La saga des Circuits Corse
et des autres « grands » services de vacances pour adolescents
Ce très intéressant document apporte une très riche présentation des « Circuits Corse » (devenus ensuite les « Circuits corses »), initiative et réalisation, dans le cadre des Éclaireurs de France, de Claude Deru dont la personnalité y est également très bien explicitée.
Les Circuits ont été une étape d’une recherche, permanente dans le Mouvement depuis de longues années, d’élargissement de l’activité scoute vers de nouvelles strates de population apparemment non concernées par la conception initiale du scoutisme. Ce scoutisme, bâti autour de groupes locaux fonctionnant grâce à des équipes bénévoles, très directement inspiré des principes de Robert Baden-Powell, suppose – ou impose à l’origine – un certain nombre de règles précises qui en font souvent l’originalité : système des patrouilles (petits groupe des jeunes fonctionnant en autonomie définis en fonction de leur âge), engagement (loi de l’éclaireur et promesse), progression personnelle (étapes et brevets), le tout supposant une certaine continuité des activités tout au long de l’année pour un résultat « éducatif » global (réunions et sorties de patrouilles ou de troupes, petits camps, grands camps, camps-écoles, rencontres nationales ou internationales….)
Il est difficile de comprendre l’émergence, l’évolution, le développement… et les difficultés de ce nouveau type d’activité si on ne les situe pas dans une perspective plus générale. L’association des Éclaireurs de France, créatrice en France d’un scoutisme non confessionnel, s’est très rapidement posé le problème de l’élargissement de sa base et a participé, dès les années 30, à la création des « Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active », aujourd’hui CEMEA, dont le principal responsable était le « commissaire général » des E.D.F., André Lefèvre. Après la Libération et en aboutissement d’une réflexion lancée depuis plusieurs années au niveau national, le nouveau commissaire général, Pierre François, a piloté la création des Francs et Franches Camarades, aujourd’hui les Francas, dont il a été le premier président. Dans les deux cas, ces associations indépendantes ont très rapidement pris leurs distances par rapport à leur « mère » et se sont, même, dans certains cas, retrouvées en concurrence avec elle.
Lorsque, quelques années après la Libération, la branche aînée du Mouvement a réfléchi à un nouvel élargissement, cette fois en direction des adolescents des régions « industrielles » non touchées par le scoutisme, des personnalités aussi éminentes que dynamiques ont pris en charge cette action et ont donné naissance aux grands « services vacances d’adolescents ». Mais le commissaire général de l’époque, René Duphil, douché par les expériences précédentes, a toujours considéré que ces « prolongements » devaient rester dans le giron du Mouvement : « il ne faut pas renouveler l’expérience malheureuse des CEMEA et des FRANCAS » alors qu’il s’est avéré très vite que ces services se différenciaient fortement des propositions « de base » de notre scoutisme : abandon de la notion de groupe local, abandon des références « scoutes » considérées habituellement comme des valeurs (engagement, progression) et, peut-être surtout, abandon de la dominante « bénévolat » par la mise en place d’animateurs salariés, nécessité d’une prospection de type commercial après les premières années où les interlocuteurs étaient les « comités d’entreprise : à titre d’exemple, les circuits Corse se sont longtemps présentés dans une vitrine du local régional de l’association à Paris, place du Petit Pont, avec une salariée recevant des inscriptions… comme dans une agence de voyages !
Un autre aspect est à prendre en considération : si un groupe local arrive à réaliser, dans le meilleur des cas, environ 5000 journées d’activités par an, c’est par centaines de milliers que se comptaient les journées des vacances d’adolescents, ce qui posait un évident problème à un niveau bêtement banal, celui des demandes de subventions auprès des services officiels. Une anecdote : c’est ce qui a conduit l’échelon national à créer, de toutes pièces et sans aucune justification géographique logique, une « région Forez » pour présenter les activités proposées à Saint-Étienne…
Finalement, c’est une sorte de conflit interne entre des activités « qualitatives », assurées par les groupes locaux avec une réelle continuité, et les activités « quantitatives » assurées par les services vacances, et ce conflit s’est superposé à celui que représentait l’abandon des principaux points d’appui du scoutisme tel que défini initialement : autrement dit, les services vacances faisaient d’excellentes activités, mais ils ne faisaient plus du scoutisme. Le fait de recruter et de former des « animateurs » spécifiques, en dehors de la conception de la formation des cadres du Mouvement, a été un élément supplémentaire de ce qui, petit à petit, allait devenir un divorce. Les animateurs se disaient eux-mêmes, quelquefois, non concernés par le scoutisme E.D.F. !
Ce divorce s’est concrétisé lorsque les activités des grands services vacances n’ont plus suffi à en couvrir les frais : le Mouvement avait pu, quelquefois avec difficulté et au détriment d’autres choix, accompagner les investissements nécessaires, évidemment plus importants que ceux des groupes locaux, surtout en ce qui concernait le foncier et l’immobilier, mais il était de moins en moins en mesure de couvrir les charges nées d’activités de prolongement… Comme l’indique un ancien président, « il n’y avait pas d’autre solution » que d’arrêter ce qui avait été une expérience et était devenu une charge. Le fonctionnement démocratique de l’association supposait que les décisions utiles soient prises par ses représentants élus, en l’occurrence le Comité Directeur, après étude approfondie du dossier en fonction de la totalité des éléments à prendre en considération pour l’ensemble de l’association. À aucun moment ne sont apparus quelques-uns des éléments indiqués à la fin de ce témoignage : les chefs de groupe, occupés localement par leurs activités bénévoles, n’avaient aucune raison d’être jaloux des responsables de ce type d’activités – mais ils avaient bien le droit, dans le contexte de leur association, de se poser la question des priorités collectives et des choix à effectuer pour le bien du Mouvement dans son ensemble. Et lorsqu’est évoqué l’importance de l’argent, c’est un peu oublier que c’est le Mouvement, et non le service, qui a permis les investissements nécessaires et engageait sa responsabilité. Le texte lui-même évoque « les E.D.F. » comme s’il s’agissait d’une entité distincte, oubliant que les services en faisaient partie… Les terrains des Circuits ont d’ailleurs été vendus plusieurs années après, et pas très facilement. Cette vente n’a pas servi à « renflouer la caisse du Mouvement » mais à permettre à celui-ci de continuer à mener son activité éducative en fonction de ses priorités, définies par ses représentants.
Le président de l’association à cette époque, Jacques Delobel, a précisé cette conclusion dans un témoignage pour l’ouvrage « Cent ans de laïcité dans le scoutisme et l’éducation populaire » : « Le Mouvement a ses racines dans les groupes locaux. Ce sont les groupes qui ont fait l’histoire. Des responsables de groupes exceptionnels ont été des bâtisseurs et sont à l’origine d’investissements plus ou moins importants avec lesquels ils se sont parfois identifiés. D’autres se sont lancés dans des services vacances parfois sociaux. Tout cela a conduit à une diversité parfois difficile à gérer. Comment faire pour que l’association ne soit pas mise en danger par des capitaines d’entreprises aux pieds d’argile ou qui ne se rendent pas compte que ce qui était possible ne l’est plus dans une société qui évolue ?
Il a fallu se préoccuper de Saint Jorioz, des circuits Corse… et nous n’avons pas toujours pris le maximum de précautions pour ne pas blesser ces grands hommes qui ont tant donné. Mais il fallait bien pourtant anticiper sur des situations insupportables et trancher lorsque notre bien commun nous semblait menacé. Nous avons du juger, hélas. ».
Malheureusement donc, les Circuits étaient devenus une réalisation personnelle, d’une personnalité, d’une famille et d’une équipe plus que d’une association, et la séparation a été mal vécue. Apparemment cette décision, longuement expliquée au responsable et à son équipe, n’a pas été comprise et a été vécue dans sa composante personnelle et non dans l’optique d’une collectivité. C’est dommage… Car le service des Circuits Corse n’a pas été le seul concerné, le Mouvement a tourné la page après les belles années des « grands » services vacances (Saint-Jorioz, la Gaillarde, Valescure, 15/24…) qui avaient ouvert la voie à un prolongement de notre scoutisme vers des populations non atteintes jusqu’alors, grâce à l’engagement des quelque fortes personnalités (René Tulpin, Claude Deru, Claire Mollet…), mais également à une évolution de leur proposition au-delà de leur scoutisme initial et à des investissements lourds.
Ces activités ne se sont pas limitées à des expériences car elles ont toutes duré plusieurs dizaines d’années, mais elles ont été relayées par d’autres au choix du Mouvement, en fonction de ses priorités. Elles restent des moments importants de l’histoire de l’éducation populaire en France et ne doivent pas être limitées à quelques conflits de personnes.