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1940 : Avant le Scoutisme Français : le bureau interfédéral (BIF)


Qu’est-ce qu’un scout juif ?
L’éducation juive chez les Éclaireurs israélites de France, de 1923 au début des années 1950

Par Alain Michel
Extrait de « Archives juives » 2002-2 N°35  
Alain MICHEL vit depuis 1986 à Jérusalem où il enseigne dans diverses institutions. Il est également rabbin. Titulaire d’un doctorat d’histoire de La Sorbonne, il a publié Les Éclaireurs israélites de France pendant la Seconde Guerre mondiale (1984), L’Étoile et la Francisque. Des institutions juives de France sous Vichy (en collaboration, 1990), Racines d’Israël : 1948, plongée dans 3 000 ans d’histoire(1998), et À la recherche de mes frères (2000).

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Retracer en quelques pages l’histoire de l’éducation juive chez les Éclaireurs israélites de France (EIF), c’est se placer d’abord et avant tout dans la perspective de l’évolution idéologique de ce mouvement [1][1] Cette étude se base pour l’essentiel sur notre doctorat…. En effet, la place de l’éducation juive comme son contenu ont évolué au fur et à mesure que se développait la compréhension interne du rôle de ce mouvement scout au sein de la communauté et de sa place dans les grands débats qui agitaient alors le monde juif. L’éducation juive telle qu’elle y est vécue, appliquée, transmise, est avant tout le reflet des préoccupations de ses meneurs, et est donc intrinsèquement liée à l’évolution des différentes équipes qui se succèdent à sa tête.
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Dans les limites de cet article, il ne saurait être question de faire une revue exhaustive tant de cette évolution idéologique que de son reflet dans les activités pédagogiques proprement dites. C’est pourquoi, nous nous contenterons de brosser quelques-unes des étapes principales de cette mutation, que nous illustrerons par des exemples choisis dans la documentation [2][2] Les références des dossiers que nous avons citées dans…. Dans ce cadre, nous privilégierons essentiellement l’éducation juive telle qu’elle est perçue et vécue par les cadres du mouvement. De même, nous nous concentrerons essentiellement sur l’évolution des EI en France métropolitaine, l’aventure éducative des troupes d’Afrique du Nord méritant un article en soi.
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Enfin, signalons d’ores et déjà que nous ne pourrons séparer totalement l’éducation juive de l’éducation scoute, tant les liens entre les deux aspects sont étroitement imbriqués dans le mouvement.
Un ancrage dans le judaïsme français (1923-1926)
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La naissance des Éclaireurs israélites de France s’inscrit dans le cadre du judaïsme français d’après la Grande Guerre, et, plus précisément, dans le cadre du judaïsme consistorial. Nombre de signes en témoignent, tels que l’influence du grand rabbin Liber au cours des premières années d’existence du mouvement, ou encore le fait que son fondateur, Robert Gamzon, est lui-même issu de ce milieu consistorial [3][3] Rappelons en effet que Robert Gamzon était le petit-fils…. Ce judaïsme est fortement imprégné d’un patriotisme [4][4] Voir le livre de Philippe Landau, Les Juifs de France… dont les premiers pas des jeunes scouts juifs sont fortement teintés. La description de la cérémonie de la première Promesse [5][5] Promesse : engagement solennel de respecter la Loi…, symbole fort de l’éducation scoute, effectuée alors que la première patrouille [6][6] Patrouille : équipe de base du groupe scout dans la… fait encore partie du patronage de Liber, le BLE [7][7] Abréviation de « Bousiers Lauréats des Écoles ». C’est…, contient un certain nombre d’éléments qui méritent d’être soulignés :
« Le Dimanche 27 mai 1923, le BLE fit une excursion à Versailles. Après la visite du château, abandonnant leurs amis qui goûtaient dans les dépendances du Temple, la Patrouille pénétra dans la coquette synagogue. Sur l’Almémor [9][9] Nom d’origine espagnole de l’estrade (bima en hébreu)…prirent place le grand rabbin Liber, qui ne manquait aucune sortie du BLE, et les chefs Gamzon et Kisler-Rosenwald : un drapeau tricolore fut posé sur laTéba [10][10] Littéralement « l’arche », qui désigne le pupitre de… et face à l’Aron Hakodesh [11][11] Littéralement « armoire de sainteté ». renfermant les rouleaux de la Tora, tour à tour chefs et garçons vinrent pour la première fois promettre de “ Servir Dieu, le Judaïsme et la France. Rendre service en toute occasion. Obéir à la loi de l’Éclaireur ”. Minutes solennelles où chacun avait conscience de prendre une résolution grave, mais peu se doutaient des répercussions que cette promesse aurait un jour. Ignorant l’existence des chants hébreux, hors quelques airs synagogaux, la cérémonie se termina par la récitation du Chema [8][8] Lumière, 6e année, n°29, juillet-août 1952, « Les EIF… ».
Ce franco-judaïsme est parfaitement symbolisé par le drapeau français au centre de la synagogue, qui exprime la continuité entre les orientations idéologiques de la communauté juive en ce début du XXe siècle et le mouvement naissant des Éclaireurs israélites. Le texte de la promesse, également, exprime ce choix confessionnel fait par les premiers responsables du scoutisme juif. Il est frappant de constater comme sa formule « Servir Dieu, le Judaïsme et la France » est parallèle à celle des Scouts de France (SDF) qui s’engagent « à servir Dieu, l’Église et la patrie ». À la différence d’autres mouvements du scoutisme, ou même du modèle proposé par Baden-Powell [12][12] Général anglais, surnommé BP (prononcer Bipi), fondateur…, les EIF comme les SDF font donc intervenir un élément tiers, en dehors de Dieu et la patrie, ici « le Judaïsme » [13][13] Voir le texte de ces différentes Promesses dans P….. Il faut cependant signaler une différence fondamentale : le judaïsme ne comporte pas d’Église, c’est-à-dire un organisme centralisateur chargé de définir la théologie officielle. En s’éloignant peu à peu du giron consistorial, et alors que le besoin de préciser le contenu juif se fait sentir, les réponses vont prendre des directions moins classiques que celles des premières années, dont la cérémonie tenue à Versailles nous a donné un aperçu caractéristique.
À la recherche du pluralisme (1926-1932)
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Deux éléments d’éducation originaux apparaissent au début de cette deuxième période. L’un est véritablement révolutionnaire dans l’univers scout, et bien que nous ne puissions nous étendre plus avant sur ce sujet, il mérite d’être souligné. Il s’agit des premières activités mixtes, en l’occurrence entre cadres masculins et féminins du mouvement [14][14] Sur ce sujet, qui fait des EIF des pionniers de l’éducation…. L’autre concerne le principe éducatif le plus caractéristique de l’éducation juive des EIF, le principe du pluralisme, souvent connu sous le nom de son principe d’application, le « minimum commun ».
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Si le groupe des jeunes boys-scouts israélites, issu de la petite et moyenne bourgeoisie juive parisienne, évolue dans ce sens, c’est tant sous l’influence de certaines personnalités comme le poète Edmond Fleg, qui deviendra plus tard le président du jeune mouvement, qu’en raison même de son succès. Les groupes locaux se développent et se multiplient ; le mouvement des EIF se trouve contraint, s’il veut
conserver ce rythme d’expansion, d’intégrer en son sein des populations juives différentes : provinciaux, Juifs d’Afrique du Nord, Juifs immigrés, sionistes, non-religieux, etc. Retraçant les positions d’Edmond Fleg, Robert Gamzon écrit plus tard :
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« Ses vues correspondaient admirablement aux miennes, et j’étais heureux de voir un homme de la valeur de Fleg penser comme moi que le scoutisme pouvait être une occasion unique de rassembler toutes les tendances de la jeunesse juive de France [15][15] « Edmond Fleg et les Éclaireurs israélites de France »,…. »
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Après bien des débats, des échanges et des expériences sur le terrain, et alors que l’association s’est transformée en Fédération de groupes scouts fin 1927, le Conseil national (CN) du mouvement adopte en 1932 un texte qui permet aux différentes identités juives représentées aux EI de se côtoyer et de vivre ensemble des expériences scoutes. Ce texte du « minimum commun » est à la fois célèbre, puisqu’il est censé aujourd’hui encore, soixante-dix ans plus tard, servir de texte de référence pour délimiter le pluralisme du mouvement, mais il reste également mal connu, chacun pensant y trouver ce qu’il désire y voir sans le connaître précisément. Aussi n’est-il pas inutile de le citer ici :
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« RÉSOLUTIONS DU CONGRÈS
À plusieurs reprises, au cours du Congrès, une Commission composée du CD [16][16] Comité directeur du mouvement, composé des principaux…, plus un délégué pour chaque région, s’est réunie. Voici les questions qui se sont posées devant la Commission.
Idéologie générale du Mouvement,
Idéal minimum commun,
Les troupes peuvent-elles se contenter de l’idéal minimum commun ?
Le chef peut-il diriger selon son propre idéal ?
Que devons-nous faire vis-à-vis de nos enfants et de nous-mêmes pour la réalisation de notre idéal ?
Quel est le minimum dont nous devons partir pour réaliser cet idéal ?
Le mardi 1er Novembre 1932 à 15 heures, le CD propose au Congrès de voter sur les points suivants :
I. Le Conseil National, considérant l’évolution du Mouvement, émet le vœu que les EI tendent désormais vers une conception du Judaïsme comprenant à la fois l’idéal religieux et l’idéal sioniste.
Le vœu a été adopté par :
35 voix pour
4 voix contre
3 abstentions
II. Le Conseil National, tenant compte de l’évolution du Mouvement, et dans le but d’unifier ses programmes d’actions, émet le vœu :
1°) Qu’on n’organise aucune manifestation scoute un jour de sabbat ou de fête, qui soit en contradiction avec les prescriptions de cette fête.
Le vœu
a été adopté par :
34 voix pour
4 voix contre
4 abstentions
2°) Qu’un minimum de cachrout défini ci-dessous soit pratiqué dans les manifestations scoutes :
a) viande cacher
b) différenciation du gras et du maigre.
Chameau [17][17] Frédéric Shimon Hamel, qui sera commissaire général… demande à ce qu’on se rapporte au texte adopté en commission [18][18] Le texte établi en commission semble avoir été plus…. La proposition est mise aux voix.
Par 23 voix contre 16, le texte proposé par Castor [19][19] « Totem » du fondateur du mouvement, Robert Gamzon…. est maintenu [20][20] Lumière, n°2, novembre-décembre 1932, p. 172.. »
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Ce texte passionnant recèle un certain nombre de clés de compréhension des EIF du début des années trente et nous voudrions ici en expliciter deux. La première touche aux questions que se pose le mouvement au bout de dix ans d’existence et alors qu’il compte environ 1 500 membres. Au centre de ses interrogations se trouvent un idéal identitaire, une volonté de faire en sorte qu’un jeune scout juif reçoive une véritable éducation juive, bref que l’appartenance au judaïsme ne soit pas le prétexte pour faire du scoutisme, mais que la pratique du scoutisme permette une prise de conscience du
fait d’être juif. Sur ce point, les débats puis les décisions du conseil national de Moosch [21][21] Petite ville du Haut-Rhin, aux environs de Mulhouse,…viennent couronner une évolution déjà entamée depuis plusieurs années comme en témoigne par exemple le constat présenté lors de la première réunion du comité central qui suit le deuxième conseil national [22][22] Réunion du 20 novembre 1930. Le comité central était…, tenu fin 1930 :
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« Les commissaires reconnaissent que le Mouvement évolue depuis son origine dans un sens beaucoup plus juif. La religion est, en général, plus observée, mais le CD n’exerce aucune pression dans la direction spirituelle particulière des troupes, il exige seulement un minimum commun religieux [23][23] À notre connaissance, c’est la première fois que l’expression….
[…] Ce qui est difficile à comprendre du dehors, c’est la largeur d’esprit à laquelle sont arrivés les Chefs EI dans leur effort de compréhension, les uns vis-à-vis des autres.
[…] Des orthodoxes d’Alsace sont devenus tolérants envers des chefs sionistes alors que ceux-ci comprennent de leur côté les observances religieuses poussées au plus haut degré.
Au point de vue religieux, les EI, sans être dans l’ensemble extrêmement pratiquants, font quand même du bon travail. »
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Deuxième point d’analyse, le contenu de ce « minimum commun » qui doit formaliser l’évolution vers le pluralisme. On constate qu’il est formé de deux strates. La première, idéologique, consiste à définir l’idéal juif du mouvement. Le judaïsme y apparaît sous deux facettes : l’une est celle de la religion, l’autre celle du sionisme, deux éléments présentés comme opposés l’un à l’autre. En effet, comme nous l’avons constaté plus haut, la religion est avant tout patriote, et cette époque est sans doute l’apogée du franco-judaïsme. Quant au sionisme de ce temps, c’est son courant socialiste laïque, alors dominant, qui en représente l’image essentielle.
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L’autre partie des décisions du conseil national est opérationnelle. Comment, concrètement, permettre à ces deux visages de l’identité juive de voisiner dans les activités ? Sur ce plan, seule la question du niveau de pratique religieuse est posée. Elle est la seule, effectivement, à exiger des réponses très concrètes, le judaïsme religieux étant avant tout, pour reprendre l’expression d’André Neher, une orthopraxie.
La pratique sioniste n’exige pas, quant à elle, de définir ainsi un compromis d’action, car il n’y a pas de Shoulhan Arouh [24][24] Textuellement « La table dressée », nom du code de… du sionisme.
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Ce déséquilibre entre un idéal double et une définition pratique pour un unique domaine va avoir des conséquences particulièrement importantes : on retiendra du « minimum commun » son aspect religieux, puisqu’il est le seul à avoir été défini concrètement ; on oubliera peu à peu que le sionisme faisait partie du minimum commun éducatif des EIF.
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Remarquons cependant qu’en choisissant de mettre l’accent sur le respect du Shabbat (et des fêtes) et sur les lois alimentaires, le « minimum commun » établi à Moosch formait la base indispensable permettant à des Juifs religieux de participer au mouvement. Dans le même temps, le niveau d’exigence auprès des non-religieux restait supportable dans la mesure où ces deux domaines touchent à l’organisation matérielle et non pas au vécu spirituel. Il n’est pas question de prière par exemple, et de ce point de vue, la compréhension du « minimum commun » était très différente alors de ce qu’elle est devenue aujourd’hui.
Le temps du « Néo-Hassidisme » (1933-1944)
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Les années qui suivent le congrès de Moosch sont dominées par la montée du nazisme, puis par la guerre, l’Occupation et la Shoah. Pour les EIF, cette période est marquée par nombre d’événements, de transformations, de réactions aux événements, qui touchent tous, d’une manière ou d’une autre, à l’éducation, et notamment à l’éducation juive. Cependant, dans le cadre de cet article, nous avons choisi de nous concentrer sur l’action d’un personnage-clé de cette époque, qui a fortement influencé ses compagnons et l’ensemble du mouvement scout juif.
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Mais abordons d’abord la question de l’application, dans les années trente, du programme de « pratique religieuse » inclus dans le « minimum commun ». Les changements affectent principalement les groupes de la région parisienne, puisque les Alsaciens sont en général plus pratiquants que le minimum exigé, et que les groupes d’Afrique du Nord, comme l’ensemble des communautés juives de cette région, ont toujours vécu le judaïsme de manière « naturelle », une pratique religieuse ouverte et
vivante faisant partie du mode de vie de la quasi-totalité des Juifs. Cependant, quels que soient les groupes, cette pratique reste avant tout ce qu’elle est, à savoir une application plus ou moins mécanique de certaines règles religieuses, dépourvue de beaucoup de contenu et de compréhension. Dès l’été 1933, on peut annoncer fièrement qu’« au camp du Bourget la nourriture était bonne et très cacher (la viande venait d’Évian) », et qu’au camp des éclaireuses « on n’a pas mangé de viande pendant toute la durée du camp mais plusieurs fois du poisson « venant de Paris » [25][25] Séance du 21 novembre 1933, CR.2.. »
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Mais cet été 1933, c’est dans un autre camp, au Pradly en Haute-Savoie, que se déroule un événement qui va transformer l’appréhension du judaïsme par les EI, les Parisiens d’abord, avant l’ensemble du mouvement. À ce camp, où se retrouvent les troupes David et Hillel, l’un des deux chefs de camp, Jean-Maurice Muslak [26][26] Totémisé Faucon, J.-M. Muslak, garçon extrêmement brillant,…, a décidé de faire venir des jeunes gens non-scouts pour leur faire découvrir le mouvement. Muslak a eu la main heureuse puisqu’il ramène dans ses filets trois personnalités destinées à marquer les EI : l’un de ses condisciples du lycée, Robert Munnich [27][27] Ingénieur-général de l’armement, Robert Munnich est…, et deux jeunes étudiants immigrés récemment d’Allemagne, Max Aron [28][28] Né en Allemagne, réfugié en France en 1933, il sera… et Léo Cohn [29][29] Né en 1913 à Hambourg, Léo Cohn arrive en France en…. C’est principalement la personnalité de ce dernier qui laisse son empreinte pour plusieurs années sur les scouts juifs qui découvrent avec Léo Cohn un vécu juif intense, profond et joyeux, qui n’a rien à voir avec le judaïsme austère et dépourvu d’attrait qu’ils ont entr’aperçu chez les rares familles pratiquantes de Paris. Ce judaïsme vivant est de plus proposé par un garçon à la nature envoûtante :
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« Il avait un rayonnement comme peu de gens, et en plus il chantait d’une façon extraordinaire, il jouait de la flûte, c’était Orphée, les gens étaient fascinés ! Quand il chantait, tout le monde s’arrêtait, on ne pouvait penser qu’à cela [30][30] Témoignages de Robert Munnich et de Monique et Jacques…. »
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Cette rencontre permet très certainement aux EI, notamment parisiens, de donner enfin un contenu positif à un minimum commun religieux qui aurait pu s’enliser dans le formalisme. En l’espace d’un an, Léo Cohn prend sa place au sein des dirigeants du
Mouvement [31][31] Bien qu’il n’ait jamais fait partie du CD, vraisemblablement…, devenant d’une certaine façon l’exact complément dont avait besoin Robert Gamzon, auquel manquait cette expérience personnelle d’un vécu enthousiaste du judaïsme dont il rêvait pourtant pour ses éclaireurs. Le camp de chefs de l’été 1934 est le premier acte de ce renouveau spirituel que certains ont baptisé par la suite « Néo-Hassidisme », ou encore « Léo-Hassidisme » [32][32] Rappelons que le hassidisme est un courant mystique… :
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« Ce premier samedi […] un office qui dura deux heures et demie fut suivi avec d’autant plus d’enthousiasme que les chefs appelés à la Thora, (car Léo Cohen [sic] qui fut véritablement l’entraîneur religieux du camp avait emporté un séfer Thora), les chefs donc s’aperçurent avec une joie stupéfaite qu’ils pouvaient non seulement lire mais traduire l’hébreu.
À partir de ce moment un véritable enthousiasme religieux presque mystique s’empara de tous les campeurs.
Le deuxième samedi une chose extraordinaire eut lieu : la danse avec la Thora. Les Éclaireurs revenaient ainsi à la plus ancienne tradition juive. C’est vraiment là, dit M. Gamzon, dans ce site admirable que je compris pour la première fois […] le Hassidisme, ce mysticisme collectif tellement sain où Israël s’applique de toute son âme à ramener l’amitié entre les peuples. Là aussi la véritable synthèse EI ressortait, mélange de l’esprit juif et de l’esprit français, des chants français anciens suivaient tout naturellement des chants en hébreu. Enfin il ne se passait pas de repas sans qu’un midrash [33][33] Commentaires de la Bible basés sur des illustrations… soit demandé comme grand agrément à Léo Cohen [sic].
Le CN expose que deux cheftaines étaient venues au camp, bien décidées à ne pas se laisser entraîner par l’ambiance religieuse et à rester observatrices. En réalité leur attitude depuis le camp prouve qu’elles ont été conquises, elles aussi [34][34] Séance du comité central du 10 octobre 1934.. »
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C’est sans doute cette alchimie particulière associant les qualités complémentaires de Gamzon et de Léo Cohn, épaulés par toute une équipe dynamique [35][35] Parmi lesquels il faut citer Shatta et Édouard Simon…, qui explique le foisonnement créatif auquel nous avons fait allusion plus haut : formation juive, retour à la terre, travail manuel, travail social, Cité des jeunes, etc. L’Occupation va conférer à ces activités une dimension que les responsables EI n’avaient sans doute pas imaginée, mais dont la
potentialité était contenue dans ces lignes prémonitoires écrites fin 1938 par le commissaire national Castor :
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« C’est aux EI de créer cette vie spirituelle et collective juive quand elle n’existe pas, de la renforcer quand elle existe […]. Nous devons aussi, dans ces communautés, développer le désir de la collaboration fraternelle avec les autres communautés, catholique et protestante, et avec les organisations neutres ; mais, collaboration n’implique pas disparition ou tiédeur. Nous servirons la France tout en étant de bons juifs et non en étant des juifs honteux ou qui ignorent le judaïsme […]. Ce sera là une de nos répliques au travail sournois des agents d’Hitler dans notre pays. »

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Parmi les nombreux domaines d’activité des EI pendant l’Occupation liés à l’éducation juive, nous nous concentrerons sur l’une des expériences les plus originales de cette période, celle du chantier rural de Lautrec. Cette activité s’inscrit dans le cadre du plan de retour à la terre que propose, dès septembre 1940, le mouvement à ses cadres à travers un certain nombre de fermes-écoles [36][36] Sur les activités des EIF pendant cette période, voir…. Conjugaison de l’idéologie de l’époque et d’éléments repris de la pensée et de l’action sionistes, l’expérience de Lautrec s’inscrit également dans le cadre des efforts du mouvement pour récupérer et rejudaïser les jeunes « statufiés », éléments intellectuels souvent brillants que le statut du 3 octobre 1940 a chassé de leur activité professionnelle, notamment de l’Éducation
nationale [37][37] Voir notamment Claude Singer, Vichy, l’Université et…, tout en leur révélant, à leur corps défendant, leur identité juive. La symbiose entre « statufiés », nouveaux et anciens EI eut lieu au cours d’un camp de cadres organisé du 28 avril au 14 mai 1941 tout près de la propriété de Fleg à Beauvallon (Var), Le Vieux Moulin. Réunissant 25 personnes, il marqua les différents participants d’une façon inoubliable, notamment du fait des personnalités qui y intervinrent, de Léo Cohn à Samy Klein [38][38] Le rabbin Samy Klein était à la fois l’aumônier des…, en passant par Isaac Pougatch [39][39] Isaac Pougatch, éducateur, écrivain et spécialiste…, Robert Gamzon et bien entendu Edmond Fleg lui-même :
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« Et maintenant, les chefs de mes petits Éclaireurs israélites qui m’appelaient leur chef […] venaient camper au voisinage de notre Vieux-Moulin […].
Ils avaient recruté, à leurs tâches communes, quelques jeunes intellectuels, enlevés par Hitler aux bancs de leurs écoles, polytechniciens, normaliens, nés juifs, mais étrangers au judaïsme ; et ils avaient eu l’idée, touchante à mes deuils [40][40] Les deux fils de Fleg étaient morts en 1940., de m’inviter à conquérir avec eux ces novices. […]
Je me cherchais donc une heure par jour, durant deux semaines, près d’une meule antique qui gisait dans l’herbe, sous les pins maritimes d’un amphithéâtre de verdure, devant une table rouillée qu’entouraient des auditeurs accroupis [41][41] Edmond Fleg, Vers le monde qui vient, Paris, Albin…. »
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Pour compléter Beauvallon et accueillir d’autres cadres potentiels, un autre camp pour « statufiés » est organisé en août 1941 à Lautrec même. Sur les participants, Castor a laissé ce témoignage :
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« Je viens d’être arrêté par une visite nouvelle de deux types du camp de cadres […] un normalien et un agrégé […]. Quels chics types si chauds, si profonds et si sincères, et dire que sans Hitler [42][42] Sur l’illusion des Juifs français qui voyaient dans… ces gens ne sauraient même pas qu’ils sont Juifs ! À ce camp et à Beauvallon nous avons vraiment vu de beaux échantillons de juifs et je crois qu’on n’a pas perdu son temps avec eux [43][43] Lettre de Castor à Sarah Racine, 25 août 1941.. »
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Ce chantier rural de Lautrec est une école de formation ; il fonctionne sous la direction de Robert Gamzon (Castor), de plus en plus souvent relayé par son épouse Denise [44][44] Denise Gamzon, totémisée Pivert, vit aujourd’hui à… du fait de ses
lourdes responsabilités nationales. À leur côté, on trouve notamment Léo Cohn, aumônier du chantier et animateur culturel, ainsi que Jacques Pulver, qui assume l’ensemble du fonctionnement matériel. On retrouve également Ben et Rose Lifschitz, qui avaient dirigé la ferme de Saumur avant la guerre, première expérience agricole des EI. Nous connaissons particulièrement bien la vie du chantier grâce à une initiative de Léo Cohn, qui créa un journal mural pour permettre aux membres du chantier de s’exprimer. À partir de l’automne 1941 Sois-Chic devient une publication quasi-mensuelle, tapée à la machine et circulant entre les différents groupes EIF. Jusqu’en juin 1944, Sois-Chic constitue donc de fait le journal des cadres du mouvement et représente une source extrêmement précieuse pour notre connaissance des mentalités de l’époque.

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Ce journal se fait l’écho, entre autres, des problèmes rencontrés à Lautrec en raison de la discontinuité qui existe parfois chez les « paysans juifs » entre leur intérêt pour le judaïsme et la pratique des commandements, différence d’attitude dénoncée par Léo Cohn à plusieurs reprises dans une série d’articles sur « Le judaïsme au chantier » qu’il signe par provocation « Léo de Hurlevent, curé » [45][45] Sois-chic n°12, février 1942, p. 5, Archives privées… ! :
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« En dehors de beaux laïus, de tampons plus ou moins imaginaires dans les cartes d’identité [46][46] Allusion au tampon obligatoire « Juif » apposée sur…, d’offices mal fréquentés et de cours d’hébreu obligatoires, le judaïsme devrait avoir une influence profonde sur toute notre vie, sur l’organisation du travail, sur le choix de nos cultures, aussi bien que sur nos menus, notre ménage, sur notre habillement et notre hygiène.
Je ne puis assez répéter que le plan initial et essentiel de notre chantier prévoyait cette renaissance complète d’une VIE JUIVE. Et je prétendrai toujours que n’est pas à sa place dans un chantier EIF celui qui ne souscrit pas entièrement au double idéal du :
Retour des Juifs à la Terre
– et du Retour du Judaïsme aux Juifs.
Je vais étudier ici différents aspects du judaïsme tel qu’il devrait être vécu chez nous. Le contraste entre les faits et les résultats de nos études ouvrira peut-être les yeux d’aucuns […] ».
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Sois-Chic est un témoin tout à fait intéressant des débats idéologiques qui traversent le mouvement. Retour à la terre, question du sionisme, débats sur le judaïsme, l’éducation, voire la chasteté, tous les articles et les échanges contenus dans les quelques centaines de pages qui ont paru alors témoignent de la vie intellectuelle très riche qui régnait parmi les défricheurs [47][47] Nom donné aux membres du chantier rural de Lautrec. Il nous est bien sûr impossible ici d’en rapporter le contenu global, mais nous voudrions au moins en transmettre au lecteur une impression fugitive à travers la conclusion de ce compte-rendu d’une soirée consacrée « à la recherche du bonheur », paru en février 1942 [48][48] Sois-Chic n°12, pp. 18-19. Il est signé de Charles… :
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« (…) Quelques minutes après, je fus tiré de mes réflexions par un camarade qui me demanda à quoi pouvait bien servir ces sortes de réunion. Et j’en ai vu alors non seulement l’utilité, mais la nécessité.
Nous conservons dans ces polémiques non seulement une tradition mais un flambeau. On a reconnu aux Juifs une éthique dont ils sont ataviquement [sic] ou par la force des évènements les dépositaires. Ils doivent conserver dans la grande tourmente actuelle une morale de bonté, de liberté, de justice, de vérité. Ces discussions permettent à chacun de nous de perpétuer la tradition des choix féconds de pensées, des rêves ou utopies, et c’est là le fondement même d’une civilisation que nous voulons ne pas voir disparaître.
Alors que d’autres, qu’une multitude, a oublié de cultiver un esprit critique sous prétexte que l’esprit de critique n’a jamais fait que détruire, nous continuons, nous avons vu et entendu avec quelle vigueur et quelle conviction, d’affirmer que c’est de la discussion que peuvent sortir les grandes pensées constructives, qu’on “ y use son esprit à l’esprit des autres ” quand on y met un peu de probité.
Ces sujets, proposés une semaine à l’avance, où chacun aura son tour de parole, donc une certaine responsabilité, permet, quand on manie la hache ou la houe, qu’on tient la charrue ou qu’on mène les bêtes, de penser à autre chose qu’à nos infortunes qui sont bien trop souvent des sources de découragement.
Les défricheurs qui expriment avec tant de sincérité leurs petites convictions ou leurs grands rêves, ceux qui, par amour de disserter, renouvellent la tradition des sophistes grecs parlant pour le plaisir des auditeurs, par dilettantisme, permettent à ceux qui les écoutent de se persuader, de prendre parti ; [ils] mènent une campagne de désintoxication cérébrale, de débourrage de crâne, parce qu’ils bousculent bien souvent des dogmes établis, détruisent les petites idoles, et bâtissent des cités parfois utopiques, mais combien merveilleuses.
Peut-être, de ce heurt d’idées, naîtra le grand courant de pensée qui fera le monde de demain ; nous pourrions révéler la vocation d’un des nôtres qui œuvrera pour notre bien à tous, et même si cette ambition peut paraître démesurée, si quelqu’un parmi nos camarades se rappelle, quand beaucoup d’années auront passé, qu’avec beaucoup d’émotion et de maladresse il a pris la parole pour la première fois parmi nous, nous n’aurons pas perdu notre temps. »
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La lecture de Sois-Chic nous renseigne également sur l’une des questions éducatives les plus complexes que les EIF ont eu à affronter pendant la Shoah. En effet, le mouvement scout juif oscille en permanence entre la volonté de continuer « quand même » à fonctionner de la manière la plus authentique, et les obligations de la survie clandestine [49][49] Ces hésitations sont caractéristiques, nous semble-t-il,…. L’un des aspects les plus problématiques de cette situation est engendré par le glissement éducatif qui s’est produit depuis l’été 1942. Si l’on voulait résumer la question, on pourrait dire que jusqu’à cette date la volonté des EI est d’apprendre aux jeunes (et aux moins jeunes parfois) à être des Juifs fiers de leur identité particulière, et des hommes droits, suivant la définition de la loi scoute qui affirme que l’Éclaireur est loyal et fidèle à sa parole.
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À partir du moment où commence, du fait des grandes rafles, l’action de sauvetage [50][50] Les EIF créent à l’automne 1942 leur propre organisme…, il faut apprendre à se comporter exactement à l’inverse : cacher son identité juive et apprendre à mentir. Ces changements provoquent au sein du mouvement un certain débat, dont les échos se font sentir dans le numéro de février 1944 de Sois-Chic. Deux manières de réagir s’y font jour. La première s’exprime dans un témoignage de Paul Herbier, intitulé : « Hanoukka de Marranes [51][51] La fête de Hanouka, qui se déroule aux environs du… » et reproduit après la Libération dans le journal du mouvement, précédé du chapeau explicatif suivant :
35
« […] huit jeunes sionistes EI ont vécu sept mois dans une masure de la montagne partageant leurs [sic] temps entre le travail manuel et les études. Transformés en ADVENTISTES, ils suivirent secrètement les rites israélites, tout comme les MARRANES espagnols sous l’Inquisition. Le groupe entier partit en mai 1944 pour ERETZ ISRAEL. »
36
Après avoir décrit la manière dont le groupe se procure le matériel pour construire une Menora [52][52] Lampe traditionnelle qui sert à allumer les lumières… sous prétexte de préparatifs de Noël, l’article de Sois-Chic poursuit :
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« La nuit a couvert la terre d’un épais manteau. La nuit est le refuge des persécutés. Quand elle voile le monde de ses ténèbres, la vie commence pour les marranes. Les volets sont hermétiquement clos ; dans la chambre règne une pénombre discrète […]. Il ne fait pas clair, car la clarté est gênante. On se sent observés, menacés et c’est à voix basse qu’on dit la prière. On a l’impression de jouer une pièce du Moyen Âge. Comme alors, nous avons réfugié la Menora dans une cave, à l’abri des regards curieux, comme alors nous prions à voix basse […]. Comme alors nous sommes chrétiens le jour et Juifs la nuit. »
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L’article se poursuit en mettant en valeur les deux « pratiques » parallèles, la publique, chrétienne, et la secrète, juive, et ses difficultés :
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« Comment pourrait-on concilier : « Il disait que Dieu était Son propre père, se faisant égal à Dieu » et « Écoute Israël, ton Dieu est un ».
Et de conclure : « Marranes ? Oui ! Mais gardiens persévérants de la foi de nos ancêtres. De retour du temple, on allume les bougies, on se met en cercle. Quand les
âmes sont élevées par des discours, on chante, épaule à épaule, coude à coude, le Hatikva [53][53] « L’espoir », hymne du mouvement sioniste, aujourd’hui…, l’espoir de rentrer et de retrouver la lumière perdue, de reprendre la lutte des Macchabées et l’espoir d’être victorieux.»
40
Dans le même numéro s’exprime une position radicalement différente. Présentée par Léo Cohn dans sa « Lettre à un jeune Juif » du 20 janvier 1944, elle se veut la continuation des principes d’avant 1942, malgré les circonstances. Pour bien la comprendre, il convient de citer de larges extraits de cet article qui eut apparemment un assez grand retentissement :
41
« […] Quand on m’a dit, mon cher jeune frère, que tu allais tranquillement te confesser à un prêtre catholique pour ne pas attirer l’attention sur toi, je me suis demandé si tu avais une conscience.
Conscience de Juif, tout d’abord.
Pour l’avoir éprouvé dans ton propre destin, tu sais que notre communauté juive souffre […]. [Nous nous en délivrerons] en n’oubliant pas que nous appartenons à la famille juive, en cherchant à connaître notre judaïsme et surtout en restant des hommes intègres, honnêtes, droits, forts et courageux. Ou crois-tu que nous mériterions l’estime des autres et un meilleur destin par la lâcheté, les mensonges et les petites combines ?
Conscience d’un bon fils, ensuite.
Aurais-tu déjà oublié tes parents ? […]
T’imagines-tu la peine que tu leur fais s’ils retrouvent ou un traître ou un menteur ?
[…] Or tu mens à Dieu. Tu abuses de la religion, tu réduis la religion à une simple formalité à laquelle on peut hypocritement adhérer sans ferveur ni sincérité, sans y penser, sans y [sic] croire le premier mot.
Écoute-moi bien. Tu as deux possibilités pour cesser ton jeu dangereux. L’une c’est de dire carrément samedi prochain à ton curé QUI TU ES et que tu es las de continuer ce mensonge. Tu lui demanderas de garder le secret et de t’aider à rester un bon Juif. S’il est intelligent et bon, il t’aidera.
Ou bien n’y va plus. […] Dis que cela ne te plaît plus si tu ne veux pas donner la vraie explication. […]
Tous les Juifs qui restent encore te tendent la main, tous ensemble nous rebâtirons, nous referons notre peuple, nous revivrons librement notre religion, bientôt dans un monde pacifié.
Mais il n’y aura pas de lâches parmi nous. »
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Cette position très tranchée de Léo Cohn est a priori extrêmement belle moralement. Léo pose d’ailleurs, de manière très claire, le problème sur le plan de la conscience. Et il s’oppose ainsi à toutes les tentatives de « marranisme ». Les arguments employés sont en plein accord avec les principes éducatifs juifs et scouts que les EIF ont développé. Cependant cet article est, en même temps, extrêmement problématique. En effet, il fait passer en quelque sorte la survie « morale » du peuple juif avant la survie « physique ». Homme profondément religieux et sincère, Léo était en accord avec la conception centrale de la tradition juive justifiant le kidouch hachem, la sanctification du nom : il vaut mieux disparaître physiquement plutôt que d’abjurer le judaïsme. Ce faisant, Léo Cohn, comme tous ceux qui ont prôné cette position pendant la guerre, ne prenait pas du tout en compte la spécificité de « destruction absolue » de laShoah. Mais l’on sait que la plupart des Juifs d’Europe n’ont pas compris la dimension de la solution finale. Léo Cohn, arrêté en mai 1944, est mort en déportation, et nous ne saurons jamais si la prise de conscience de l’ampleur du phénomène lui aurait fait modifier son approche.
43
Il semble cependant que l’énorme majorité des EI ne l’ait pas suivi, et que le phénomène de marranisme ait été un trait caractéristique des conditions du sauvetage mis en place par le mouvement EIF et son service social clandestin. Cette position est proche de celle de certaines autorités spirituelles, tel le rabbin Nussembaum de Varsovie, qui au kidouch hachem avaient substitué la formule dukidouch hah’ayim, sanctification de la vie [54][54] Cf. le livre d’Eliezer Berkovits, With God in Hell,….
Les illusions de l’après-guerre (1945-1949)
44
Pour les Éclaireurs israélites de France, les années 1933-1944 représentent un âge d’or sur de nombreux plans, y compris celui de l’éducation juive. Les réflexions menées dans les années trente et prolongées par les actions entreprises pendant l’Occupation ont été complétées par les nombreux débats menés dans les derniers mois de cette période, aussi bien sur la redéfinition des buts du mouvement que sur les projets à conduire au lendemain de la guerre pour assurer aux EIF le rôle qu’ils croient leur revenir dans une communauté juive en pleine reconstruction [55][55] Sur la conception
du « Haloutzisme de la diaspora »…. Ces perspectives sont fort bien exprimées par Robert Gamzon dans le premier numéro du journal l’EIF paru après la Libération :
45
« SI NOUS SOMMES VIVANTS ET LIBRES, C’EST QUE NOUS AVONS QUELQUE CHOSE A FAIRE, une mission à remplir.
[…] Mais, malgré tout, avant la guerre, nous n’étions qu’un mouvement de loisirs, qui ne prétendait pas changer toute la vie de ses membres, mais seulement l’améliorer. Maintenant, quatre années de vie commune, de travail et de lutte, ont transformé notre Mouvement de loisirs en un Mouvement de vie totale.
Nous devenons une sorte de CONGRÉGATION SOCIALE ET RELIGIEUSE, ayant une doctrine et un idéal qui se précisent sans cesse [56][56] Message du commissaire général R. Gamzon in L’E.I.F.,…. »
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Le premier point sur lequel nous voudrions insister est celui de la redéfinition du « minimum commun ». Forte de l’approfondissement idéologique qui s’est produit, l’équipe dirigeante du mouvement organise une journée des délégations provinciales, afin de préparer le futur conseil national. Les 11 et 12 novembre 1945 se réunissent ainsi les représentants de 16 groupes locaux parisiens, ceux des différentes réalisations du mouvement [57][57] Y compris les Éclaireurs malgré tout, branche scoute… et même deux délégués d’Afrique du Nord, Robert Schapiro et Georges Solal, un EI tunisien. L’essentiel de la discussion se fait autour de deux textes qui avaient été adressés le 19 octobre aux chefs, et que nous reproduisons ici in extenso [58][58] Extrait de la circulaire nationale n°6 (en préparation),… :
47
« Texte du chef Fleg :
Qu’il soit né en France ou qu’étranger de naissance il désire devenir Français, qu’il soit sioniste et choisisse pour sa patrie la Palestine, qu’il observe les pratiques du Judaïsme traditionnel, qu’il suive un Judaïsme de moins stricte observance, ou qu’il cherche simplement par l’étude et l’application morale à progresser dans la connaissance et l’amour d’Israël, l’Éclaireur israélite de France tout en marquant dans sa vie scoute sa déférence envers nos coutumes religieuses, professe sans réserve la doctrine répondant à ses aspirations et s’engage à y conformer ses actes, mais il reconnaît comme valable à l’intérieur du Mouvement des doctrines parallèles à la sienne et il témoigne à leur égard le plus loyal effort de compréhension, de sympathie et de respect.
Considérant comme Juif, tout Juif qui se sent Juif pour quelque raison que ce soit, il ne prétend point, lorsqu’il expose les thèses qui ont sa préférence, parler au nom de tous les Éclaireurs Israélites de France, mais il s’unit à chacun d’eux et à tous dans la pratique fraternelle du scoutisme.
Texte de Chameau :
En plus du texte de M. Edmond Fleg soumis à la méditation des chefs du Mouvement, je propose à leur méditation le texte suivant :
Le Chef, conscient de sa responsabilité et du fait que les yeux de tous les gosses sont dirigés sur lui, doit pouvoir à chaque instant de sa vie leur servir d’exemple vivant du type idéal que le Mouvement se propose de développer.
Pour lui l’appartenance au Judaïsme avec toutes ses conséquences : particularisme religieux allié à une effective communion avec les hommes, attachement à la Palestine allié à une adhésion totale à sa patrie, aspirations spirituelles les plus ambitieuses alliées à une parfaite humilité, doit être un problème résolu.
Résolu, non d’une façon stéréotypée, conforme à des schémas qui sont tracés d’avance, mais par une adhésion personnelle basée sur la connaissance profonde du Judaïsme sous tous ses aspects.
Le Chef, dans sa vie privée et dans son action dans le Mouvement, ne développera souvent que l’un ou l’autre de ces aspects, il mettra forcément l’action sur telle ou telle activité visant le but idéal commun, mais il ne jettera jamais pour cela l’exclusive sur l’activité des autres, c’est en ceci, et en ceci seulement que résidera notre pluralisme. »
48
Deux conceptions opposées du pluralisme apparaissent. Dans une certaine mesure, Fleg reprend les idées des années vingt, d’un mouvement où tout jeune qui se dit Juif est accepté, même sans pratique religieuse. Le pluralisme de Chameau découle d’une exigence d’engagement dans une certaine direction, celle d’un « type idéal », le pluralisme apparaissant seulement comme l’une des voies possibles pour atteindre ce type idéal. Il est clair que la définition proposée par Fleg est beaucoup plus libérale et moins exigeante que celle de Chameau. Lorsque l’on regarde les résumés des débats qu’ont suscités ces textes, il se dégage une quasi-unanimité en faveur de celui de Chameau :
49
« Nous ne pouvons pas admettre que l’action du chef ne soit faite que de tolérance, c’est à dire statique. Nous attendons de lui :
qu’il soit dynamique
qu’il donne dans sa vie l’exemple d’un Judaïsme complet
qu’il donne à ses jeunes une éducation juive [59][59] Ibid., p. 10.. »
50
C’est, en fin de compte, cette ligne qui domine au conseil national organisé à La Chapelle-en-Serval en août 1946. Réunissant près de 300 personnes, il marque vraiment l’apogée de ces rencontres nationales qui ressoudent le mouvement, ce d’autant plus que pour la première fois on note une forte participation des EI d’Afrique du Nord. Le mot d’ordre de ce CN est « Nous les responsables », l’accent étant mis spécialement sur l’engagement des chefs. L’orientation idéologique du mouvement est définie ainsi dans la motion finale :
51
« Le Mouvement EIF doit être :
a/ un mouvement militant, chaque chef ayant personnellement une mission à remplir.
b/ un mouvement pluraliste comprenant trois tendances, toutes trois religieuses : traditionaliste, libérale, sioniste.
c/ un mouvement uni au nom de la fraternité scoute et de l’unité à établir au sein du Judaïsme, qui participera plus efficacement à la vie de la communauté juive [60][60] Lumière, 2e année, n°4-5, novembre-décembre 1946, …. »
52
Dans le texte, approuvé par le conseil national, des « Doctrines et bases éducatives » du mouvement, le « minimum commun » est complété. À la définition traditionnelle de 1932 qui comprenait le Shabbat, les fêtes et la cacherout, sont rajoutés les deux points suivants :
53
« – Les unités devront contribuer à la reconstruction d’Eretz Israël par la collaboration aux actions décidées par le Mouvement EIF (aide au KKL, par exemple) ;
– Toutes les unités devront s’efforcer de réaliser une vie spirituelle active évitant tout formalisme creux et toute stagnation [61][61] Ibid., p. 37.. »
54
Le choix effectué par les EI est donc clair. Il se définit pour la première fois comme un mouvement religieux et le pluralisme se trouve réduit à une confrontation pacifique de courants à l’intérieur d’un axe idéologique défini. Comme le précise l’équipe nationale (EN) [62][62] L’équipe nationale du mouvement comprend les chefs… quelques mois plus tard : «Un chef athée n’a pas sa place dans le mouvement [63][63] EN du 23 janvier 1947. Dans la même réunion il est….»
55
Ce choix d’ancrage idéologique s’explique par ce double besoin d’absolu et de concrétisation attisé par la clandestinité et par l’influence des fortes personnalités de Léo Cohn et de Samy Klein, encore renforcée par leur disparition tragique. On peut cependant se demander s’il correspond véritablement au désir des chefs sur le terrain. Dès novembre, Chameau se plaint de ne pas avoir reçu encore suffisamment d’engagements de chefs, notamment parce qu’une partie des cadres présents au CN n’ont plus de responsabilités, tandis que les nouveaux chefs ont l’impression qu’on leur demande de suivre une voie trop difficile pour eux :
56
« […] Chameau fera une lettre personnelle aux Chefs, leur donnant toutes explications, principalement concernant cette dénomination de “ résolutions ”, qui est erronée, et qu’il faut comprendre par : “ prise de connaissance des directives du Conseil National ”. On ne leur demande pas de s’engager, mais de faire un effort, de tendre vers ces décisions [64][64] Ibid.. »
57
Cette prudence est due également au constat qu’une partie, au moins, des motions du CN a été adoptée à une majorité toute relative [65][65] « Certaines motions, en effet, ont été votées par 30….
58
Si le nom de Chameau (Frédéric Hammel) revient plusieurs fois à propos de l’application des motions d’engagement, c’est que l’une des décisions importantes du conseil national a été d’élire celui-ci au poste de commissaire général en remplacement de Castor, devenu aussitôt vice-président du mouvement [66][66] Castor avait décidé d’abandonner son poste de CG pour…. Élu contre sa volonté, Chameau avait accepté, sous la pression unanime des chefs, de reporter d’une année son alyah. Représentant, on l’a vu, du courant le plus intransigeant, il ne parvient cependant pas à faire appliquer les motions du CN, comme il le reconnaît dans le message d’adieu qu’il adresse au mouvement lorsque, fidèle à sa décision, il part en Israël en automne 1947 avec sa famille :
59
« […] Le Conseil National avait été pour moi un événement. Tous ceux d’entre vous qui y étaient m’ont exprimé, malgré moi, leur confiance et je me suis dit qu’avec cette confiance et les résolutions du Conseil National on pouvait faire du bon travail.
Je ne pouvais évidemment pas compter entièrement avec ceux qui n’ont pas été au Conseil National et ne pouvais être choqué d’apprendre de temps en temps que tel ou
tel n’était pas du tout d’accord avec les résolutions (c’était le cas en particulier pour les chefs de la Province de l’Île-de-France).
Ce qui était plus étonnant cependant, c’est que ceux qui avaient été au Conseil, prétextant que les résolutions avaient été prises dans “ l’euphorie ” de la dernière journée, se sont écartés des résolutions qu’ils avaient bel et bien prises. »
60
À l’impossible, nul n’est tenu. Les résolutions de 1946 visaient sans doute un public qui finalement n’existait pas. La crise des cadres qui s’accentue en métropole va contribuer, au contraire, à mettre l’accent sur le scoutisme beaucoup plus que sur la « religion ». Cela correspond sans doute à un certain repli de la communauté juive sur elle-même pendant les années cinquante. Quant aux cadres d’Afrique du Nord, ils appartiennent à une communauté où le fait d’être religieux se vit encore d’une manière traditionnelle, le pluralisme des différentes manières de se vivre Juif étant une donnée naturelle. Les définitions de 1946 ne pouvaient donc pas vraiment s’appliquer à leur cas.
61
Les faits ont finalement donné raison à l’approche « pragmatique » de Fleg. C’est ce pragmatisme, lié aux difficultés économiques de la période de la Quatrième République, peu favorable au développement d’activités originales, qui explique également la disparition, peu à peu, des réalisations particulières des EIF après la guerre, ou leur détachement du mouvement. Disparition, ainsi, des éditions EIF, les éditions du Chant nouveau, qui avaient publié dans les premières années d’après-guerre plusieurs livres sur le judaïsme. Autre exemple : l’éloignement du Service social des jeunes, qui devient un organisme social indépendant, coiffé par le Fonds social juif unifié (FSJU). Le départ pour Israël en 1949 du fondateur du mouvement, Robert Gamzon, est également à ranger au nombre des causes de ce repliement sur soi et sur les activités scoutes proprement dites.
62
Le conseil national de La Napoule a lieu en été 1948, quelques semaines après la proclamation de l’indépendance d’Israël. Logique donc que l’une des résolutions appelle à la constitution d’un nouveau garine (noyau) qui partirait renforcer la présence EI en Israël, déjà marquée par celle de quelques dizaines de chefs. Dès l’équipe nationale du 8 novembre suivant, on annonce « la création prochaine d’une harchara [67][67] Ferme de préparation pour les futurs pionniers sio… autonome
EI, en accord avec le Misrahi [68][68] Courant religieux de l’organisation sioniste, transformé… ».
63
À cette date cependant, personne n’imagine le nom de celui qui prendra la direction de ce groupe, et c’est seulement en mars 1949 que Castor prend cette décision, surprenant une équipe nationale qui « regrette la décision de CASTOR de quitter la France estimant que sa place se trouve encore actuellement en France à la tête de l’École de Cadres [69][69] EN du 15 mars 1949. L’école de cadres est l’école d’Orsay,…. » C’est que la résolution de Robert Gamzon de monter en Israël peut laisser perplexes ceux qui n’ont pas oublié ce qu’il écrivait dans Tivliout en 1945 [70][70] pp. 87-88. Tivliout est un opuscule écrit par Gamzon… :
64
« Nous, Juifs français, nous sommes pleinement conscients d’appartenir à deux communautés qui se chevauchent en nous ; cela crée un dualisme qui complique notre vie, mais qui peut aussi être une source d’enrichissement spirituel.
Deux attitudes peuvent supprimer, il est vrai, ce dualisme. Ce serait soit la conversion au christianisme qui nous assimilerait totalement à la culture chrétienne dans laquelle nous sommes plongés (avec corrélativement un changement de nom et des mariages mixtes successifs), soit à l’opposé, le départ pour la Palestine, qui permettrait de vivre une vie intégralement juive.
Mais tout en comprenant ceux qui, par un désir de simplification et d’unité intérieure, adoptent une de ces formules, surtout la seconde, nous croyons que l’unité ne doit pas être recherchée par la disparition d’une partie élevée de soi-même.
Par ailleurs, nous croyons que le Judaïsme a une portée universelle, que sa mission est loin d’être terminée, que son message n’est pas encore entendu, mais le sera un jour, et que, pour cela, nous devons continuer dans la Diaspora également, à vivre et, si c’est nécessaire, à souffrir. »
65
Quelles que soient les circonstances qui amènent Castor à renoncer à ce « rôle » dans la Diaspora, le projet se fait principalement autour d’un noyau d’élèves de l’école d’Orsay, et le garine (35 personnes) prend le nom de Léo Cohn. Après une préparation de quelques mois, le groupe arrive en été 1949 à Haïfa. Au cours d’un voyage éclair en mai, Castor avait pris contact avec le kibboutz Yavné, et il avait été entendu que le groupe s’installerait là-bas. En fin de compte le projet échoue. Après avoir enquêté dans différents endroits et écouté plusieurs conseils [71][71] Dont ceux du professeur
Ishaia Leibovitch, le fameux…, le groupe cède aux propositions du kibboutz religieux Sdé Elyaou, et y commence à se préparer pour fonder par la suite un kibboutz indépendant.
66
Le départ de Castor en Israël clôt cette époque de la reconstruction. Une nouvelle équipe, en place depuis le CN de 1948, commence à engager le mouvement dans une voie différente de celles, nombreuses, lancées à la Libération. Il n’y a pas rupture, mais déjà l’ordre des priorités semble bien changé. Un signe marquant de cette transformation est la manière ambivalente dont l’équipe nationale accueille la volonté de Castor d’adresser une circulaire à l’ensemble des cadres pour leur annoncer la création du garine [72][72] EN du 22 mars 1949. :
67
« L’Équipe Nationale décide de demander à Castor de ne pas expédier de circulaire sur le circuit EI et de procéder à l’échelonnement suivant :
a) Envoi de recruteurs prévus [73][73] Il s’agit de délégués du garine dont le rôle est de… qui devront subordonner l’acceptation de candidatures de chefs à la condition suivante :
– les chefs d’unité devront avoir pourvu à leur remplacement par des adjoints ou des routiers ayant leur CEPI [74][74] Diplôme de chef délivré à la suite d’un premier cycle… ou une équivalence. […]
c) Camp de sélection et de coordination puis départ vers Israël :
– Simultanément avec le départ en Israël, publicité sur le fait même de ce départ.
Castor déplore ce processus ; il essaie néanmoins de s’y conformer en remarquant qu’il est regrettable de ne pas donner de publicité antérieurement à ce départ, car le Mouvement n’en retirera pas le bénéfice moral. »
68
Dans une certaine mesure, on peut avancer l’hypothèse suivante : ceux qui restent à la tête du mouvement le voient avant tout comme un mouvement de jeunesse. Les utopistes se sont peu à peu marginalisés : certains en partant en direction d’Israël, et il faut rappeler que de nombreux chefs partent à titre individuel en plus des groupes organisés dont nous avons parlé. D’autres, à travers Orsay ou des lieux d’études plus orthodoxes (yeshivot), en s’impliquant dans le domaine de l’éducation religieuse en Diaspora. Finalement l’aboutissement EI se fait en dehors du mouvement EI lui-même, incapable de se transformer en cette contre-société juive à laquelle certains avaient songé dans les années trente et pendant la guerre. Bien sûr, les choses se font
progressivement, mais une page est désormais tournée. Ce ne sont pas seulement les EIF qui sont touchés, mais bien l’ensemble de la communauté qui entre ainsi dans une période de morosité et d’atonie.
69
En novembre 1950, la revue Évidences [75][75] Publiée de 1949 à 1962 avec l’aide de l’American Jewish… se lance dans « une enquête sur la situation du Judaïsme français » en ouvrant ses colonnes à certaines personnalités marquantes du monde juif francophone. Le philosophe Emmanuel Levinas s’y montre pessimiste :
70
« Le pressentiment d’une vita nuova juive pour la diaspora même – qui gonflait les cœurs au lendemain de la Libération – se trouve démenti. […] Nous sommes à nouveau terriblement assimilés. Il existe sans doute dans les grands pays libres, à condition qu’ils soient véritablement grands et libres, des forces fatales aux communautés. »
71
Prenant des exemples concrets, le juriste et écrivain Wladimir Rabbi confirme cette analyse:
72
« L’École du Plessis-Trévise, qui formait les moniteurs de jeunes, a dû disparaître faute de crédits, et pourtant le besoin s’en fait cruellement sentir, tant en France, qu’en Israël pour encadrer les groupes de langue française. La troupe des Compagnons de l’Arche [76][76] Troupe de comédiens-routiers juifs qui s’était formée… a dû disparaître faute de crédits […]. Les Éditions du Chant Nouveau ont dû disparaître faute de crédits, alors que les classiques se trouvent épuisés et que les jeunes écrivains juifs éprouvent une grande peine à se faire éditer. »
73
Cette léthargie, la communauté juive de France comme les EIF n’en sortent que dans les années soixante, sous l’influence de trois événements majeurs : l’arrivée des Juifs d’Algérie en 1962, la guerre des Six Jours en 1967, et les évènements de mai 1968. Est-ce à dire que cette évolution des conceptions et de l’éducation juive chez les Éclaireurs israélites de France, telle que nous avons tentée de la décrire ici, n’a donné aucun fruit ? Au contraire. Si le réveil des années soixante a été possible, c’est parce qu’il a germé sur un terreau que les Éclaireurs avaient largement contribué à construire. Cela se sent tout d’abord au niveau des hommes, une bonne partie des cadres de la communauté des années 1960-1990 étant issus du mouvement ou d’une expérience lancée par le mouvement, comme par exemple l’école d’Orsay. Cela se voit
également dans les méthodes éducatives, nombre de techniques d’animation juive ayant connue leur banc d’essai aux EIF. Cela se constate surtout sur le plan idéologique, puisque jusque dans les années 1980, c’est l’idéal pluraliste des EIF qui sert de cadre de référence et de fonctionnement à la quasi-totalité des organismes communautaires, à commencer par le FSJU. C’est sans doute là la contribution essentielle de Robert Gamzon, Léo Cohn et de tous ceux qui ont œuvré avec eux pour que cette utopie, contraire aux divisions typiques du judaïsme ashkénaze depuis le début du XIXesiècle, se réalise effectivement. Sa remise en cause à la fin des années 1980 est liée à celle du franco-judaïsme, et ceci confirme à quel point les idées éducatives juives des Éclaireurs israélites de France ont été, et restent spécifiques des particularités de la judaïcité française.
74
?
NOTES
[1]
Cette étude se base pour l’essentiel sur notre doctorat non encore publié : Scouts, Juifs et Français, les EEIF de leur création aux années 80.
[2]
Les références des dossiers que nous avons citées dans notre travail de doctorat reposaient sur une première approche de classification que nous avions effectuée alors dans les très riches archives de ce mouvement. Depuis, une partie de ces dernières a été versée au Centre de documentation juive contemporaine, et nos références précédentes sont devenues sans objet. C’est pourquoi les sources ne pourront être indiquées précisément dans cet article, qui repose essentiellement sur les copies de documents que nous avions réalisées alors.
[3]
Rappelons en effet que Robert Gamzon était le petit-fils du grand rabbin de France Alfred Lévy.
[4]
Voir le livre de Philippe Landau, Les Juifs de France et la Grande Guerre, Paris, CNRS Éditions, 1999.
[5]
Promesse : engagement solennel de respecter la Loi scoute, y compris dans la vie de tous les jours.
[6]
Patrouille : équipe de base du groupe scout dans la méthode Baden Powell, comportant en général 6 à 8 enfants de 11 à 16 ans.
[7]
Abréviation de « Bousiers Lauréats des Écoles ». C’est dans le cadre de ce patronage qu’ont lieu les premières activités.
[8]
Lumière, 6e année, n°29, juillet-août 1952, « Les EIF ont 30 ans », par André Kisler, p. 3. En janvier 1930, le même Kisler donnait la date du (mardi) 1er mai.
[9]
Nom d’origine espagnole de l’estrade (bima en hébreu) sur laquelle se tient le chantre et où l’on lit la Tora.
[10]
Littéralement « l’arche », qui désigne le pupitre de l’officiant.
[11]
Littéralement « armoire de sainteté ».
[12]
Général anglais, surnommé BP (prononcer Bipi), fondateur du scoutisme en 1907. Son livre, Éclaireur, contient les principes de base du scoutisme classique.
[13]
Voir le texte de ces différentes Promesses dans P. Laneyrie, Les Scouts de France, Paris, Le Cerf, 1985, p. 107 ou Gérard Cholvy, Mouvements de jeunesse chrétiens et juifs, Paris, Le Cerf, 1985, p. 61.
[14]
Sur ce sujet, qui fait des EIF des pionniers de l’éducation scoute mixte, voir notre doctorat, cité n. 1. On comparera également avec un phénomène parallèle dans le cadre du mouvement des Tsofim (scouts juifs de la Palestine anglaise). Voir notre intervention au Colloque mondial de Montpellier sur l’histoire mondiale du scoutisme, en septembre 2000, organisé par le Professeur Cholvy, et dont les actes devraient paraître sous peu.
[15]
« Edmond Fleg et les Éclaireurs israélites de France », in Revue de la Pensée Juive, n°2, janvier 1950, p. 19.
[16]
Comité directeur du mouvement, composé des principaux chefs.
[17]
Frédéric Shimon Hamel, qui sera commissaire général en 1946/47, puis fera son alyahau kibboutz Ein-Hanatsiv.
[18]
Le texte établi en commission semble avoir été plus exigeant, mais son contenu n’a pas été conservé.
[19]
« Totem » du fondateur du mouvement, Robert Gamzon. Le Totem est l’une des formes de l’indianisme qui avait pénétré les mouvements du scoutisme. Il s’agissait d’attribuer un surnom à un chef confirmé, en général un nom d’animal qui caractérisait les vertus ou les défauts du totémisé.
[20]
Lumière, n°2, novembre-décembre 1932, p. 172.
[21]
Petite ville du Haut-Rhin, aux environs de Mulhouse, où se tient le conseil national fin octobre 1932.
[22]
Réunion du 20 novembre 1930. Le comité central était une sorte de comité de protection, présidé alors par le général Geismar.
[23]
À notre connaissance, c’est la première fois que l’expression de « minimum commun » est utilisée.
[24]
Textuellement « La table dressée », nom du code de lois sur lequel repose essentiellement la praxis religieuse.
[25]
Séance du 21 novembre 1933, CR.2.
[26]
Totémisé Faucon, J.-M. Muslak, garçon extrêmement brillant, un intellectuel et un philosophe, fut tué dans les Flandres lors de l’attaque allemande de mai 1940. Sa trace s’est conservée au mouvement, puisqu’il est l’auteur du « Chant du soir », une chanson pleine de spiritualité, qui est chantée encore aujourd’hui à la fin de chaque veillée EI.
[27]
Ingénieur-général de l’armement, Robert Munnich est le délégué de la métropole à Constantine pendant la guerre, puis très actif dans les années qui suivent. Il habite aujourd’hui à Paris. Les renseignements sur le camp de Pradly proviennent de son témoignage.
[28]
Né en Allemagne, réfugié en France en 1933, il sera l’un des piliers de la maison de Moissac pendant la guerre. Très musicien, il anime pendant cette période un centre de chants par correspondance. Il est décédé à Jérusalem en 1992.
[29]
Né en 1913 à Hambourg, Léo Cohn arrive en France en mars 1933. Membre du mouvement Ezra en Allemagne, un mouvement de jeunesse sioniste religieux, il s’impose rapidement comme l’une des personnalités centrales des EI, avant et surtout pendant la guerre. Arrêté en mai 1944 et déporté à Auschwitz en juillet, il meurt quelques jours avant la libération du camp. Cf. Yehoudit Bar-Hen, Léo, Tel-Aviv, misrad habitahon, 1991.
[30]
Témoignages de Robert Munnich et de Monique et Jacques Pulver.
[31]
Bien qu’il n’ait jamais fait partie du CD, vraisemblablement du fait de sa nationalité allemande.
[32]
Rappelons que le hassidisme est un courant mystique qui est né en Pologne à la fin du XVIIIe siècle, sous l’influence de Israël Baal Shem Tov (le Besht), et qui a eu une influence extrêmement importante en Europe orientale et centrale au XIXe siècle. Cf. M.A Ouaknin, Ouvertures hassidiques, Paris, ed. Jacques Grancher, 1990.
[33]
Commentaires de la Bible basés sur des illustrations morales et des récits.
[34]
Séance du comité central du 10 octobre 1934.
[35]
Parmi lesquels il faut citer Shatta et Édouard Simon (Bouli) qui dirigent la maison d’enfants de Moissac pendant la guerre, puis celle de Laversine à partir de 1950.
[36]
Sur les activités des EIF pendant cette période, voir notre ouvrage Les Éclaireurs Israélites de France pendant la seconde guerre mondiale, Paris, éditions EIF, 1984. Sur l’expérience de Lautrec, voir notre intervention au colloque de Vabres, Étrangers et Juifs dans le Tarn, 1940-1944, en septembre 2001, « Les Éclaireurs Israélites de France dans le Tarn », qui devrait être éditée avec les actes du Colloque en 2003, aux éditions Privat.
[37]
Voir notamment Claude Singer, Vichy, l’Université et les Juifs, Paris, Les Belles Lettres, 1992.
[38]
Le rabbin Samy Klein était à la fois l’aumônier des EIF et celui de la jeunesse auprès du Consistoire. Il est fusillé en juillet 1944 alors qu’il cherche à rejoindre un maquis de la résistance.
[39]
Isaac Pougatch, éducateur, écrivain et spécialiste de yiddish, dirigeait l’une des fermes des EI, Charry, à laquelle il a consacré un livre qui relate l’expérience très originale, yiddisho-culturelle, qui y fut menée.
[40]
Les deux fils de Fleg étaient morts en 1940.
[41]
Edmond Fleg, Vers le monde qui vient, Paris, Albin Michel, 1960, p. 231.
[42]
Sur l’illusion des Juifs français qui voyaient dans la politique antisémite de Vichy le simple résultat des pressions allemandes, voir l’ouvrage fondamental de Michaël R. Marrus et Robert O. Paxton, Vichy et les Juifs, Paris, Calmann-Lévy, 1981, pp. 195-196.
[43]
Lettre de Castor à Sarah Racine, 25 août 1941.
[44]
Denise Gamzon, totémisée Pivert, vit aujourd’hui à Jérusalem.
[45]
Sois-chic n°12, février 1942, p. 5, Archives privées Alain Michel (nous avons reçu de Denise Gamzon la collection complète de cette publication et nous l’en remercions).
[46]
Allusion au tampon obligatoire « Juif » apposée sur les cartes d’identité en zone nord.
[47]
Nom donné aux membres du chantier rural de Lautrec.
[48]
Sois-Chic n°12, pp. 18-19. Il est signé de Charles Weill, un non-EI originaire de Versailles, et qui avait rejoint le Chantier de Lautrec. Il semble avoir fait une carrière militaire après la guerre.
[49]
Ces hésitations sont caractéristiques, nous semble-t-il, d’une partie des organisations juives françaises à cette époque. Voir par exemple celles du Consistoire et du rabbinat quant au maintien de l’ouverture des synagogues in Maurice Moch et Alain Michel,L’Étoile et la francisque, Paris, Le Cerf, 1990, pp. 200-202.
[50]
Les EIF créent à l’automne 1942 leur propre organisme de sauvetage, la Sixième.
[51]
La fête de Hanouka, qui se déroule aux environs du mois de décembre, commémore la victoire de Juda Maccabées sur les « Syro-grecs » du royaume des Séleucides en 165 avant l’ère chrétienne.
[52]
Lampe traditionnelle qui sert à allumer les lumières de Hanouka.
[53]
« L’espoir », hymne du mouvement sioniste, aujourd’hui de l’État d’Israël.
[54]
Cf. le livre d’Eliezer Berkovits, With God in Hell, New York, Sanhedrin, 1979.
[55]
Sur la conception du « Haloutzisme de la diaspora » et l’esprit de cette époque on consultera l’article de Catherine Nicault, « L’idéal du « nouveau Juif » dans l’après-guerre », in Survivre à la Shoah. Exemples français, Les Cahiers de la Shoah, n°5, Les Belles Lettres, 2001, pp. 105-170.
[56]
Message du commissaire général R. Gamzon in L’E.I.F., nouvelle série n°1, janvier 1945.
[57]
Y compris les Éclaireurs malgré tout, branche scoute destinée aux handicapés, qui fonctionne pendant quelques années.
[58]
Extrait de la circulaire nationale n°6 (en préparation), CO.6. Ces textes se retrouvent dansLumière, 2° année, n°1, janvier 1946, pp. 12-13.
[59]
Ibid., p. 10.
[60]
Lumière, 2e année, n°4-5, novembre-décembre 1946, p. 28.
[61]
Ibid., p. 37.
[62]
L’équipe nationale du mouvement comprend les chefs qui le dirigent.
[63]
EN du 23 janvier 1947. Dans la même réunion il est précisé : « Un chef qui est à la recherche de sa position doit plutôt abandonner la direction de son unité et se plonger dans la Route ou les EA (éclaireuses ainées) ».
[64]
Ibid.
[65]
« Certaines motions, en effet, ont été votées par 30 voix contre 6, sur 250 présents. »,ibid.
[66]
Castor avait décidé d’abandonner son poste de CG pour mieux se consacrer au lancement de l’école de cadres d’Orsay. À noter que jusqu’au milieu des années 1960, le système des EI est apparemment très démocratique, puisque l’ensemble de l’équipe nationale scoute était élue par les participants au conseil national. Il est vrai qu’il n’y avait en général qu’un seul candidat par poste à pourvoir !
[67]
Ferme de préparation pour les futurs pionniers sionistes.
[68]
Courant religieux de l’organisation sioniste, transformé depuis en Parti national religieux (Mafdal).
[69]
EN du 15 mars 1949. L’école de cadres est l’école d’Orsay, fondée par Gamzon en 1946, et qui est dirigée à partir de son départ par le rabbin Léon Ashkénazi, plus connu sous son nom scout de Manitou. Sur Orsay on consultera notamment les différents articles parus dans L’école de pensée juive de Paris, Pardès n°23, Paris, 1997.
[70]
pp. 87-88. Tivliout est un opuscule écrit par Gamzon pendant la guerre et où il expose ses principales idées éducatives.
[71]
Dont ceux du professeur Ishaia Leibovitch, le fameux philosophe israélien disparu en 1994, qui était à l’époque délégué syndical de la branche des travailleurs religieux (Haoved hadati).
[72]
EN du 22 mars 1949.
[73]
Il s’agit de délégués du garine dont le rôle est de recruter de nouveaux membres parmi les cadres du mouvement.
[74]
Diplôme de chef délivré à la suite d’un premier cycle de formation.
[75]
Publiée de 1949 à 1962 avec l’aide de l’American Jewish Committee, la revue Évidencessera le rendez-vous mensuel des intellectuels juifs des années 1950.
[76]
Troupe de comédiens-routiers juifs qui s’était formée après la Libération.
Résumé
English
Among israelite boy scouts of France, the importance and the contents of Jewish education have changed depending on the leading teams, of their awareness of the function of this organisation in the community and of the important discussions which perturbed the Jew world. Starting from the main texts which mark out that history, the paper points out some of the most important stages of the ideological evolution of the EIF and of its consequences upon the educational activities. EIF were born in the beginning of the twenties according to the spirit of the consistory. They put a distance between them and their original center, and referred to a newly thought pluralism around a « common minimum » religious as well as zionistic as defined in 1932. They followed the spiritual renewal during the war helped by the personality of Leo Cohn and the rural work of Lautrec. They were disillusioned after the war, the scout organisation falling, after a short period of fever, into a torpor which exists for the whole of the French Jewish community in the fifties, before the rebirth of the following decenny.
Plan de l’article

1. Un ancrage dans le judaïsme français (1923-1926)

2. À la recherche du pluralisme (1926-1932)

3. Le temps du « Néo-Hassidisme » (1933-1944)

4. Les illusions de l’après-guerre (1945-1949)

Michel Alain, « Qu’est-ce qu’un scout juif ?. L’éducation juive chez les Éclaireurs israélites de France, de 1923 au début des années 1950», Archives Juives 2/2002 (Vol. 35) , p. 77-101  URL : www.cairn.info/revue-archives-juives-2002-2-page-77.htm.