Yvon Bastide
Je suis particulièrement flatté d’être associé à des personnalités aussi importantes de notre association puisqu’il s‘agit de commissaires généraux. Cascade m’a demandé, au début de mon intervention, de me présenter à vous rapidement, avec un argumentaire sans réplique : ou bien les gens ne te connaissent pas, ou bien ils te connaissent et tu leur as laissé une image de (et là elle a employé un terme technique gentil mais qui voulait dire emmerdeur), il faudrait que tu essayes de rectifier le tir. Donc d’abord deux minutes pour parler de mon parcours personnel aux E.D.F., ensuite on va parler plus complètement du Mouvement, dans la région de Paris et dans les années 70.
Les débuts
Je suis entré aux E.D.F. en 1945, j’ai fait très peu de scoutisme « classique », trois ans. J’ai eu un premier contact avec la logique interne de l’association dès la première année : après des activités de cours d’année très sympathiques, à la rentrée le chef de troupe avait disparu. On a essayé de savoir pourquoi et on a découvert finalement qu’il était fortement soupçonné d’avoir un comportement un peu douteux vis-à-vis de certains garçons ; c’est là qu’on retrouve la logique interne aux E.D.F. : le gars est parti à Toulouse, c’était tout à fait son droit, et il y a été immédiatement nommé assistant du commissaire de province E.D.F. (rires dans la salle). C’est anecdotique…
En 1947 j’ai failli aller à Moisson, j’étais sélectionné mais j’ai dû préparer le bac pour la session de septembre parce que ma dispense d’âge avait été refusée pour juin (« en septembre il sera plus mûr »). Il y avait un camp de visiteurs dit des Passereaux à côté du Jamboree, on est arrivé porte de Versailles où on accueillait tous les scouts qui se rendaient à Moisson. J’avais un patrouillard qui avait quelque chose qui ressemblait vaguement à la grippe, on l’a montré au médecin de service ce jour-là, malheureusement un jeune étudiant car le vrai était allé visiter le Jam, qui a conclu que le garçon avait la scarlatine ou je ne sais plus quelle autre maladie contagieuse. Résultat : quarantaine, plus personne ne pouvait sortir de la porte de Versailles, plus personne ne pouvait plus entrer, plus personne ne pouvait rejoindre le jam. Quand le vrai toubib est arrivé, il a reconnu une grippe, il a dit « on va lui donner de l’aspirine »… mais nous on a passé en tout une demi-journée à Moisson ! (rires dans la salle)
Voici donc mes débuts dans le scoutisme. Après quelques temps je suis passé au clan ; et la province nous a demandé de nous occuper d’éclaireurs – enfin, quelque chose qui ressemblait à une troupe, qui avait été créée dans la cadre de l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban en Lozère. On y allait pour faire des petits camps en période scolaire, et on les recevait dans l’Hérault pour les faire camper. J’ai donc fait une certain nombre de séjours en hôpital psychiatrique mais ça n’a jamais été des séjours continus comme pensionnaire. (rires dans la salle). J’y ai découvert le scoutisme dit d’extension et le problème de l’adaptation de la pédagogie.
Un exemple : l’idée était de créer des patrouilles « normales » entre guillemets, avec un chef de patrouille. Mais lorsqu’on donnait à un garçon une responsabilité de C.P., il en faisait une autorité et devenait facilement pénible pour les autres, il se prenait pour un chef. (Ça existe aussi chez les adultes… ). En conclusion, on a fait tourner la fonction de chef de patrouille. Des gars m’ont dit que ce n’était pas du scoutisme, c’est un refrain que j’ai entendu plusieurs fois…
J’ai donc découvert à cette occasion le scoutisme d’extension qui m’a paru passionnant. Ce qui fait que quand je suis arrivé à Paris pour mes études, je me suis retrouvé parachuté à l’hôpital de Garches avec des garçons en rééducation des séquelles de poliomyélite. Encore une anecdote : pour le camp d’été, Érable Lévy-Danon commissaire nationale Extension, nous a envoyé un photographe officiel pour faire des photos pour le calendrier. Sur une journée, on avait prévu de faire un grand jeu de pistes. Les garçons étant très demandeurs d’activités physiques, on n’avait rien trouvé de mieux que de leur faire traverser une rivière, mais pas sur le pont, sur un gué. Le jour de la préparation, il y avait un gué. Le jour du jeu, il n’y était plus… (rires dans la salle). Le photographe officiel a fait une magnifique série de photos, ou on voit des fauteuils roulants qui s’enfoncent dans la flotte, des chariots plats qui surnagent, des garçons qu’on sort sur les épaules… Elles ne sont jamais passées sur le calendrier (rires). Et pour des raisons mystérieuses j’ai été viré à la rentrée…
Sur le trajet j’ai rencontré Catherine qui, elle aussi, faisait dans les handicapés, les sourds-muets (rires). J’ai quitté les E.D.F., ce qui nous a permis de nous marier, de faire quelques enfants et de démarrer une activité professionnelle. J’ai quand même eu quelques années de liberté, et c’est après que ça se complique (rires).
La région
Michèle Duphil, fille de René Duphil (Castoret) était responsable Louveteaux du groupe de sourds. Castoret est venu me rechercher car la région de Paris était en perdition, l’équipe régionale s’était fait virer avec pertes et fracas. (…) Nous étions en 61-62, le président de la République avait évoqué un « quarteron », Castoret a trouvé amusant d’en installer un à la région avec René Alauzen, inspecteur général Éducation Nationale et ancien commissaire régional, Henri Vacher, directeur technique de la SONACOTRA et ancien responsable Route, et Jean Delannoy, chercheur au CNRS, qui a préféré partir en Terre Adélie.
Au début à la région, responsabilité de la plaquette du centenaire, relations avec la Nation (Pierre Bonnet) pour réfléchir aux contacts adultes, amis et anciens. Conclusion absolument formelle : éviter de créer une association d’anciens ! (rires dans la salle). Position reprise par Pierre François, peut-être pas très sûr de lui : en 73 il m’a demandé de venir avec lui la présenter aux anciens…
Ensuite, on s’est trouvé devant quelque chose qui était déjà la préparation de mai 68, car la capitale présente un temps d’avance de phase sur les phénomènes de société… Dans les congrès régionaux, tout le monde venait parce qu’il s’agissait de se taper sur la figure entre ceux qui voulaient rétablir le chapeau scout (on a évité le contrôle des chaussettes) et ceux qui voulaient supprimer les groupes, les branches, un peu tout… Il fallait essayer de faire valoir une position « moyenne » pour maintenir une association. Ce qui était clair, c’est que, finalement, l’association, en tant que telle, n’existait pas vraiment. Elle se présentait comme la juxtaposition de groupes ; certains groupes « forteresses » avaient une sorte de patron qui avait autorité sur tout dans le groupe.
La région avait quatre départements (Paris et sa proche banlieue, 92, 93 et 94, les autres constituaient la région « Ile de France »), et environ 3500 membres. Chaque département avait une équipe, ce qui au total représentait une quarantaine au niveau régional, mais nous n’avions pratiquement jamais l’occasion de rencontrer les responsables d’unités, pris en charge par des adultes qui n’avaient reçu, de la part du Mouvement, aucune formation particulière.
Mon prédécesseur à la région, Roger Lambert, qui avait succédé à René Alauzen, avait des tas d’idées, pas toujours faciles à comprendre car il parlait psy et il fallait traduire. Nous avons dégagé un certain nombre de pistes concernant essentiellement la formation des cadres.
Tout d’abord, la première étape, le premier degré : la considérer non pas comme une formation très technique – comment faire du scoutisme – à une formation de motivation – pourquoi faire du scoutisme. Faire passer la notion de responsable, ça veut dire beaucoup de choses : ça veut dire qu’on ne joue pas sur l’autorité, on joue sur une délégation, mais ce n’est pas très évident à expliquer. Surtout chez des responsables qui étaient de plus en plus jeunes. Nous n’étions plus dans les années où les « chefs » avaient 25 ou 30 ans, nous avions là des filles et des garçons qui avaient 17 ou 18 ans.
Une remarque au passage : nous n’avons jamais rencontré des problèmes d’insertion de filles ou de garçons dans la région. Chez certaines ex F.F.E., les mauvaises langues disaient que c’était parce que les filles avaient disparu, mais avec celles qui n’avaient pas disparu nous avons bâti un stage premier degré « inter-branches » où tout le monde pouvait venir, où tout le monde essayait de répondre à un certain nombre de préoccupations. Car ce qu’il faut bien voir, c’est que le Mouvement se voulait démocratique, mais il fonctionnait avec des autorités : autrement dit, la démocratie était beaucoup plus dans les textes que dans la réalité des activités : on parlait de société de jeunes, c’est cette société qu’il fallait faire vivre.
Les « conservateurs » faisaient très bien ce qu’ils savaient faire, c’est très facile de reproduire un modèle… Ce que beaucoup ont oublié, c’est que le scoutisme des premières années a été un scoutisme d’invention, qui était devenu un scoutisme de routine. Et dans une période où les jeunes se posaient des questions, et posaient des questions à la société, ce qu’ils nous disaient c’était un miroir : voilà ce que vous voulez qu’on fasse et voilà ce qu’on fait en réalité ! On a bien été obligés de réfléchir autour de ça… Alors nous avons essayé de mettre quelques garde-fous.
Par exemple, il y avait toute une aile « dynamique » de la région qui disait : ce n’est plus la peine d’avoir des branches… Plutôt que de discuter théoriquement, ou d’imposer la solution, dans ce fameux stage premier degré on a installé une réflexion sur l’évolution de l’enfant : de la dépendance totale à la naissance jusqu’à l’indépendance totale à l’âge adulte, on passe par diverses étapes, qui conduisent à des « branches » différentes. Dans le même temps d’ailleurs, on a mené des expériences de « mini-louveteaux » qui sont devenus les lutins… Dans ces stages de motivation on disait aux jeunes : les enfants ont un comportement, une évolution qu’il faut prendre en compte ; en face de cette évolution il faut une solution, qu’on a appelé une branche. Ce n’est pas parce que ça existe déjà que c’est idiot !
Un deuxième volet auquel il a bien fallu s’attaquer, qui était lié, pas tellement à la coéducation voulue par le Mouvement, mais à l’évolution des mœurs après 68, c’est celui de l’éducation sexuelle. Dans ce domaine, certains aboutissaient à la liberté, dans le genre « maintenant on peut faire n’importe quoi ! ». Je me rappelle une réunion de parents où j’ai posé ma casquette de parent pour reprendre celle de responsable régional pour rappeler : la liberté sexuelle, ce n’est pas la position du Mouvement, il existe des lois sur la protection des mineurs, on les applique.
Nous étions dans une période de questionnement par les jeunes, et c’était très facile de dire que le scoutisme a été défini une fois pour toutes, si vous n’êtes pas contents allez ailleurs : ce n’est pas la position que nous avons prise. La formation au second degré a été repensée dans le même sens. Cette période a été extrêmement intéressante, on a bossé comme des dingues, avec au moins une réunion de l’équipe régionale par mois (à la Mouff, nourris par Mère Louve), les équipes départementales assurant le relais… On a répondu à ceux qui voulaient tout changer par : « Tu as sûrement raison, dis-nous ce que tu veux faire, comment tu le fais, et on regardera ensemble ce que ça peut donner ». On a essayé de sortir de la théorie de la révolution par l’évolution !
En réalité, il y avait, et il y a peut-être toujours, une opposition de fond entre des conservateurs irréductibles, pour qui le scoutisme s‘est arrêté définitivement dans les années 30 et qui trouvaient que ce que nous faisions était idiot, et ceux qui pensaient qu’il fallait tout bouleverser ? Ça a conduit à une crise grave en 1972, pas par la faute du Commissaire général de l’époque, Pierre Bonnet, qui en a supporté les conséquences, mais parce qu’on n’est pas arrivé à dominer cette situation permanente de conflit interne, beaucoup voulaient en découdre. Lors de l’Assemblée Générale, la situation était bloquée ; nous avons été quelques-uns, autour de Cascade, à faire appel à un sauveur suprême, Pierre François. On a fait intervenir son fils Dominique pour que, malgré son grand âge (65 ans !), il accepte de revenir. Il a tout de suite dit quelque chose d’intéressant : « Eh ! puisqu’ils veulent discuter, qu’ils discutent ! » ; il fait appel à Cascade pour lancer « la consultation » qui allait durer deux ans et se terminer par une grande rencontre en Avignon, où nous avons été hébergés par les moyens du Festival.
Elle a abouti grosso modo en 74 à une articulation des positions en trois volets :
– les révolutionnaires, disons fortement évolutionnaires – « Avignon continue »
– les conservateurs ou prolongateurs – « Collectif Après-demain »
– et une troisième voie, à laquelle je me suis joint, représentée ici par Cascade et Jean Estève, à l’origine proposition du Comité Directeur sous l’égide de Pierre François, qui souhaitait avant tout éviter un éclatement du Mouvement. On acceptait que des gens qui avaient des vues différentes du scoutisme puissent le pratiquer en acceptant un creuset commun pour l’association.
Lors de l’A.G., nous avons été virés comme des malpropres parce que ce qu’ils voulaient, c’était se bagarrer. Mais personne n’est parti ! Et pourquoi ? Parce qu’on a laissé tout le monde s’exprimer. Françoise Lefèvre et Jean-René Kergomard, bien que minoritaires, ont pu porter le message et Jean-René est revenu quelques années comme président…
Ici il faut évoquer un sujet qui vous concerne : lors de nos réflexions au C.D. avec Pierre François, nous étions arrivés à la conclusion qu’il fallait avant tout éviter la création d’une association d’anciens, (réactions dans la salle), avec l’idée : s’ils veulent être utiles ou se retrouver, qu’il le fassent dans le cadre du Mouvement. Et au moment de la création de cette association d’anciens, le président avait indiqué : « Si vous voulez que vos petits-enfants fassent du scoutisme, il faut les mettre aux Scouts d’Europe » (réactions dans la salle, Cascade précise : ce n’est plus le cas aujourd’hui). C’était un coup de poignard dans le dos, nous étions dans une période difficile et le fait de faire passer ce genre de message était pratiquement une atteinte à ce que nous essayions de faire. Si notre scoutisme consiste à appliquer les statuts des E.E.D.F., ce n’est pas celui des Scouts d’Europe. Le dossier publié par les Scouts de France sur ces derniers sur leur conception ou la pédagogie du scoutisme montre que nous en sommes loin…
Une émission récente à la télévision a montré un camp des Scouts d’Europe. Un jeune était interviewé : « Qu’est-ce que tu fais quand tu as un problème ? » Réponse : « Je vais voir le chef et lui il sait le résoudre ». Excusez-moi, depuis que je suis entré aux E.D.F. en 1945, pour moi, notre scoutisme ça n’a jamais été aller voir le chef pour qu’il résolve les problèmes. Notre scoutisme, c’est apprendre à les résoudre soi-même. Il y a en arrière-plan une philosophie de la dépendance : si le garçon n’a que deux possibilités, être chef pour affirmer son autorité ou être dépendant et subir cette autorité, ce n’est pas notre scoutisme.
Pour moi, il y a une richesse extraordinaire dans la définition de notre scoutisme laïque. C’est la personnalité du Mouvement, elle ne se confond pas avec les autres, elle est porteuse de valeurs qui nous sont propres : laïcité, démocratie, coéducation, citoyenneté. Quelquefois nous ne sommes pas allés jusqu’au bout de nos idées, mais on a essayé de faire quelque chose, avec des difficultés mais on a gardé le cap. Quelques trente ans après, il n’y a pas à rougir de ce qui a été fait.