Les débuts du scoutisme chez les handicapés :
Au passage, un grand merci à Andrée Mazeran-Barniaudy pour son témoignage sur l’équipe nationale Extension et son action, et à Janik Pikula qui nous a transmis son mémoire universitaire de Master 2, sciences de l’éducation « Scoutisme et Handicap : Du scoutisme d’Extension au scoutisme pour tous » présenté en 2016-2017. Nous leur empruntons de nombreuses informations.
Le scoutisme, né en 1907 d’une proposition de Robert Baden-Powell dans le prolongement d’une expérimentation menée aux États-Unis quelques années auparavant, a été adapté aux malades à partir des années 20 dans des groupes « spéciaux ». J. Pikula donne un extrait d’un rapport présenté (par B.P. ?) en 1937 indiquant : « Traités comme des êtres normaux et ayant à atteindre le but que constituent leurs épreuves, ils se mettent à penser et à agir comme des gens normaux et à développer leur espoir et leur courage pour prendre le dessus sur leur déficience. »
En France, une première expérience d’adaptation du scoutisme aux « allongés » de l’hôpital de Berck est notée dès la fin des années 20 sur une initiative des Scouts de France, bientôt imités par les autres associations. Denis-Guillard, commissaire national en change du scoutisme d’extension chez les Éclaireurs de France, reconnaît cette antériorité dans un article de la revue E.D.F. vers 1930.
Notre « scoutisme d’extension » viendra, après la Libération, proposer une « passerelle » du scoutisme… habituel vers des milieux non habituels, en commençant par celui des malades – par exemple, les allongés de Berck – mais en se prolongeant vers les handicapés physiques, sensoriels, mentaux et aussi vers les handicapés « sociaux » avec la création de diverses initiatives – sauvegarde de l’enfance, maison des copains de la Villette… Le scoutisme d’extension permettra également la rencontre avec un milieu associatif différent, par exemple dans le cas du groupe de l’Institut National de Jeunes Sourds et de l’association qu’il a créée, Loisirs Éducatifs de Jeunes Sourds, partie prenante de l’Union Nationale pour l’Insertion Sociale du Déficient Auditif (UNISDA) et de ses actions au service des sourds, en particulier pour l’adaptation des émissions de télévision.
L’importance du vocabulaire :
Toujours suivant Janik, le terme « extension » est expliqué en France dans le Trèfle, revue de la F.F.E., en 1934 : « Le terme extension a été choisi pour désigner toutes les Guides débiles, mentalement ou physiquement, parce que c’est un mot qui ne souligne pas leur infirmité. Il est très déprimant d’être toujours appelée une invalide. »
Ce texte, comme le précédent, met en évidence l’importance du vocabulaire et les difficultés qu’il apporte : on y évoque des êtres « normaux » – ce qui suppose que les autres sont « anormaux » –, « débiles », « infirmes » ou « invalides ». Un article paru dans la revue E.D.F. en 1937 évoque « le sourire dans la souffrance ».
Un exemple de dénomination… difficile : dans l’ouvrage « Psychologie du scoutisme », couronné par l’Académie Française, Henri Bouchet évoque le scoutisme « paradoxal » (chez les anormaux, les déséquilibrés, les épileptiques, les lépreux, les délinquants, les apaches de Londres, etc. ).
À la F.F.E., on parle d’éclaireuses « malgré tout », qui concernent les éclaireuses « malades » et les éclaireuses « dispersées ». D’après l’inventaire effectué par Denise Zwilling, présidente de l’association des anciennes F.F.E., elles disposeront d’un journal de 1929 à 1933 et leurs responsables d’une revue de 1942 à 1945.
Les éclaireuses « dispersées », qui seront évoquées plus loin, représentent une initiative originale dont Michel Bouvier a retrouvé la trace dans le cahier de liaison du clan des Oliviers, géré par sa tante Lucie Duval, « Biche », ancienne de la Maison pour Tous de la rue Mouffetard. Elles sont un premier exemple d’activité de prolongement au-delà des « malades », symbole d’une évolution. Pour le scoutisme, la notion d’« extension » dépasse donc très vite ce cadre strict ; elle va concerner tous les jeunes pour lesquels il s’avère nécessaire de concevoir et de mettre en œuvre une « adaptation ». On trouve d’ailleurs assez souvent, dans la littérature de nos revues, le terme d’« inadaptés ». Après la guerre, les E.D.F. évoqueront souvent « Comme les autres ».
Des établissements de soins aux établissements d’enseignement :
Effectivement, dans les premières expériences, il s’agit surtout d’apporter le scoutisme aux jeunes « malades » accueillis dans des établissements de soins, le plus significatif étant l’hôpital de Berck recevant des « allongés ». Très rapidement, on va voir apparaître des actions en direction des établissements recevant des « handicapés » au sens habituel du terme, physiques, sensoriels ou mentaux, mais également en direction des établissements fonctionnant en internats.
Cette évolution semble s’inscrire dans une volonté de donner au scoutisme un contenu « social », comme le précise un article paru dans « le Chef » en 1934, évoquant l’action du recteur Charlety « contre la veulerie et l’immoralité » dans le cadre du « Cartel des Forces Spirituelles ». Les E.D.F. et la F.F.E. apparaissent comme parties prenantes de cette action, et l’article évoque les « nouveaux milieux », « écoles et œuvres de jeunesse » qui « nous ouvrent leurs portes, en particulier les Instituts d’aveugles et de sourds-muets à côté des préventoriums et hôpitaux. ».
Une volonté affirmée :
Janik Pikula a retrouvé la création d’une association dédiée en 1936 par la F.F.E., les E.D.F. et les E.U., sans participation des mouvements de scoutisme catholique (qui créeront de leur côté une « association des amis de l’extension », A.N.A.E.).
Le siège social est celui de la F.F.E., le président est Paul Caron, membre du C.D. des E.D.F., les membres du Conseil d’administration sont des dirigeants de la F.F.E. (Melles Beley et Hourticq), des E.D.F. (M. Denis-Guillard) et des E.U. (Melle Seydoux, M. Gastambide), ou des responsables d’établissements ou de services sociaux : Mme Decroix, présidente de la section de cure du « service social à l’hôpital », Melle Hardouin, directrice du service social de la caisse de compensation de la région parisienne, Mme le Dr Ragu-Frey, médecin de l’Office public d’hygiène sociale.
Le cas particulier des établissements d’enseignement :
En ce qui concerne les jeunes handicapés, les établissements d’enseignement se présentent comme un cas particulier : ils n’ont pas été totalement concernés par les grandes lois sur l’instruction publique dites Lois Jules Ferry instaurant la gratuité, l’obligation et la laïcité dans l’enseignement primaire mais prévoyant des « adaptations » pour les handicapés. La conséquence de ces adaptations semble être que les établissements resteront souvent privés et, souvent également, gérés par des communautés religieuses même s’ils sont en principe publics, rattachés au Ministère de la Santé pour les établissements nationaux (et non au Ministère de l’Éducation Nationale, auquel sont rattachés les établissements départementaux) : on peut y voir le reliquat d’une situation où les établissements de soins étaient gérés par des congrégations.
Exemple dans l’enseignement des jeunes sourds :
– des instituts publics nationaux « laïques » à Paris, Metz, Chambéry,
– un institut public national géré par une communauté religieuse : Bordeaux,
– des instituts publics départementaux : Asnières, Lyon…
– des instituts privés départementaux ou locaux un peu partout.
Les établissements nationaux et les établissements privés dépendent du Ministère de la Santé, les établissements départementaux dépendent du Ministère de l’Éducation nationale.
Très logiquement, à partir des années 30 et en liaison avec l’amélioration des relations du scoutisme avec l’éducation nationale, dans une période où le nouveau président des E.D.F. est un universitaire, Albert Châtelet, qui vient de remplacer un des créateurs du Mouvement, Georges Bertier, directeur d’un établissement scolaire privé (et animateur d’un syndicat d’enseignants de même origine), les Mouvements non confessionnels vont entrer en relations avec les établissements publics dépendant du Ministère, nationaux ou départementaux. C’est ainsi que, pour les sourds, des groupes vont être créés à Paris, Asnières, Lyon, Chambéry. Celui d’Asnières sera commun aux sourds et aux entendants. Celui de Paris sera commun aux E.D.F. et à la F.F.E. N. La même implantation se fera dans les établissements pour jeunes aveugles (Paris, Saint-Mandé, Villeurbanne…)
Un choix pédagogique :
Un point important est à noter : ces groupes sont créés dans les établissements, c’est-à-dire que les jeunes s’y retrouvent entre eux, sans mélange a priori avec les non-handicapés. Un exemple de groupe « mixte » entre sourds et entendants existe à Asnières où la troupe de l’Institut Gustave Baguer est constituée de deux patrouilles de sourds et de deux patrouilles d’entendants. Mais la séparation continue d’exister au niveau des patrouilles.
Il s’agit d’un choix « pédagogique » destiné, essentiellement, à éviter que le handicap soit ressenti comme une infériorité dans un cadre global : un enfant qui est allongé, ou qui n’entend pas, ou qui ne voit pas, ou qui ne comprend pas… ne vivra pas les activités de la même façon que ses voisins non handicapés. Dans la mesure où les handicapés, de toutes natures, reçoivent des traitements particuliers (qui ne se limitent pas à des « soins », surtout en ce qui concerne l’enseignement), l’intégration sans prise en compte de ce risque n’apparaît pas comme une solution. Les jeunes entre eux peuvent jouer complètement le jeu scout, développer leurs capacités propres… et se mesurer aux autres au cours d’activités communes programmées de temps en temps. L’accueil d’un jeune handicapé isolé dans une unité « classique » reste évidemment possible à condition que son handicap ne soit pas trop sévère ; sinon la pitié risque fort de compromettre la relation…
Nous verrons plus loin que cette situation évoluera au cours des années suivantes, en fonction de la prise en compte du handicap par la société dans son ensemble. On parlera alors d’intégration et d’insertion, voire, plus récemment, d’inclusion.