) nazi, qui ne peut supporter les Français, et encore moins les étudiants – qui ont le tort de penser – me dissuadent de récidiver. Nous finirons par avoir connaissance des débarquements, de la libération de Paris, et de l’avancée des armées alliées à l’est comme à l’ouest. Cela nous met du baume au cœur, mais nous trouvons que notre libération n’approche guère, et pendant ces longs mois beaucoup d’entre nous disparaissent à jamais. En février 1945, nous entendons avec allégresse passer les vagues de bombardiers alliés – il nous faudra du temps pour arriver à déplorer la mort d’une partie de la population de Dresde.

 

Les marches de la mort.

 

Pour nous, le pire est encore à venir. Le 16 avril 1945, le commandant SS de notre Kommando nous informe avoir reçu l’ordre d’évacuation immédiate : « Exécution sur-le-champ ». Le train dans lequel on nous ordonne d’embarquer pénètre en territoire tchèque et sa locomotive est bombardée peu après : il faut continuer à pied. Les marches de la mort viennent de commencer, sous escorte armée, et pour une destination inconnue. Qui n’avance pas ou traîne les pieds est abattu. J’essaye de soutenir l’un ou l’autre, peine perdue. Le camarade me fait comprendre son état d’épuisement et me demande de le déposer au bord du chemin. Je le laisse, sachant qu’un gradé SS à bicyclette va passer et l’abattra d’un coup de revolver dans la nuque.

 

Nous marchons le jour et stationnons la nuit, dehors, sans abri, dans le froid et privés de toute nourriture ; quand le hasard des distributions nous attribue un peu de marc d’ersatz de café, nous le mangeons en guise de remède à la dysenterie.  Il fait très froid et il pleut, et nous grelottons dans nos pauvres vêtements trempés. Si nous voulions échapper à une mort programmée, il ne nous restait qu’à tenter l’évasion. Par chance, pendant toutes ces terribles journées, j’avais pu rester avec mon ami Achille, un des résistants auvergnats. Dans la nuit du 28 au 29 avril, nous prenons la fuite dans des conditions inimaginables. Mais quelques jours plus tard nous sommes repris. Nous subissons un interrogatoire en allemand, langue qu’Achille ne comprend pas – je me débrouille, avec une pensée pour mes profs. Nous finirons par nous retrouver dans les locaux de la police criminelle, à Karlsbad. Le 8 mai, un allemand en uniforme appelle mon nom, me fait enlever mon pyjama rayé, prendre un pantalon et une veste dépareillés dans un amoncellement de vêtements, et me jette à la rue. Je suis séparé d’Achille, seul, dépourvu de tout dans une ville complètement étrangère.

 

En traînant ma misère dans Karlsbad, j’apprends que la ville est traversée par un fleuve et que les Américains occupent une rive et les Soviétiques l’autre. Je suis chez les Russes et leurs soldats me procurent de la nourriture. Le 16 mai, je réussis à passer en zone américaine, et à prendre un train pour essayer de rentrer. Mais à Metz, à bout de force, je m’écroule sur le quai de la gare. Après des formalités de toutes natures, dont certaines ubuesques dans l’état où je suis, l’armée m’attribue un lit dans la salle des pas perdus de la gare de Metz. Rien sauf la gentillesse du personnel – et c’est déjà beaucoup – n’est prévu pour l’accueil des déportés, et leur survie. Metz est encore en zone « interdite », mais mes parents renversant tous les obstacles me retrouvent et obtiennent une place pour moi à la clinique Sainte-Blandine. Je suis sauvé, j’ai un lit propre, avec des draps, et des médecins très compétents s’occupent de moi. Ils ne comprennent pas toujours tout : personne à ce moment-là de l’Histoire n’imagine… Je pèse une trentaine de kilos, ma tension est celle d’un mort, et mon corps entier est secoué de cauchemars.

 

Mais j’ai résisté. Sur tous les points. Je n’ai cédé à aucune tentation, quelle qu’elle soit. Maintenant une longue convalescence m’attend, je ne pourrai reprendre mes études que quatre ans après mon arrestation.  Je tiens à redire, en conclusion, l’apport du scoutisme dans ma capacité de résister physiquement et moralement, de créer des liens et une solidarité qui ont sans nul doute sauvé des vies – dont la mienne.