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2015 : Un peu d’histoire de la coéducation


Platon et la coéducation : l’élitisme mixte de La République

Intervention de Damien Delorme, jeune agrégé de philosophie

 



Introduction :


Que faire de Platon dans une journée de la mémoire pour le scoutisme laïque ? Que faire de Platon dans un colloque sur la coéducation ? Ces questions renvoient à une question plus générale : Que faire de l’histoire de la philosophie dans une question politique c’est-à-dire qui produit du clivage (produit du clivage en ami-ennemi)  ?

Je crois qu’il faut se garder de l’écueil qui consisterait à mythifier Platon comme une figure d’autorité — « Platon, l’inventeur de la philosophie ! » — pour en faire un défenseur d’une position contemporaine. Il faut être très clair à ce sujet : Platon défend certes une position de coéducation. Mais il n’est ni un glorieux ancêtre (n’étant ni démocrate, ni féministe, ni rationaliste républicain), ni un repoussoir (n’étant ni un fasciste, ni un idéologue d’une société totalitaire, ni un sexiste forcené). Platon est simplement un philosophe qui fait ce que savent bien faire les philosophes : poser les problèmes, interroger des positions en formulant des distinctions conceptuelles et des arguments.

 

Quel est l’intérêt de Platon pour la question de la coéducation ?


Il y a, à mon sens, trois grands intérêts à mobiliser Platon sur la question de la coéducation :

–   [1] Platon pose le problème de l’éducation d’emblée comme un problème moral et politique. Bien sûr, il s’agit du développement d’individus, (physique et cognitif). Mais l’éducation est d’emblée morale (c’est-à-dire dictée par une idée finalisée de ce qu’est le bien). Elle est aussi politique (il s’agit de former des amis du collectif politique voir des conditions de possibilité de la constitution politique vertueuse). Il faut noter que les questions d’éducation sont abordée principalement dans deux ouvrages : le livre VII des Lois et le livre V de la République, ce dernier étant un ouvrage à la fois moral et politique centré autour de la question de la justice. De plus ces deux ouvrages envisagent le problème de la coéducation, comme condition d’une constitution politique. Enfin, Platon envisage le fait que la question de l’éducation des filles et des garçons produit du clivage politique parce qu’elle produit notamment une mise en cause d’une forme d’organisation et de hiérarchie des rapports de forces, c’est-à-dire aussi des réactions conservatrices véhémentes.

–   [2] Platon formule une analyse critique de la réaction spontanée de l’ordre social c’est-à-dire le refus de la coéducation. Platon explicite les présupposés et les arguments des adversaires ou des ennemis de la coéducation.

–   [3] Platon défend une position en faveur de la coéducation qu’on peut qualifier d’élitisme mixte. Ce qui me semble particulièrement intéressant est la stratégie de la défense de la position socratique : Platon défend la coéducation, non pas d’un point de vue moral (il est juste parce que chacun à un droit à l’éducation quelles que soient ses déterminations sociales, biologique, … ce qui sera plutôt le point de vue moderne) mais d’un point de vue politique (selon l’argument pragmatique « c’est bon pour la cité »). Il se permet ainsi de court-circuiter les présupposés moraux sur lesquels il peut y avoir désaccord. Et cette stratégie argumentative va peut-être amener Platon au-delà même de ce que ses présupposés machistes lui opposent comme limites : il y a une infériorité et faiblesse du genre féminin !

 

Recourir à Platon suscite donc un triple intérêt du point de vue philosophique : un intérêt problématique, un intérêt critique et un intérêt positif.

 

Dans La République, Platon met en scène Socrate discutant avec différents interlocuteurs sur la question de la justice. La thèse défendue par Socrate est une forme de justice aristocratique : Socrate défend en effet l’idée d’un « ordre juste » c’est-à-dire une hiérarchie vertueuse au sein d’un collectif. Pour établir cette thèse, Platon développe un parallélisme psycho-politique. Il va construire une analogie entre la justice au sein d’un individu (pensé comme collectif psychique, c’est-à-dire cohabitation de plusieurs instances) et la justice au sein d’une cité (pensé comme collectif politique). Socrate et ces interlocuteurs produisent alors le récit de la naissance d’une Cité juste, une cité idéale dont les acteurs normatifs principaux sont les Gardiens de la cité : ce sont ceux qui gouvernent et garantissent l’ordre juste. Ils remplissent donc une fonction de direction qui suppose la subordination de l’ardeur (cœur) et des désirs aux exigences de la raison. Cela pose un problème éducatif précis. Si en général, l’éducation vise à développer les plus belles facultés de l’âme et du corps, comment faire des militaires-musiciens-philosophes ? Comment former des êtres disciplinés mais émus par la raison ! Des corps vigoureux et des esprits réfléchis ? C’est au livre III, que Socrate propose pour répondre à ce problème un programme de gymnastique et musique. Mais, il est notable que ce programme, ne concerne alors que les garçons ! Et ce n’est qu’au livre V que Platon va envisager le problème de l’éducation des deux genres et de leur répartition des fonctions sociales.


L’éducation élitiste mixte :


Au livre V de la République, Platon fait jouer contre la cité idéale construite par Socrate et ses interlocuteurs les vagues de la convenance. Il s’agit de faire se briser sur l’édifice idéal les objections issues des normes conventionnelles l’intégration de femmes à l’éducation d’élite réservé au rang des gardiens, la communauté des femmes et des enfants ainsi que la justification du gouvernement par les philosophes. Il s’agit non seulement d’éprouver le modèle éthique et politique construit dans sa capacité à soutenir les critiques, mais aussi, positivement, d’en évaluer la possibilité et la profitabilité.

 

Les paralogismes entendus lors des manifestations contre le mariage homosexuel nous rappellent que la mer de l’opinion est toujours déchaînée. Et plus que jamais nous devons suivre le conseil Socratique, nous mettre à l’eau pour nager, quelle que soit la force des raz-de-marées doxiques et quoiqu’il soit peu raisonnable d’attendre comme Arion d’être sauvé de la mer houleuse par un dauphin. En quoi Platon peut-il nous servir de phare dans cette lutte contre les préjugés tenaces attachés à la différence des genres, des fonctions et des éducations ?

 

L’interrogation sur la fonction des femmes et des enfants dans la cité produit, au livre V de la République, [449 a-457 c] un examen remarquable. Sans exagérer la modernité de Platon, qui nous ferait courir le risque de l’anachronisme et d’une idéalisation mythique de l’égalitarisme platonicien, on peut tout de même reconnaître la puissance subversive redoutable de l’interrogation platonicienne concernant l’égalité ou de la différence de nature entre les genres, et par conséquent l’égalité ou la différence de fonction et d’éducation entre hommes et femmes. Le problème est exprimé clairement par Socrate : « La question [est] de savoir si la nature humaine, quand il s’agit de la femelle, est capable de s’associer avec le genre du mâle dans toutes ses tâches, ou alors, pas même dans une seule, ou bien si elle est capable de s’associer dans certaines tâches mais pas dans d’autres. » (453a).

 

Il faut d’emblée remarquer que la question de la différence sexuelle ou de la différence des genres ne semble pas d’abord le problème de Platon. Il s’agit ici, une fois la différence reconnue ou supposée manifeste, de s’interroger sur son statut et sur ses conséquences en matière d’éducation. La question apparaîtra d’autant plus polémique qu’il s’agit d’interroger la possibilité pour les femmes de devenir gardiennes de la cité, fonction supérieure dans la cité idéale consistant à protéger et gouverner la cité. L’éducation des gardiens a fait l’objet du livre III, et a permis à Socrate de montrer que la fonction (se battre et faire respecter la loi pour le bien commun) exigeait une éducation aux arts et à la gymnastique afin de produire des êtres justes ayant des affects et un corps harmonieusement régulés par la raison. Or pour la doxa athénienne – et bien au-delà d’ailleurs – la fonction militaire – avoir l’usage des armes, se battre, user de la force, de la violence et de l’agressivité pour protéger un territoire et un ordre social –, semblent d’emblée échapper à la féminité – repliée sur l’oikos, la gestion du foyer et des affaires privées, la sensibilité et le raffinement. Interroger la possible féminisation de l’art militaire, c’est se confronter au cœur de la domination masculine et des préjugés sexistes qui prétendent la légitimer. On comprend alors pourquoi, se transposant sur un terrain d’emblée moins polémique, Socrate mobilise l’exemple des chiens et chiennes de garde (451d). Tout athénien conviendra aisément que, à propos des chiens et des chiennes, si on veut la même fonction (i.e. garder), il faut la même éducation. Il existe donc au moins un domaine où la différence des sexes n’est ni exclusive d’une fonction de garde, ni cause originelle d’une exclusion éducative. C’est la première esquive contre la tendance essentialiste et discriminante de l’opinion qui permet d’amorcer la réflexion philosophique c’est-à-dire critique sur cette question.

 

Socrate a conscience de porter le débat sur un terrain polémique et friable : celui où la relativité des normes et des convenances attise les réactions émues avant de devenir, dans un oubli des conflits normatifs caractéristique des idéologies dominantes, « seconde nature » c’est-à-dire comportements habituels et d’usage. La mobilisation des affects, le changement dans ce qui satisfait potentiellement la convenance et la violence des critique contre les pratiques transgressives de cette normalité, jugées « contre-nature » ou « monstrueuses », invite le philosophe à la précaution. Le terrain est tout sauf apaisé et propice à la réflexion rationnelle.

Cependant tant de précautions face au « ridicule » et à « la raillerie » de la part de Socrate, par ailleurs irrévérencieux, pratiquant l’examen subversif des hiérarchies sociales (cf. Apologie de Socrate) et qui ne reconnaît comme seule autorité que l’intelligence (noûs) – avec ces deux idéaux que sont la vérité dans le domaine théorique et la vertu dans le domaine pratique – au mépris des conventions illégitimes, ne laisse pas d’étonner. Pourquoi donc tant de détours avant d’interroger la manière dont l’éducation (la formation) doit suivre la distinction des genres ou la transgresser ?

 

La question est d’emblée politique. Il s’agit non seulement d’interroger la légitimité des discriminations de genre au sein d’une structure hiérarchique. Mais il s’agit surtout d’interroger les présupposés amenant à la discrimination de normes éducatives fondées sur l’essentialisation de différence entre les genres. La question interroge donc à la fois des rapports de dominations et plus encore les moyens de rationaliser à posteriori des stratégies de domination par leur inscription dans des structures supposées transcendantes, universelles et contraignante : la nature.

 

La question est donc à la fois primordiale au plan socio-politique et potentiellement extrêmement subversive. Interroger la différence d’éducation entre les genres, c’est donc creuser jusqu’aux fondations d’une organisation sociale structurées autour de rapports inégalitaires. Et c’est interroger notamment les rapports de dominations masculines qui n’ont de cesse de se légitimer en se parant de la normalité naturelle, tout en délégitimant toute tentative critique, en rejetant d’emblée ces positions dans la monstruosité transgressive.

 

Le grand intérêt de la réflexion platonicienne dans ces pages, consiste [1] à formuler clairement la position de l’opinion comme essentialiste et discriminante, puis [2] à la problématiser pour en interroger le fondement à partir d’une réflexion sur la notion de compétence, avant [3] de soutenir une position qui est à la fois hiérarchisée (« tous les êtres n’ont pas les mêmes aptitudes à la compétence relativement à une fonction particulière »), critique de l’essentialisation de la différence sexuelle pour déterminer ces inégalités (« la différence sexuelle n’est pas un bon partage pour trouver la compétence ») et valorisant, comme réalisable et profitable, l’exigence d’offrir aux hommes comme aux femmes la même éducation dans toutes les fonctions en vue de l’excellence de la cité.

 

1-La position essentialiste : les hommes et les femmes ont des natures différentes qui leur confèrent des compétences et des fonctions sociales différentes.

 

L’opinion qui raille et juge ridicule l’égalité de fonction et d’éducation entre homme et femme soutient plus ou moins consciemment une position qu’on peut qualifier d’essentialiste. Il s’agit en effet de faire de la différence sexuelle une différence de nature, qui détermine des fonctions radicalement distinctes et par conséquent appelle des éducations radicalement spécifiques. Il y aurait donc des fonctions essentiellement masculines et féminines qui exigeraient des éducations essentiellement masculines ou féminines. Socrate explicite cette position en déterminant les objections formulées au nom de la convenance contre cette égalité éducative et fonctionnelle entre les genres.

 

L’argument essentialiste peut être reconstitué et mis en forme comme suit :

P1 : La fonction est relative à la nature. P2 : Les deux genres correspondent à des natures différentes.

C1 : Donc chacun des deux genres doit avoir des fonctions propres à sa nature.

P1′ : Les mêmes fonctions appellent la même éducation et des fonction différentes appellent des éducations différentes.

P2′ : Chacun des 2 genres est par nature destiné à remplir des fonctions différentes. C2 : Donc chacun des 2 genres doit avoir une éducation différentes, indexée sur la différence de fonction, fondée en dernier ressort sur une différence de nature.

 

Il y a donc deux prémisses déterminantes que Socrate va interroger :

[1] l’idée que la différence sexuelle appelle, par nature, une différence de fonction sociale et

[2] l’idée que la différence sexuelle appelle une différence d’éducation, pour correspondre à la différence de fonctions attribuées naturellement à chacun des genres.

 

La stratégie générale de Socrate va consister à opérer une distinction entre différences essentielles et différences contingentes et à nier la possibilité pour la différence sexuelle d’être une différence essentielle et suffisante en matière de compétence pour une fonction déterminée. Il s’agira donc de subordonner la différence sexuelle à une différence déterminante dans le choix des fonctions et des éducations – et ne recoupant pas la différence entre les sexes : la différence de compétence.

 

Par conséquent, la différence entre les genres sera redéfinie comme différence non de nature mais de degré au regard des fonctions sociales, potentiellement prise en charge indifféremment par les hommes comme par les femmes.

 

2-Les objections contre la doxa essentialiste : le différence sexuelle suffit-elle à discriminer des compétences ?

 

À la suite de l’exposé de la doxa athénienne en matière de différenciation sexuelle de l’éducation, Platon va mettre en scène le geste typiquement philosophique de l’élenkos, c’est-à-dire la méthode de réfutation socratique consistant à interroger la valeur d’une position en la mettant à l’épreuve de l’exigence rationnelle de cohérence.

Un préalable à la réfutation de la position essentialiste consiste à observer que certaines différences sont inopérantes pour fonder des différences de compétences. Il s’agit de porter la réflexion sur la distinction entre différences essentielles et différences contingentes. Pour faire sentir cette distinction, Socrate opère une analogie par transposition de la réflexion sur le terrain capillaire. Entre les chauves et les chevelus, il y a bien une différence capillaire essentielle. Mais cette différence devient contingente s’il s’agit de statuer sur la compétence à devenir « savetier » (454c). Nous sommes donc face à une différence de nature (entre le chauve et le chevelu) qui, sans être niée, et illégitime à discriminer entre savetiers compétents et incompétents. La remarque est fondamentale. Elle appelle la conscience d’un principe à respecter dans la discrimination des fonctions : la différence de compétence ne peut être indexée sur toute différence. Il existe des différences réelles qui ne sont pas le signe pertinents pour distinguer les compétences. Ainsi, apparaît implicitement la première mise en question de la position essentialiste : la différence des genres est elle essentielle ou contingente pour discriminer des fonctions ? La différence entre féconder et engendrer les enfants suffit-elle à fonder la différence de compétence en matière de connaissance et d’exercice (y compris gymnique et militaire comme c’est le cas ici dans la fonction de gardien de la cité) ?

 

La deuxième observation permettant de problématiser la position essentialiste consiste à mettre en doute l’adéquation supposée entre différence de genre et différence de compétence. Platon fait simplement remarquer que les différences de compétences peuvent s’opérer au sein d’un même genre. Ainsi, on peut, au sein d’un même genre, distinguer deux fonctions, par exemple la médecine et la maçonnerie. Chacun conviendra que tous les hommes ne sont pas également compétents en ces domaines. Il convient donc de distinguer les compétences, au sein d’un même genre. Non seulement, il n’est pas sûr que la différence de genre soit essentielle pour distinguer entre gardiens compétents, mais au demeurant, il ne suffit pas d’être un homme pour être un bon gardien ! La deuxième mine visant à saper la doxa essentialiste consiste donc à interroger la représentation mythique qui fonderait la compétence des gardiens sur leur masculinité et corrélativement invaliderait la compétence féminine à devenir gardien. Ou formulée en termes généraux : y a-t-il plus de différence entre les hommes et les femmes qu’entre les hommes entre eux pour attribuer une même fonction ?

Socrate aboutit alors à une reposition du problème inversant la charge de la preuve. Il ne s’agit pas de se demander quelles différences de fonctions correspondent à la différence des genres, supposée essentielle. Il s’agit au contraire d’examiner si cette différence réelle entre homme et femme suffit à fonder une différence de nature appelant des fonctions sociales et politiques distinctes. Il ne s’agit plus de présupposer une différence de compétence. Il s’agit d’apporter les preuves qui feront que la différence sexuelle pour l’éducation à la fonction de gardien, n’est pas de même nature que la différence capillaire pour juger la compétence à être savetier. « Par conséquent, dit Socrate, nous solliciterons celui qui nous tient un propos contraire, en lui demandant de nous apprendre la chose suivante : pour quel art ou pour quelle occupation, parmi ceux qui touchent à l’organisation de la cité, la nature de la femme et la nature de l’homme constituent-elles non pas une même nature mais des natures différentes ? » (454e-455a).

 

3-La position socratique : la différence de compétence doit s’opérer non entre les genres, mais au sein des genres entre des dispositions inégales.

 

La position platonicienne est déduite du refus d’attribuer à la différence sexuelle une pertinence pour fonder des différences de compétence en matière d’administration de la cité. Elle consiste à tenter de « montrer qu’il n’existe aucune occupation propre à la femme en ce concerne l’administration de la cité » (455b).

 

Le premier argument consiste à remarquer qu’il existe des critères précis permettant de discriminer entre des « natures douées » pour une fonction et des natures moins douées. Platon en donne trois – et aucun ne relève de la différence sexuelle – : la rapidité de l’apprentissage (vs un apprentissage laborieux), l’inventivité dans le domaine d’expertise (vs une imitation servile), la subordination du corps aux nécessités imposées par la fonction (vs le corps faisant obstacle à la fonction) (455b). Telles sont les différences essentielles à prendre en compte, en chaque domaine, et quel que soit le sexe de la « nature » en question, pour sélectionner les être aptes à la fonction visée.

 

Le deuxième argument affirme qu’il est impossible de soutenir de façon cohérente l’exclusion des femmes de certaines fonctions sociales par leur infériorité générale ou absolue par rapports aux hommes. En effet, remarque Socrate, il est des domaines sociaux où leur supériorité est reconnue de façon indéniable. Pour les athéniens, ce sont l’art du tissage, la confection de pâtisserie et de mets cuisinés (455c). Cependant, Socrate note qu’en chaque activité, de façon générale, un genre domine sur l’autre. Il établit donc à la fois, l’égalité d’accès à une activité et l’inégalité dans la compétence.

 

Ce n’est donc pas le genre mais la compétence qui doit déterminer la fonction et par conséquent l’éducation. Ces compétences sont à la fois également présentes dans chacun des genres (mais à des degrés différents) et inégalement réparties au sein de chacun des genres (tous les hommes ou toutes les femmes ne seront pas aptes à telle fonction). Il s’agit donc de sélectionner, non pas en fonction du genre, mais au sein de chaque genre, les plus aptes (naturellement doués) à remplir une même fonction, en tenant compte du fait que les performances en valeurs absolues risquent d’être inégales en fonction des genres. « Il n’y a donc pas, mon ami, d’occupation relative à l’administration de la cité qui appartienne à une femme parce qu’elle est une femme, ni à un homme parce qu’il est un homme, mais les dons naturels sont répartis de manière semblable dans les deux genres d’êtres vivants. La femme participe naturellement à toutes les occupations, l’homme de son côté participe à toutes également, mais dans toutes ces activités [la gymnastique et l’art de la guerre] la femme est un être plus faible que l’homme » (455 d-e).

 

En définitive, Platon soutient une inégalité foncière d’aptitudes et de destinations entre les membres du corps social qui est profondément étrangère à l’égalitarisme républicain. Cependant, il réfléchit les conditions pour qu’une hiérarchie soit légitime : une hiérarchie ne vaut jamais a priori ou de façon absolue mais toujours relativement à une fonction donnée. Pour telle fonction donnée, quels hommes et quelles femmes seront les plus compétents. L’erreur des essentialistes consiste à inférer de la différence de genre une hiérarchie entre les genres, indépendamment de compétences ou de fonctions particulières. La position de Platon est donc extrêmement moderne et toujours subversive dans la mesure où il soutient qu’il est non seulement possible mais encore profitable pour la cité de former les meilleures éléments de chaque genre dans chacune des fonctions sociales ! « Et quoi de meilleure pour une cité que de produire en son sein le femmes et les hommes les meilleurs possibles ? » (456e).

 

Ce n’est pas l’éducation pour tous, mais c’est radicalement l’éducation élitiste mixte. L’éducation la meilleure pour les plus aptes dans chaque fonction sociale, quel que soit leur genre ! Face à la prétention de la doxa à fonder des normes éducatives sur les simples convenances – masquant sous des naturalisation mythiques des dominations réelles – la critique platonicienne a encore toute sa vigueur. Face l’assignation de compétence ou d’incompétence inférée à partir de l’appartenance à un genre, la réflexion sur le statut des différences et le fondement des hiérarchies mérite toujours d’être mobilisée. Et, de façon positive, la promotion inouïe de la mixité comme idéal d’une humanité se construisant excellente par une éducation de chacun des genres, dans une logique de coopération et de partage des tâches, reste un idéal communautaire non encore réalisé et toujours à constituer.