Qu’est-ce que la démocratie ?
Le terme de démocratie ne se réfère pas uniquement à des formes de gouvernement, mais peut aussi désigner une forme de société ayant pour valeur la liberté et l’égalité (c’est notamment l’usage qu’en fait Alexis de Tocqueville, qui s’attache plus aux dimensions culturelles qu’au système politique en lui-même), ou de manière plus générale encore, un ensemble de valeurs, d’idéaux et de principes politiques, sociaux ou culturels. Le terme de démocratie peut aussi servir à qualifier le fonctionnement de tout corps ou organisation sociale (organisme public ou privé, association, entreprise), le plus souvent par le biais du qualificatif de démocratique. Cela signifie alors généralement que ce fonctionnement repose sur « l’égalité des membres du groupe, le non cumul et la rotation des charges, sur des procédures de délibérations, ou encore de votes, d’élections et/ou de tirages au sort ».
Cette définition, trouvée sur le site Wikipedia, peut s’appliquer à une association. Il implique alors deux éléments complémentaires mais nécessaires :
– d’une part, la participation de ses membres à la prise de décisions les concernant,
– d’autre part, leur représentation dans les instances chargées d’appliquer ces décisions.
Attention, cette définition de la démocratie ne convient pas à tout le monde, comme le montrent quelques exemples donnés en annexe.
En ce qui concerne notre scoutisme, cela va signifier que les jeunes qui lui sont confiés doivent être consultés sur leurs activités, et que les organes d’animation générale doivent être « représentatifs » à tous les niveaux. Il s’agit donc bien d’un choix « politique » de la part de l’association. D’où la question suivante…
La démocratie existe-t-elle dans le scoutisme ?
Répondre à cette question suppose un petit retour en arrière, vers les ouvrages fondateurs : en Grande-Bretagne, « Scouting for boys » et en France « Le livre de l’Éclaireur » et l’histoire des premières années.
En ce qui concerne « Scouting for boys » (traduit en Français sous le titre « Éclaireurs », en parallèle avec l’ouvrage qui sera évoqué ensuite), le parcours de la table des matières, présentée en annexe, est intéressant, bivouac par bivouac : il y est question d’épreuves, de loi, de promesse, de service, de patriotisme, et beaucoup d’activités, aussi riches que diverses. Seul le 27ème bivouac, dans le chapitre 9 (l’avant-dernier, intitulé « patriotisme, devoir de citoyen), évoque le civisme, avec le tir et… « aidez la police ». Le dernier bivouac du chapitre s’intitule « L’union fait la force, le gouvernement ». Autrement dit, il n’y est, en aucun endroit, explicitement question de participation ou de représentation, donc de démocratie.
Pourtant, un bel article du Fondateur, nous dit, dans la revue « Jamboree » de 1932, sous le titre évocateur de «Hands off the hand bag» qu’on peut traduire par « Enlevez vos mains de mon sac à main » : «Notre but est d’éduquer la génération future pour en faire des citoyens utiles ayant un point de vue plus vaste que jadis et par-là même de développer la bonne volonté dans le monde, par le moyen de la camaraderie et de la coopération, à la place de cette rivalité qui prévaut dans les classes, les religions et qui a produit tant de guerres et de ressentiments». Il y est donc question de «citoyens», et le sous-titre de plusieurs éditions de «Scouting for boys» a été «A Handbook for Instruction in Good Citizenship», «Un manuel pour la formation de bons citoyens»… Apparemment donc, cette formation n’a pas besoin d’être accompagnée par une forme démocratique, elle résulte des règles et activités proposées.
L’autre référence est un ouvrage de Roland Phillips qui présente le «système des patrouilles» : «la patrouille réunit 6 à 8 jeunes de 12 à 17 ans et de même sexe. Elle utilise pour fonctionner le principe de la pédagogie de la grande soeur ou du grand frère (enseignement des jeunes par les jeunes) rendu possible grâce à une tranche d’âge assez large et l’autonomie de fonctionnement». Un autre texte, trouvé également sur le site Scoutopedia, nous indique : «Il consiste à mettre les garçons (ou les filles) en groupes permanents, sous le commandement de l’un d’entre eux, qui devient le chef de patrouille. Pour obtenir les meilleurs résultats, il faut donner au chef de patrouille une pleine et entière responsabilité. Bien que le système de patrouille permette de libérer le scoutmestre de quelques tâches, le but premier est de donner des responsabilités aux jeunes. C’est le meilleur moyen de former leur caractère. Dans la troupe, le scoutmestre indique le but à atteindre et les patrouilles rivalisent entre elles pour y parvenir. Le système de patrouille n’est pas une méthode qui peut être adoptée en scoutisme, mais elle doit belle et bien être considérée comme une condition absolue». Un ouvrage du Commissaire national de branche des Scouts de France, Michel Menu, évoque «le C.P. et son gang». Il semble donc difficile de considérer cette méthode pédagogique comme porteuse de démocratie au sens indiqué précédemment.
Arrêtons-nous sur ce point, qui peut ouvrir quelques discussions : la patrouille donne, en principe, un rôle à jouer à chaque jeune, dans un cadre déterminé. Elle est un lieu de découverte, d’expression, de mise en commun, mais elle est, en même temps, un lieu de formation du comportement (grâce à la loi et à la promesse) et d’acquisition de compétences (les étapes et brevets). Autrement dit, elle pourrait être un lieu de partage « démocratique » des décisions sur les activités, mais elle reste contrainte par ses objectifs… et ses modalités de fonctionnement : nous avons de nombreux exemples de chefs de patrouille se comportant plus comme des « petits chefs » que comme des « grands frères »… Finalement, on trouve dans le scoutisme la même contradiction que dans l’enseignement : transmettre des connaissance suppose une relation de type « parent – enfant », fonctionner démocratiquement suppose plutôt une relation de type adulte-adulte. On en reparlera !
En France, l’ouvrage de référence est «Le livre de l’Éclaireur» qui, pas plus que le précédent, n’évoque, sous une forme quelconque, une formation à la démocratie – ou un fonctionnement démocratique. Dans la table des matières de l’ouvrage «Le livre de l’éclaireur», édité dès le début de 1912 – c’est-à-dire immédiatement après la création des deux associations non confessionnelles, les Éclaireurs Français et les Éclaireurs de France – comme dans «Scouting for boys», il est beaucoup question de règles de vie, de loi et de promesse, et d’activités… Nous présentons également cette table des matières dans les annexes.
En réalité, les origines du scoutisme en France sont un peu difficiles à caractériser : dans un ouvrage intitulé «Les Éclaireurs de France» et édité par les «Éditions de l’Arc Tendu», donc apparemment très officiel, Georges Gallienne attribue au scoutisme des origines… américaines reprises par B.P. :
«Qu’est-ce que le scoutisme ?
Ses origines sont américaines. Comme la plupart des méthodes qui nous viennent de ce pays si neuf et si jeune, elles sont nées de l’expérience. Un philanthrope, Thomson Seton, ému des fredaines d’une bande de garnements livrée à ses pires instincts, eut l’idée géniale de se servir de ces instincts eux-mêmes pour amender cette troupe de voyous. Il les groupa en tribu, leur donna un code d’honneur, et réussit à transformer cette bande de vauriens en une association de garçons obéissants, fraternels et serviables. Baden-Powell, le défenseur de Mafeking, (…) reprit cette méthode et l’adapta à la jeunesse anglaise. L’expérience de Seton était rudimentaire, Baden-Powell en pédagogue averti sut l’enrichir de ses dons de psychologue et l’illumina de tout son génie….»
L’ouvrage «L’invention d’un scoutisme chrétien» d’Arnaud Baubérot (éditions «Les Bergers et les Mages») évoque les deux créateurs des E.D.F., Georges Gallienne et Georges Bertier, et, plus particulièrement, le premier. Georges Gallienne est un pasteur méthodiste. Nommé directeur de la «mission populaire évangéliste de Grenelle», rue de l’Avre à Paris, il cherche une méthode d’animation pour un groupe d’une cinquantaine de garçons et expérimente le scoutisme à côté de diverses autres activités. Il en constate, sur le terrain, l’efficacité, et en définit l’application en fonction de ses propres besoins : c’est ainsi, par exemple, que l’uniforme, très présent en Grande-Bretagne, se réduit pour ses garçons à… un béret basque ! Comme le précise Arnaud Baubérot, «Au-delà de l’éducation civique, le scoutisme, tel que Gallienne le présente, s’attaque aux problèmes sociaux liés à l’enfance en péril. Le tableau qu’il dresse d’une enfance rejetée par l’école et l’atelier, qui erre dans les rues en proie à la délinquance juvénile et à l’œuvre des «pourrisseurs de la jeunesse» conduit au désir de rechercher des solutions nouvelles dans le domaine de l’éducation».
En ce qui concerne Georges Bertier, le contexte est quelque peu différent : il est, depuis 1903, directeur de l’École des Roches, établissement privé d’enseignement conçu, à la fin du XIXème siècle, sur un modèle inspiré de certaines expériences anglaises, à partir d’une critique sévère du modèle d’enseignement français. Selon Arnaud Baubérot, le créateur de l’école, Edmond Demolins, considère que «l’éducation anglaise fait des hommes» alors que l’éducation française «fait des fonctionnaires ou des ratés». Bertier se veut à la pointe de cette recherche et crée en 1909 la revue «Éducation» qui traite des pédagogies nouvelles : «L’éducation de l’École des Roches veut former « l’homme social » et développer le sens des responsabilités en utilisant, notamment, les vertus de la campagne et du sport. L’école touche des jeunes garçons issus de milieux très aisés et vise à créer une nouvelle race de patrons».
Si l’on ajoute à ce rapide inventaire l’ouvrage de Nicolas Benoit, «La voie du chevalier», et son «plan d’organisation des troupes d’Éclaireurs de France» écrit en 1911 à l’intention du Ministère de la Marine, on en vient assez rapidement à une conclusion : le scoutisme se définit à l’origine comme une école de formation de cadres appelés à prendre en charge des jeunes pour en faire «des hommes». Sans aucun besoin de démocratie…
Conclusion à ce stade : en Grande-Bretagne comme en France, les définitions qui sont données du scoutisme ne font aucune allusion à la démocratie, pas plus dans son animation (participation) que dans sa gestion (représentation) : il n’en a tout simplement pas besoin. L’organisation de l’association – en réalité, une fédération d’associations – va en résulter : dans chaque ville, une petite équipe de bénévoles, autour d’un «chef de groupe» volontaire, souvent auto-désigné mais toujours – en principe – accepté pour sa disponibilité et son autorité, va créer un «groupe», qui adhérera (ou non) à l’une des «fédérations» existantes : c’est ainsi que le groupe de Troyes, plus que centenaire, l’un des groupes les plus anciens du scoutisme laïque, fera d’abord partie des Éclaireurs Français avant de passer aux Éclaireurs de France. Le «comité directeur» de la Fédération est composé de personnalités et de chefs de groupes plus cooptés qu’élus, le bénévolat et la motivation étant suffisants pour justifier leur participation aux instances de direction. La mise en commun se fait, à partir des expériences vécues localement, essentiellement dans les «camps écoles» qui, à partir des années 20, dessinent une approche commune proposée à tous, souvent en coopération avec les Éclaireurs Unionistes, avec en commun le camp-école de Cappy et une revue. La formation se traduit par un diplôme attribué par ce qui ressemble beaucoup à un jury d’examen.
Cette solution va perdurer jusqu’au début de la deuxième guerre mondiale, où la «fédération» des Éclaireurs de France va se transformer en «association» sans que le fonctionnement à la base en soit profondément affecté, les groupes locaux gardant une pleine autonomie dans le choix de leurs activités et, apparemment, de leur pédagogie. L’échelon national est très actif dans sa fonction de coordination, autour d’André Lefèvre et Pierre François qui assurent, à la fois, la rencontre avec les groupes locaux et la promotion de leur scoutisme.