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1972.01 et la suite : une crise de société et une crise du Mouvement

 

Texte de Claire Mollet, extrait de la plaquette éditée à la mémoire de Jean Estève, complète, par des souvenirs personnels, les informations apportées par les textes « officiels ».

Claire Mollet, bien tranquille dans sa région de Nice et ses séjours de vacances d’adolescentes, a été sollicitée par Pierre François pour assurer la fonction de Commissaire Générale à partir de 1972 et, à ce titre, a été en charge de l’organisation de la Consultation et des Assises jusqu’en 1974 (et après…). Elle en a gardé quelques souvenirs qu’elle nous livre.

Sans que soient perdues les valeurs…

À l’automne 72, nous nous retrouvons au 66, Émile Gagnon et moi, pour tirer le Mouvement vers « un avenir meilleur ». Deux, mais aussi et surtout, un Comité Directeur uni, où la présence de Pierre François, Jean Estève et de responsables ex-FFE.N que je connaissais bien est, pour moi, parfaitement claire et rassurante. De bons contacts avec les régionaux et les permanents nous permettent de penser que nous pourrons compter sur ce que le Mouvement a de plus solide. Nous allons, en effet, bénéficier de l’important travail réalisé au cours des années précédentes, d’abord par Jean Estève, puis par Pierre Bonnet à travers ce qu’il a appelé « la toile d’araignée ».

Une collaboration d’une rare qualité s’est instaurée spontanément entre Émile Gagnon et moi, et avec les membres du C.D. ou les autres représentants du Mouvement : Pierre Bodineau a présidé le Scoutisme Français et a représenté les EEDF à la Conférence Mondiale du Scoutisme Masculin au Zaïre en 73, et Françoise Lefèvre à celle du Scoutisme Féminin à Téhéran en 74. Chaque fois qu’on a eu besoin d’examiner un problème du moment, plusieurs membres parisiens du C.D. – Pierre François, Jean Estève, Yvon Bastide, Georges Dussourd – ont trouvé le temps de nous aider, temps d’une soirée, d’un repas, d’une heure entre deux réunions.

La naissance d’un ensemble d’idées :

Dès les premiers jours d’octobre 72, Pierre François a organisé une réunion un soir, Chaussée d’Antin. Jean Estève en était, et aussi Dominique François, dont la présence s’est révélée très précieuse : assez extérieur à la mousse des événements qui secouaient le Mouvement, il a pu, avec cet utile recul, bien aider à faire naître un projet. Car finalement, de cette conversation d’abord générale et informelle, sort, peu à peu, tout ce qu’il va falloir faire pour que le Mouvement retrouve un avenir :

Première idée : … une grande rencontre pour tous les responsables et aînés.

« De véritables Assises » dit quelqu’un 

Deuxième idée : … pour réussir ces Assises, il faut y préparer les participants, les motiver, les consulter, les entendre, les informer largement à tous les niveaux : mener à travers le Mouvement une grande campagne de « Consultation »

Troisième idée : … mais il sera impossible de mener à bien ce projet dans l’année : il faudra donc deux ans pour faire passer partout ce grand courant et tout organiser !

Quatrième idée : … alors quand et où ? Les vacances de Pâques semblent la meilleure période pour les groupes ; donc, en cette saison, météo oblige, le Sud de la France… Pierre François heureux de cette bouillonnante perspective s’exclame : « Avignon ! À tous les jeunes du Mouvement il faut offrir Avignon ! »

Cinquième idée : … pendant les trois ou quatre jours qui semblent nécessaires, il faudra des groupes de travail fixes, pas trop lourds, pour arriver à des conclusions concrètes : les Commissions.

Mais aussi, pour permettre un vrai brassage, de grandes rencontres, où chacun puisse s’exprimer librement et entendre tous les autres : les « forums ». Et, bien sûr, des veillées, des chants, de la musique, du théâtre…

Et voilà en place le schéma qui servira de base au travail des deux années à venir. Reste à lui donner une ossature solide et à la faire vivre partout dans le Mouvement.

Le passage à l’acte :

Notre premier souci fut d’assurer rapidement les bases matérielles de la rencontre, dès décembre 72. André Boissonnet, secrétaire général de la Mairie d’Avignon, Paul Puaux, directeur du Festival – tous deux anciens EDF –, Pierre Estève, président de la Fédération des Œuvres Laïques du Vaucluse et toujours membre du C.D. des EEDF, nous ont ouvert bien des portes pour nous permettre de disposer, en plein congé pascal : des cantines scolaires, des écoles primaires pour les commissions, du lycée Mistral, d’un internat de lycée, des infrastructures du Festival pour les forums et les veillées, du camping de la Barthelasse, et, merveille !, de la grande salle du Palais des Papes pour la séance d’ouverture. Heureusement, car la Mouvement amènera en Avignon, à Pâques 74, plus de 2000 participants.

Dire ce que furent les deux ans de préparation tient de la gageure. Même si les problèmes matériels se firent plus légers, puisque réglés sur le fond, et pris en charge localement par Jean-Claude Véziat, ancien EEDF d’Orléans. Ce qui est certain, c’est que, pendant toute cette période, le courant a passé, bien vivant, passionné souvent, générateur d’amitiés, d’estime qui ne se sont pas démenties depuis – et qui ont permis de sortir de la crise, même si ça n’a pas été immédiat…

Parallèlement, un groupe de travail du Comité Directeur, animé par Pierre François et Jean Estève (avec Yvon Bastide au secrétariat) s’est efforcé de mettre en forme une proposition pour préserver l’avenir du Mouvement : entre ceux qui veulent tout garder tel quel et ceux qui veulent tout bousculer, l’objectif était de proposer une troisième voie essentiellement éducative, laïque et adaptée au monde d’aujourd’hui.

Les Assises :

29 mars – 3 avril 1974 : nous y voilà !

Tous sont là, même ceux qui n’avaient pas prévenu. Au Palais des Papes, un parterre de 2000 EEDF, fleuris à l’entrée par la région de Nice, tapageurs, silencieux, heureux. Quelque discours sans longueur : la bienvenue souhaitée par M.A. M’Bow, sous-directeur général de l’UNESCO, ancien EDF de Dakar, les quelques mots indispensables de la Commissaire Générale, un chant facile lancé par Blas Sanchez et sa guitare, et repris par tous. Et c’est le premier cross-orientation vers les cars, les centres de commissions et de restauration. À cette minute, nous avons su, Émile Gagnon et moi, que les Assises étaient réussies.

Le matin, les forums largement ouverts à tous pour des échanges au gré des intérêts de chacun : l’école et la société, éducation et liberté sexuelles, l’international, inné et acquis en éducation, etc. L’après-midi, travail en commissions, repris encore le matin du dernier jour.

Le soir, veillées, chants, concerts silencieusement écoutés, jeux dramatiques et théâtre, autour de Blas Sanchez, Pierre Chêne, Evrard, le quintette à vent d’Avignon, des groupes de danse et, à la Barthelasse, une belle animation spontanée de trompettes et de guitares.

Le matin à 7h30, réunion, au petit-déjeuner, autour de Denise Joussot et Michel Capestan, de l’« équipe des 18 » pour le bilan des commissions. Un rapport journalier est établi afin d’en diffuser les grandes lignes. Un journal, « Respelido » (« Renouveau », en provençal) sort tous les jours pour informer tout un chacun des activités offertes, des idées qui circulent… Au-dehors, on parle de nous : Le Monde, le Figaro, La Croix, Le Point, tous les quotidiens de la région évoquent notre recherche : « le Mai des Éclaireurs » « une profonde évolution du Scoutisme laïque ».

Mardi 3 avril, 17 heures. Voilà, c’est fini. On démonte tout, les derniers cars quittent Avignon. C’est sur la route du retour que la plupart apprendront le décès du Président de la République. Le commandant de police, le Maire, les associations amies nous diront leurs félicitations pour « notre sympathique rencontre » et « la tenue de tant de jeunes rassemblés ». C’est fini et c’est assez réussi, même le compte d’exploitation s’avère équilibré.

C’est fini, et c’est réussi, et pourtant nous ne sommes pas encore sortis de la crise. L’amitié et la confiance évoquées plus haut m’ont permis, deux ans plus tard, après un ultime soubresaut, de reprendre du service à la demande de Jean-René Kergomard, candidat malheureux au Comité Directeur en 74, élu en 75, devenu Président en 77. La situation était grave. Je peux en attester en rappelant que, au cours d’un premier entretien avec un haut fonctionnaire du Ministère de la Jeunesse et des Sports, je me suis entendu dire : « Madame, il était temps ! Nous étions prêts à retirer, non seulement la subvention annuelle de fonctionnement, mais aussi l’agrément de votre Association. » Curieusement, j’ai entendu cette menace sans trop d’émotion. Le pire était passé. Encore aujourd’hui, je suis sûre que nous sommes sortis de ces années noires, qui ont duré de 71 à 77, grâce à une ligne claire, sans cesse affirmée, qui a toujours défini nos valeurs et accompagné notre action.

Et finalement, par ce soir d’avril 74 en Avignon, ignorant les orages à venir, nous sommes tous très heureux.  Les Assises réussies vont permettre de continuer à ceux qui, autour de Pierre François, ont travaillé depuis deux ans à vouloir que les jeunes du Mouvement s’expriment et qu’on les entende, sans que soient perdues de vue les valeurs d’éducation, de laïcité, d’ouverture aux autres et à la société d’aujourd’hui.

Une anecdote : l’histoire des sacs 

Pour donner une idée des problèmes qui ont pu se poser – et de la façon de les traiter – je ne résiste pas au plaisir de raconter l’histoire des sacs.

Prévu  pour contenir les documents et renseignements pratiques, un sac de toile de jute, frappé du logo bleu et rouge des Assises ? Complété par un coussin en mousse, il allait permettre de s’asseoir partout où les sièges manqueraient.

Une usine du Nord nous promet 2000 sacs terminés, pour le début de 74. En janvier, nous découvrons la réalité : elle fait faillite. Nous obtenons seulement l’envoi des rouleaux de toile de jute et des sangles nécessaires à la fabrication.

La toile de jute arrive à Annot où, en deux mois, deux couturières piquent les 2000 sacs et leur bandouillère et où ma Joëlle de belle-fille exécute à elle seule les 2000 sérigraphies.

La veille des Assises, sous une grande tente à la Barthelasse, les aînés de Nice, arrivés en avance, glissent, en chahutant beaucoup, les 2000 coussins dans les sacs, désormais prêts à l’usage. C‘est ce qu’à la F.F.E. on appelait le « débrouillum tibi ».