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1911-1916 : et voici les débuts du groupe de Troyes…

 

Tout commence en ce mois de mars 1911.

Je suis chez moi à Troyes. Je suis en train de lire « Cinq semaines en ballon » de Jules Verne, un écrivain qui est décédé depuis peu. Je suis passionné par ce récit d’aventures car j’ai 14 ans et je me vois avec le docteur Ferguson, Joe et Dick dans la nacelle de ce ballon survolant le lac Victoria.

Je suis tiré de ma rêverie par la sonnette d’entrée de notre maison. Qui peut bien venir en cette fin d’après-midi ?

En garçon bien élevé je ne bouge pas de ma chambre mais j’entends parler de « capitaine », « d’éducation nationale de la jeunesse française », de « boy-scouts »…

Ne me sentant pas concerné par ces discussions d’adultes, j’allais replonger dans mon livre quand j’entends mon père qui m’appelle : « Jacques tu veux bien descendre ! nous avons des choses à te dire »… C’est ainsi que je me retrouve en compagnie d’un homme qui se présente à moi comme étant le capitaine Brunet officier au 1er bataillon de chasseurs à pied basé à la caserne Beurnonville à Troyes. Il nous explique qu’il a effectué plusieurs séjours à Londres durant lesquels il a entendu parler d’un certain général Baden-Powell qui a créé une organisation de « Boy-scouts » dont le but est de compléter l’instruction donnée aux jeunes gens dans les collèges et les lycées par une éducation virile qui puisse développer le caractère, un véritable patriotisme et la capacité de s’adapter aux circonstances.

Il précise qu’à Londres, il a rencontré de nombreux officiers français eux aussi séduits par la réalisation de Baden-Powell et prêts à lancer un projet similaire en France. Il cite en particulier le lieutenant de vaisseau Nicolas Benoît avec lequel il est en relation.

Il a en fait l’intention de monter une « troupe de boy-scouts français » à Troyes et il souhaite savoir si, avec l’autorisation de mon père, je serais disposé à participer à ce projet.

Il me précise que cette éducation se fera essentiellement sous forme de jeux ou de compétitions en extérieur. Ces activités auront pour but d’exciter l’émulation des jeunes et leur imagination tout en développant leur sens de l’initiative et leur sentiment de responsabilité. En plus il a l’intention d’organiser pendant les vacances des camps sous la tente pendant plusieurs jours.

Je suis conquis !

Il faut dire qu’il n’existe pas beaucoup d’activités organisées pour les jeunes. Pour éviter de me retrouver dehors avec des copains sans objectif particulier je me suis réfugié dans les livres mais j’ai besoin de me dépenser physiquement et ce militaire semble pouvoir m’en donner l’occasion.

Mon père ne me parait pas aussi enthousiaste !

Il parle des « bataillons scolaires » qui firent leur apparition dans les écoles publiques dans les années 1880. Ils avaient pour objectif de former les jeunes garçons aux pratiques militaires en plus de l’éducation morale inculquée par ailleurs : tout cela dans un contexte de revanche après la défaite de 1870. Il craint que la proposition du capitaine Brunet soit de la même veine et que le résultat dix ans après soit identique ; son abandon car il y a heureusement un monde entre les activités des enfants et celles des soldats.

Le capitaine en convient tout à fait et indique qu’il y a une différence fondamentale entre ces deux concepts.

Le premier (les bataillons scolaires) impose une activité militaire aux enfants.

Le second (les boy-scouts) met l’enfant en avant en incitant à développer ses capacités personnelles afin qu’il puisse réaliser, avec les autres, des objectifs communs au groupe. Il s‘agit d’une formation humaniste.

Pour nous en persuader, il nous explique que Baden Powell a en réalité adapté une idée géniale d’un philanthrope américain Thomson Seton qui a réussi à changer une bande de garnements en une association de garçons obéissants, fraternels et serviables en transformant progressivement et avec leur collaboration, les « lois » de la bande en un code d’honneur.

Il précise par ailleurs que s’il arrive à recruter une trentaine de jeunes, il créera un groupe sous le nom de « Boy-scouts troyens » qui adhèrera à la Ligue d’éducation nationale que Pierre de Coubertin vient de fonder à La Sorbonne et qui comprend une branche appelée « Éclaireurs Français ».

Rassuré sur les objectifs du projet du capitaine Brunet, mon père se tourne vers moi : « Alors ? Qu’en penses-tu ? »

Je confirme que je suis enthousiasmé par cette proposition et rendez-vous est pris pour une première réunion au domicile du capitaine dans lequel va être installé le local des éclaireurs à Troyes à proximité du Temple protestant.

C’est ainsi que je me retrouve avec une vingtaine de jeunes de 13 à 18 ans quelques semaines plus tard à notre première réunion de « troupe ». C’est en effet la dénomination que le capitaine Brunet donne à notre groupe d’ « éclaireurs ». Il nous explique ce choix du terme « éclaireur » préféré à celui de « scout ».

Voyez-vous ! de longues discussions ont eu lieu entre ceux qui ont envisagé d’appliquer en France le modèle éducatif mis au point par B.P. en Angleterre après l’avoir expérimenté en Afrique du Sud. Pour ma part je considère qu’éclaireur est un mot français qui correspond tout à fait à ce que B.P. attendait de ses scouts. Dans une armée c’est un soldat particulièrement hardi et intelligent qui part en reconnaissance pour informer et guider. Dans la vie de tous les jours c’est une personne qui a su développer son esprit d’initiative et son sentiment de responsabilité pour devenir un exemple au service de la patrie.

La troupe est formée de « patrouilles » de 3 à 8 éclaireurs ayant si possible le même âge. Chacune a à sa tête le plus digne de ceux qui la composent : c’est le « chef de patrouille » choisi par le chef de troupe pour ses aptitudes et son caractère. Pour ce qui me concerne je me retrouve dans la patrouille des chamois avec un grand de 17 ans comme responsable et avec quatre autres jeunes de mon âge.

Le capitaine Brunet nous précise que nous allons devoir porter un uniforme* ainsi composé :

–   Chapeau en feutre avec jugulaire, bords plats, couleur kaki.

–   Foulard en coton d’une couleur différente selon les patrouilles

–   Chemise en flanelle grise, portant deux poches de chaque côté

–   Culotte dite de course, non serrée du genou, en serge bleue

–   Bas marron

–   Souliers de marche

–   Ceinture en cuir à laquelle est attaché un couteau

–   Bâton de 1m90 de haut et de 0m,04 de diamètre, gradué en décimètres et demi-décimètres

–   Havresac en toile brune

L’uniforme est au minimum : le chapeau, le foulard, le bâton, le havresac et le couteau.

Rapidement je vais comprendre que le bâton est l’ustensile indispensable à l’éclaireur. Il est utilisé constamment : dans la marche, pour freiner dans une descente, pour faire passer un mur avec l’aide d’un autre éclaireur et de son bâton, pour marcher la nuit en se reliant les uns aux autres par l’intermédiaire des bâtons, au camp pour transporter les vaches à eau, pour le secourisme en utilisant deux bâtons et des vêtements pour faire un brancard, pour la gymnastique, pour faire des mesures et en particulier des estimations de hauteur en utilisant le principe du théorème de Pythagore, pour établir un système de barrières dans le cadre d’un service d’ordre, pour tracer un cercle sur le sol…

Le chef de troupe nous remet à chacun un foulard qui va être pendant plusieurs mois notre seul uniforme pour nous distinguer. En effet nous devons trouver par nous-mêmes les moyens financiers qui vont permettre à la troupe de se procurer le reste des uniformes et aussi de contribuer aux dépenses courantes. Chaque patrouille est autonome pour ce faire et devra remettre les fonds obtenus dans la caisse de la troupe. Cette première action est prioritaire et elle doit avoir un second objectif : nous faire connaître dans la ville.

Nous sommes très motivés par ce projet et lors de notre première réunion de patrouille, après avoir défini notre « cri de patrouille » que nous pousserons au moment des rassemblements, nous allons proposer des idées qui vont être débattues pour récolter l’argent nécessaire à la réussite de notre projet.

Les idées fusent :

Cueillette de fruits chez les agriculteurs

Scier du bois et le ranger dans les appentis

Déblayer la neige autour des maisons

Faire des courses

Aider au jardinage

Récupérer des vieux journaux, des vieux métaux pour les monnayer auprès des chiffonniers

Aider à la décoration des rues lors des fêtes publiques, disposer des chaises, installer des estrades…

Dans le mois qui suivit, nous nous sommes réunis deux fois par semaine chez le Capitaine Brunet qui va nous expliquer ce qu’il attend de nous, ce que devront être nos objectifs. Je constate rapidement qu’une certaine discipline militaire est présente mais à chaque fois il nous indique les raisons et les motifs des directives en mettant en avant la nécessité d’avoir entre nous une vie harmonieuse. Ce que j’apprécie surtout est qu’il nous demande notre avis sur les modalités d’application et ce n’est qu’après une discussion qu’elles sont fixées. En fait il nous invite à une discipline librement consentie que je nommerai la mise en œuvre de « règles de vie » qui sont encadrées par le « Code des Eclaireurs * »

1 / La parole d’un Éclaireur est sacrée. Il met son honneur au-dessus de toutes choses, au-dessus de sa propre vie.

2 / L’Éclaireur est loyal vis-à-vis de ses amis, de ses maîtres, de ses parents et les défend envers et contre tous.

3 / L’Éclaireur doit être toujours prêt à se porter à l’aide des faibles, à tenter un sauvetage, même au péril de sa vie.

4 / L’Éclaireur doit faire chaque jour une bonne action (B.A.) envers quelqu’un. Cette action peut être très simple comme d’aider une femme ou un vieillard à porter un fardeau, ou prendre la défense d’un être faible en butte à la méchanceté des autres. L’essentiel est que l’Éclaireur s’impose l’obligation rigoureuse de la B.A. quotidienne. Un bon moyen de matérialiser cette obligation est par exemple de faire le matin au lever un nœud au mouchoir de cou et de ne défaire ce nœud qu’une fois la bonne action accomplie.

5 / L’Éclaireur aime les animaux et s’oppose énergiquement à toute cruauté à leur égard.

6 / L’Éclaireur s’efforce d’être toujours joyeux et enthousiaste et de chercher le bon côté de chaque chose.

7 / L’Éclaireur est un homme d’initiative. Il recherche en toute occasion la meilleure chose à faire et la fait même si on ne la lui a pas commandée.

8 / l’Éclaireur doit comprendre que la discipline et l’ordre sont nécessaires en toutes choses pour que les efforts ne soient pas perdus. Il obéira donc joyeusement aux ordres de ses chefs (parents, patrons, professeurs ou chef de troupe). Il n’en ressentira aucune humiliation, car il verra dans cette discipline l’occasion de servir la communauté dont il fait partie et d’apprendre à devenir maître de lui-même dans les petites choses et dans les grandes.

Rapidement notre « instruction » va avoir lieu en plein air à la campagne. Je suis enchanté d’apprendre comment camper et bivouaquer, comment installer une tente en utilisant nos bâtons individuels et une bâche, comment construire un abri, une hutte, comment faire du feu et cuire des aliments.

Nous apprenons aussi la topographie, comment se repérer sur une carte, comment l’orienter avec une boussole, comment trouver sur la carte un site particulier et s’y rendre à travers bois et champs à l’aide de la boussole.

Je suis très bon en observation. Lorsque nous nous déplaçons il arrive que notre chef nous arrête et nous demande si nous pouvons lui décrire la dernière maison devant laquelle nous venons de passer. Et là je suis champion pour me souvenir du nombre de fenêtres, lesquelles étaient ouvertes lesquelles étaient fermées et si le propriétaire devant sa porte fumait une cigarette ou la pipe…

C’est ainsi que je vais passer au bout de quelques semaines de « novice » à « 2e classe » après avoir satisfait à un examen qui consistait à :

–   Parcourir 2 km en 15 minutes

–   Disposer et allumer un feu en plein vent sans user plus de deux allumettes

–   Savoir lire la boussole

–   Savoir trouver le nord par le soleil ou l’étoile polaire.

La ville de Troyes vit au rythme du 1er régiment de chasseurs qui participe au développement de l’élan patriotique de la population qui se presse tous les jeudis soirs sur la place de la Préfecture pour écouter la musique militaire du régiment. Je sens bien qu’il se passe quelque chose d’important. Nos chefs nous font comprendre que nous aurons certainement un rôle important à assumer dans les années à venir et que nous devons nous y préparer avec détermination.

Mais si je mets à part l’application sérieuse et stricte de règles concernant le respect que nous devons à nos parents, à nos professeurs et à nos chefs, je trouve qu’aux éclaireurs nous nous amusons beaucoup. Tout est sujet à l’organisation de jeux qui nous mettent en compétition les uns avec les autres ou équipes contre équipes. Ces jeux sollicitent de notre part des efforts et ils font appel à notre esprit d’initiative ainsi qu’à notre sens des responsabilités sans oublier notre développement physique.

Par ailleurs nous avons droit à des cours très utiles de secourisme donnés par le médecin militaire. Nous apprenons aussi à faire des nœuds de différentes sortes adaptés chacun à une utilisation particulière et à faire des assemblages en bois qui vont nous permettre de créer du mobilier rustique pour nos campements ainsi que de petits ouvrages d’art pour effectuer des franchissements d’obstacles.

Je ne regrette pas d’avoir répondu favorablement à la proposition du capitaine Brunet car après chaque réunion, chaque sortie sur le terrain je sens que je me transforme petit à petit personnellement. J’ai surtout le sentiment que j’appartiens à un groupe qui fait preuve d’un grand esprit de camaraderie. Ceci nous soude et nous rend forts. Nous sommes très fiers, au retour de nos sorties sur le terrain à St Parres, Villechetif, Baires, Ste Maure ou St Julien, de rentrer en ville par l’avenue du 1er Mai en marchant au pas et en rangs par quatre derrière notre clique de six clairons !

Fin 1912 nous sommes une cinquantaine d’éclaireurs et il devient difficile de faire nos réunions au domicile du capitaine Brunet. Le groupe va trouver un vrai local au rez-de-chaussée d’une maison particulière à l’angle des rues Brissonnet et Girardon. Heureusement que nous avons eu cette opportunité car début 1914 le 1er régiment de chasseurs quitte Troyes pour aller à Senones dans le cadre des préparatifs à une guerre que l’on ressent comme inévitable et qui devrait nous permettre de pouvoir récupérer rapidement l’Alsace et la Lorraine. Bien sûr le capitaine Brunet va être obligé de quitter la direction de notre groupe pour pouvoir suivre son unité.