Raconté par Jean-Jacques Gauthé
Le nom de Frédéric Caquelin (1901-1947) est aujourd’hui oublié. Il a pourtant joué un rôle de premier plan au sein des Éclaireurs de France (EDF) et du Scoutisme Français (SF) de 1940 à 1947. Il aussi été un acteur majeur de la politique jeunesse de la France libre à Alger et de l’adhésion des Scouts musulmans algériens (SMA) au SF. Avocat et citoyen engagé, il n’hésita jamais à faire des choix témoignant de son grand courage et démontrant les valeurs humanistes qui l’animèrent durant toute sa vie. Récit d’une vie extraordinaire, entre l’Alsace et l’Algérie.
Frédéric Caquelin, avocat et citoyen engagé
Né le 1er mai 1901 à Sainte-Marie-aux-Mines (Haut-Rhin), Frédéric Caquelin nait donc allemand puisque l’Alsace et la Moselle ont été annexées par l’Allemagne depuis 1871. Après des études de droit, il devient avocat au barreau de Colmar dans le courant des années 1920. Toute sa vie va être marquée par son engagement en faveur du droit et de son respect. Avocat rapidement reconnu, il plaide dans de nombreux dossiers souvent liés à la spécificité du droit d’Alsace-Moselle, situation consécutive au retour à la France en 1918 des « provinces perdues ». Il publie aussi en 1939 un ouvrage spécialisé sur la procédure devant les tribunaux de commerce.
La situation spécifique de l’Alsace marque profondément Frédéric Caquelin. Il est parfaitement bilingue français-allemand, au point de mener des campagnes électorales en allemand, de publier des compte-rendu d’activités des EDF en allemand dans la presse locale et d’être officiellement nommé interprète militaire de langue allemande en juillet 1938. Mais profondément attaché aux valeurs républicaines, et tout en défendant les spécificités alsaciennes en matières linguistique et scolaire, Frédéric Caquelin combat vigoureusement les velléités autonomistes ou séparatistes qui s’expriment activement dans l’Alsace des années 1930, souvent encouragées en sous-main par l’Allemagne.
Son attachement aux valeurs républicaines se traduit par son implication dans la vie politique locale. En mars 1930, il prend la direction à Colmar du parti démocratique du Haut-Rhin, organisation nouvellement crée. Le journal La France de l’Est rend compte ainsi d’une de ses interventions : « M. Caquelin montra comment la propagande cléricale et la propagande autonomiste ont réussi en quelques années à tirer politiquement profit du particularisme légitime en faveur de revendications absurdes telle celle de la Kulturautonomie [Autonomie culturelle] ou d’un « freies Elsass-Lothringen in den vereiningten Staaten von Europa » [une Alsace-Lorraine libre au sein des Etats-Unis d’Europe,autrement dit un état tampon indépendantentre la France et l’Allemagne]. Voici pour M. Caquelin les justes revendications alsaciennes débarrassées de ce « mysticisme nationaliste » qui embrouille les esprits : 1°) L’Alsacien souhaite une vie régionale intense. Cela ne dépend que de lui, la politique n’a rien à y voir. 2°) L’Alsacien lit l’allemand et écrit l’allemand. Il le fera pendant longtemps encore. Il parle un patois germanique et il le parlera toujours. Il n’est sur ce point l’objet d’aucune menace. On peut cependant le rassurer. 3°) L’Alsacien veut être bien administré. Il a raison et mérite que ses hommes politiques le soutiennent dans ses revendications. De cette volonté populaire, les démocrates doivent tenir compte. C’est d’ailleurs là le meilleur moyen de lutter contre l’autonomisme ».
Frédéric Caquelin n’hésite pas à participer au combat électoral. Il se présente notamment à Colmar aux élections législatives de 1932 sous l’étiquette du parti démocratique du Haut-Rhin. Mais il est battu dès le premier tour face à Joseph Rossé, l’un des principaux leaders autonomistes alsaciens. Frédéric Caquelin écrit dans L’Express de Mulhouse du 5 mai 1932 : « Je quitte le champ de bataille la tête haute. J’ai lutté avec des moyens propres et loyaux. Je continuerai demain et nous finirons tout de même, mes amis et moi, par vaincre l’aveuglement des foules. Mon attitude est nette. J’ai lutté contre les autonomistes avant tout pour une saine politique d’entente et de modération ensuite (…) A bas l’autonomie ! Et vive notre action de demain pour la paix intérieure et extérieure ». L’attachement de Frédéric Caquelin aux valeurs républicaines se traduit aussi par son engagement dans la franc-maçonnerie au sein de la loge La Fidélité de Colmar. Quelques années plus tard,l’Histoire devait définitivement trancher le débat Caquelin-Rossé. Ce dernier est arrêté le 10 octobre 1939 pour atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat. Le 18 juillet 1940, il signe le manifeste des Trois-Épis dans lequel quinze autonomistes demandent à Hitler le rattachement de l’Alsace au Grand Reich allemand. Rossé adhère le 27 janvier 1941 au parti nazi… Il est condamné en juin 1947 à quinze ans de travaux forcés pour intelligence avec l’ennemi. Il meurt en prison le 25 octobre 1951.
Fréderic Caquelin, dirigeant local puis national des Éclaireurs de France.
C’est en 1936 que Frédéric Caquelin rejoint les Éclaireurs de France. La raison exacte de son engagement dans le scoutisme n’est pas connue, peut-être faut il y voir une volonté de s’éloigner de la vie politique et de ses affrontements. Dès 1937, Frédéric Caquelin est commissaire local EDF pour Colmar et l’année suivante commissaire régional adjoint d’Alsace. Un article du quotidien français en langue allemande Colmarer neuste Nachrichten du 7 avril 1938 signale que Frédéric Caquelin a réorganisé le groupe EDF de Colmar. Son épouse est l’une des cheftaines de la seconde meute de louveteaux récemment créée dans un orphelinat. Il a également mis sur pied un comité d’honneur comprenant notamment le premier président de la cour d’appel, le proviseur du lycée Bartholdi, l’inspecteur départemental de l’Assistance publique …
Frédéric Caquelin est totémisé Hathi, ce qui montre bien la place exceptionnelle qu’il tient chez les EDF d’Alsace. Dans le Livre de la jungle, support de l’imaginaire de la branche louveteaux à l’époque, Hathi est le vieil éléphant sage, respecté par tous les animaux de la jungle qui l’écoutent attentivement quand il parle.
Lors du déclenchement de la seconde guerre mondiale, Frédéric Caquelin, qui est sous-officier de réserve, est mobilisé. A l’état-major de l’armée d’Alsace, il s’occupe notamment de l’interprétation des photos aériennes prises par l’aviation française au-dessus de l’Allemagne. En juin 1940, il participe aux combats sur la Loire à Gien. L’armistice de juin 1940 le place dans une situation personnelle très difficile. Il n’est en effet pas question pour lui de retourner à Colmar. L’Alsace et la Moselle ont en effet été annexées par l’Allemagne dès juillet 1940. Caquelin se doute bien que la police allemande a conservé le souvenir de son combat des années 1930 contre les autonomistes alsaciens dont certains exercent désormais des fonctions au sein de l’administration nazie des départements annexés. Il s’installe donc avec sa famille en Dordogne mais doit retrouver un emploi, ne pouvant reprendre son métier d’avocat. C’est alors que Pierre François, commissaire général des Éclaireurs de France, lui propose de l’embaucher comme permanent au quartier général replié à Vichy. Dans un premier temps, il s’y occuper la presse et de la formation des chefs. En juin 1941, il est nommé commissaire général adjoint chargé de la formation des cadres puis en juin 1942 commissaire général adjoint à l’éducation.
Mais dans la France de Vichy, avoir exercé des responsabilités avant-guerre dans la franc-maçonnerie constitue une trahison. Et le gouvernement commence à publier au Journal officiel, à partir d’août 1941, des listes de dénonciation donnant les noms, adresses et fonctions des dignitaires maçonniques. Dans certains cas, la fonction au sein des Éclaireurs de France est même précisée. Cette publication entraine la révocation pour les fonctionnaires. Frédéric Caquelin est ainsi dénoncé dans le Journal officiel du 24 août 1941 comme dignitaire de la loge La Fidélité de Colmar, son adresse personnelle étant celle figurant à l’annuaire national 1939 des EDF, 18 rue de Bâle à Colmar. Ses fonctions chez les EDF ne sont toutefois pas mentionnées. Cette publication n’a pas de conséquences trop graves pour Caquelin qui n’est pas fonctionnaire. Mais il sait désormais qu’il est repéré par les services antimaçonniques de Vichy.
Premier contact avec l’Algérie
Le 17 mars 1942, les quotidiens d’Alger annoncent en première page l’arrivée en Algérie de Frédéric Caquelin, commissaire général adjoint EDF et d’Etienne Peyre, commissaire national Route EDF. Frédéric Caquelin s’est en effet vu confier le suivi de l’Algérie, fonction d’une grande importance pédagogique et politique. En effet, depuis la défaite de juin 1940, toutes les associations du Scoutisme Français se sont considérablement développées en Algérie. Parallèlement, plusieurs associations de scoutisme musulman sont aussi apparues été leur développement inquiète les autorités. Les responsables nationaux de toutes les associations du Scoutisme Français sont donc amenés à se rendre en Algérie, parfois non sans risque. Pierre-Louis Gérin commissaire national de la branche éclaireurs des Scouts de France, meurt ainsi le 9 janvier 1942 dans le naufrage du paquebot Lamoricière au retour d’une mission en Algérie.
La mission de Caquelin et Peyre est de rencontrer les EDF d’Algérie et d’organiser la formation des cadres. « Louveteau, éclaireur et routier, perfectionne ta formation pour devenir bon chef et bon citoyen. Voilà ce nous ont dit avant-hier les commissaires Caquelin et Peyre à leur arrivée à Alger » titre La Dépêche algérienne. Et pour Caquelin, cette mission est aussi l’occasion de retrouver sa famille. Son épouse et ses trois enfants sont en effet depuis plusieurs mois installés à Alger. Caquelin parcourt l’Algérie et le Maroc notamment pour animer les stages de formation puis retourne en métropole, à Vichy où les EDF ont leur siège. C’est là qu’il apprend le 8 novembre 1942 le débarquement allié au Maroc et en Algérie. Marianne Peyre, épouse d’Etienne Peyre, témoigne dans le présent ouvrage, p 40, de la réaction malicieuse de Caquelin à l’annonce de cette grande nouvelle : « On dit qu’un nouveau grand malheur est arrivé à la France. C’est drôle ! Moi, je ne rencontre que des gens qui se fendent la pêche » ! ».
L’évasion de Caquelin et le mystère de la photo avec de Gaulle.
Mais le débarquement allié en Afrique du Nord a pour conséquence immédiate le 11 novembre 1942 l’invasion de la zone sud par les Allemands. Caquelin les voit arriver à Vichy. Il se doute que ses activités anti-autonomistes d’avant-guerre risquent de lui attirer de sérieux ennuis avec la Gestapo. Le 17 janvier 1943, Caquelin s’enfuit. Et avant de partir, mission lui a été confiée, très probablement par Pierre François, de prendre la direction des EDF pour tout l’Empire français. Caquelin a manifestement mis à profit les deux mois depuis l’arrivée des Allemands pour trouver une filière d’évasion vers l’Espagne, seule voie possible pour rejoindre l’Afrique du Nord. Les détails et l’itinéraire de son évasion ne sont pas connus mais celle-ci a manifestement été très difficile, Pierre François évoquant dans un texte de souvenirs « plusieurs tentatives » de Caquelin. Franchir les Pyrénées à pied en plein hiver n’est évidemment pas un exercice facile ! Caquelin marche pendant sept nuits de Perpignan à Barcelone sans se faire arrêter. Il arrive au Maroc le 22 février 1943.
Un épisode surprenant vient alors se greffer sur cette aventure. Le numéro d’avril 1943 de la revue des chefs scouts britanniques The Scouter publie un article « French Scouts » illustré d’une photo représentant le général de Gaulle, le général Sicé, nouveau président de la Fédération du scoutisme Français-Organe provisoire de liaison, l’organisation des scouts de la France libre, dialoguant avec un chef scout en uniforme. La photo a été prise à Londres le 29 janvier 1943 lors de la rencontre entre le général de Gaulle et lady Baden-Powell au siège de la Girl Guides Association. La même photo est publiée dans le numéro de juin 1943 de la revue de la Fédération du scoutisme Français-Organe provisoire de liaison, Les Tisons, avec la mention « La photo montre le général de Gaulle et le général Sicé, chef président de la Fédération, s’entretenant avec un chef venant d’arriver d’Afrique du Nord ». Le chef scout de la photo présente une grande ressemblance avec Caquelin. Peut-il s’agir de lui ? Ce qui signifierait que Caquelin serait passé par la Grande-Bretagne avant d’arriver définitivement au Maroc le 22 février 1943. Mais la chronologie est très resserrée entre le 17 janvier 1943, date de son départ de France et le 29 janvier 1943, date de la photographie. Il faut par ailleurs remarquer que Caquelin n’évoque jamais un voyage en Grande-Bretagne dans les notes conservées de cette période. La question reste donc ouverte…
Frédéric Caquelin dirigeant des Éclaireurs de France pour l’Empire.
Le débarquement allié en Afrique du Nord le 8 novembre 1942 a d’importantes conséquences pour les associations du Scoutisme Français en Algérie et dans les territoires ralliés à la France libre. Celles-ci se retrouvent totalement isolées, sans aucun contact possible avec leur direction en France et sans publication. Le Scoutisme Français d’Algérie ne reste pas indifférent face à cette situation confuse. Dès janvier 1943, il lance à destination de tous les membres de ses associations d’Afrique la revue Servir. La revue est publiée au Maroc mais distribuée sur tout le continent. Le numéro 3 de mars 1943 s’ouvre sur un « Message du chef Caquelin, commissaire général des EDF pour l’Afrique française, évadé de France. Vous dirai-je ma joie de me retrouver parmi vous. Faut-il vous raconter comment je suis sorti de France et comment j’ai réussi à vous rejoindre ? (…). Après avoir rappelé que l’Allemand est le seul ennemi « et qu’il doit être écrasé », Caquelin appelle à la préoccupation du lendemain, à construire sérieusement la cité nouvelle. « Mais notre mot d’ordre n’aura que plus de poids que nous serons plus nombreux, plus unis et nous aurons su faire du travail de qualité dans notre propre secteur. En France, nos associations luttent coude à coude, plus unies que jamais pour la sauvegarde de nos valeurs essentielles. Nous démontrerons en Afrique du Nord que notre union n’est pas seulement une union imposée par un péril commun mais qu’elle est foncière. Elle correspond à une volonté de la jeunesse qui mis fin délibérément aux anciennes querelles et qui refuse d’y revenir. Elle correspond à notre conception commune de l’homme de demain et de sa mission dans le monde »
Parallèlement, le Scoutisme Français renforce ses positions. Le 19 mars 1943, un accord est signé à Alger entre le général Sicé, président de la Fédération du scoutisme Français-Organe provisoire de liaison, c’est-à-dire les scouts de la France libre en Grande-Bretagne et dans les diverses colonies et les commissaires des six associations du Scoutisme Français délégués à la direction de l’Empire. Caquelin signe l’accord pour les EDF. Un Conseil d’Empire du Scoutisme Français est créé. Il est chargé de diriger le Scoutisme Français dans l’Empire, donc hors de métropole. Caquelin y représente les EDF. L’union des différentes branches du Scoutisme Français hors de France est ainsi réalisée. On doit noter que les Éclaireurs israélites de France sont signataires de cet accord alors que le général Giraud a refusé d’annuler les mesures antisémites spécifiques à l’Algérie prises par Vichy pour l’enseignement et les mouvements de jeunesse. Celles-ci ne seront finalement annulées qu’en octobre 1943 par le Comité français de la libération nationale. Le Scoutisme Français a donc pris une position courageuse montrant qu’il refuse ces mesures discriminatoires.
La lutte contre l’ordonnance du général Giraud pour la jeunesse
Après l’assassinat de l’amiral Darlan le 24 décembre 1942, le général Giraud, appuyé par les Américains, a pris le pouvoir en Algérie en prenant le titre de « Commandant en chef français civil et militaire ». Il entend présenter un projet d’organisation de la jeunesse, d’essence autoritaire, très inspiré de l’esprit de Vichy. Il réunit dans ce but, du 3 au 5 février 1943 à Alger, une conférence africaine de la jeunesse formée de fonctionnaires et de militaires, chargée de préparer une ordonnance définissant ce projet.
Le Scoutisme Français d’Afrique que préside Pierre de Chelle, commissaire des Éclaireurs unionistes de France pour l’Algérie, et les grands mouvements de jeunesse s’opposent immédiatement à ce projet. Dans un communiqué « au sujet de la soi-disant conférence africaine de la jeunesse », les mouvements de jeunesse ne mâchent pas leurs mots. Ils dénoncent l’absence de toutes les forces spirituelles lors de cette conférence, la déification de l’État (« L’État n’est pas Dieu, il ne peut que coordonner, aider et soutenir ») et le fait que « le général Giraud a cru s’adresser à ceux qui forment la jeunesse. Les mouvements de jeunesse étaient absents, contre leur volonté. (…) le projet d’ordonnance de la jeunesse qui forme la synthèse de ces trois journées n’est donc qu’un reflet inadmissible d’une pensée administrative et uniquement administrative. Elle n’a en vue que la commodité du travail administratif et sera incapable de former des hommes. En conséquence, les mandataires des Églises et des parents ne pourront que refuser énergiquement un tel projet ».
Le général Giraud ne tient absolument pas compte de l’opposition des mouvements de jeunesse et publie le texte de son ordonnance le 30 mai 1943, jour où le général de Gaulle arrive à Alger. Il tient manifestement à le mettre devant le fait accompli …
Dès le 3 juin 1943, Pierre de Chelle écrit au général de Gaulle qui vient d’arriver à Alger une lettre virulente pour dénoncer la publication de l’ordonnance du général Giraud et pour proposer des solutions : « Nous constatons avec la plus grande peine la promulgation au Journal officiel du Commandement en chef français d’une ordonnance, véritable Charte de la jeunesse, qui avait donné lieu tout récemment aux graves objections que nous avons immédiatement signalées. Nous constatons en outre que les promesses formelles et rassurantes qui nous avaient été faites à ce moment n’ont pas été tenues. Nous manquerions à tous nos devoirs de fidélité à nos chefs de métropole, pourchassés, emprisonnés, fusillés ou décapités pour la liberté, si devant ces faits nous gardions le silence. Dans l’intérêt de la jeunesse et du pays, il faut que cette ordonnance soit annulée. Il faut aussi éviter le retour de manœuvres préjudiciables à tout le travail consultatif parmi les jeunes. Pour cela, il n’y a qu’une solution et celle-ci est urgente : 1) Créer au plus tôt un Conseil de la jeunesse. 2) Confier la direction des services administratifs de la jeunesse à des hommes compétents, désintéressés, ayant la confiance des milieux de la jeunesse et ayant su garder vis-à-vis de la propagande politique leur indépendance d’esprit ». Et Pierre de Chelle sollicite une audience auprès du général de Gaulle.
Le 8 juin 1943, le général de Gaulle reçoit les représentants des mouvements de jeunesse. Pierre de Chelle représente le Scoutisme Français, Frédéric Caquelin les Éclaireurs de France pour l’Empire. L’Association catholique de la jeunesse française et le Conseil protestant de la jeunesse ont aussi envoyé un délégué. On ne peut que noter l’empressement avec lequel le général de Gaulle a répondu à la demande d’audience présentée par le Scoutisme Français.
Frédéric Caquelin, acteur majeur de la politique jeunesse de la France libre
L’entrevue avec le général de Gaulle a de suites rapides et concrètes. Un décret du 1er juillet 1943 créé le Conseil de la jeunesse « composé de membres permanent désignés par les organisations de jeunesse librement constituées et suffisamment représentatives ». Et le 9 juillet 1943, Pierre de Chelle est nommé chef du service de la jeunesse de la France libre. Les deux propositions faites par le Scoutisme Français au général de Gaulle dans sa lettre du 3 juin 1943 sont donc exactement reprises. Le Conseil de la jeunesse anticipe tous les organismes de concertation entre l’administration et les mouvements de jeunesse qui existeront ensuite sous la IV° et de la V° République.
Le décret du 27 mai 1944 attribue 5 des 15 sièges du Conseil de la jeunesse au Scoutisme Français. Frédéric Caquelin, devenu au fin 1943-début 1944 commissaire délégué du Scoutisme Français pour l’Empire, est nommé membre de ce conseil et s’y implique très fortement. Les procès-verbaux de ses réunions rapportent ses nombreuses interventions. Lors de la réunion du 8 juillet 1944, il intervient sur l’importante question des critères de l’agrément pour être reconnu comme mouvement de jeunesse. L’agrément était une procédure nouvelle créée par le Comité français de la libération nationale (CFLN) destinée à permettre le versement des subventions publiques. Seules les associations agréées pouvaient en bénéficier.
Le Conseil de la jeunesse a une activité soutenue, devant donner son avis sur chaque proposition d’agrément. Le 24 juin 1944, Frédéric Caquelin est ainsi amené à présenter le dossier en vue de l’agrément du Scoutisme Français. Les fonctions de Caquelin dans le monde de la jeunesse sont d’ailleurs officiellement reconnues puisqu’un arrêté du 12 mars 1945 du ministre de l’éducation nationale le nomme chargé de mission pour les questions concernant les mouvements de jeunesse et d‘éducation populaire dans l’Empire.
C’est lors des réunions du Conseil de la jeunesse que Frédéric Caquelin fait connaissance avec le délégué à l’Assemblée consultative provisoire (ACP) s’occupant des questions de jeunesse, Eugène Claudius-Petit (1907-1989). L’Assemblée consultative provisoire était le Parlement de la France libre créé à Alger fin 1943. Eugène Claudius-Petit, résistant évadé de France en octobre 1943, membre du Conseil national de la Résistance, fut désigné comme membre de l’ACP à son arrivée à Alger le 3 novembre 1943.
Claudius-Petit, membre du comité directeur du mouvement Franc-Tireur, avait découvert les Éclaireurs de France dans la Résistance à Lyon. Il avait particulièrement apprécié l’action de Gilles de Souza, chef de clan routier EDF et responsable des liaisons du mouvement Franc-Tireur. Claudius-Petit avait également été très marqué par sa participation à un stage organisé par le Scoutisme Français à La Féclaz, au chalet de l’Aurore, en août 1943. Ce stage, présenté comme un stage de théâtre, couvrait en réalité des activités destinées à former routiers et éclaireuses ainées aux techniques de la vie clandestine dans la nature ou à la fabrication des faux papiers… Le respect des convictions de chacun lors des temps spirituels du matin avait fait découvrir à Claudius-Petit une dimension de la laïcité qu’il n’envisageait pas. Claudius-Petit, futur ministre, avait donc vu le scoutisme engagé dans la Résistance sur le terrain.
Toute sa vie, Claudius-Petit se rappellera les moments intenses vécus avec les EDF dans la Résistance. Quelques années avant son décès, il déclarait encore lors d’un colloque consacré à Jean Moulin : « Quand nous avons créé les maquis, nous n’étions pas des enfants de chœur. Quand nous sommes allés chercher les aînés des Éclaireurs de France, les Routiers, quand nous leur avons demandé de quitter la quiétude de leur vie, pour aller apprendre aux maquisards comment vivre dans la nature correctement, se protéger de l’eau, se protéger de tout, dans cette réunion dont je me souviens, au chalet de l’Aurore, quand nous avons fait tout cela … Je vous demande pardon d’être si ému au souvenir des garçons et des filles qui m’ont écouté et qui ne sont pas revenus ».
Cette situation explique pourquoi Claudius-Petit propose le 28 juin 1944 Frédéric Caquelin pour la médaille de la Résistance avec la citation suivante : « Chef d’un mouvement de jeunesse très important en France, a organisé depuis juillet 40 la résistance dans son mouvement et ceux de sa Fédération. Il a organisé des rassemblements sous des prétextes divers pour préparer les jeunes à rejoindre volontairement pour aider ceux qui n’étaient pas rompus à la vie en plein air. A poursuivi la mise en place de ces dispositifs jusqu’à sa réalisation concrète ; sa tache terminée, il rejoignit les troupes de la libération en traversant les Pyrénées. A été un de premiers piliers de la Résistance dans les mouvements de jeunesse. ». Claudius-Petit ajoute la mention manuscrite suivante sur la fiche des états de service du dossier de décoration de Caquelin : « Aucun détail ne peut être donné par écrit en raison du caractère très particulier de cette activité ; mais Claudius peut en témoigner ». On comprend aisément qu’une citation attribuée à l’été 1944 au titre des activités dans la Résistance ne pouvait guère entrer dans le détail des actions clandestines ainsi récompensées ! Un décret du 28 décembre 1944 décore Caquelin de la médaille de la Résistance.
Les activités militaires de Frédéric Caquelin à Alger
Activement engagé à Alger au sein des EDF, du Scoutisme Français et du Conseil de la jeunesse, Frédéric Caquelin poursuit parallèlement ses activités militaires qui le ramène vers son activité antérieure d’avocat. Bien que père de trois enfants, il répond à l’appel de mobilisation et est nommé le 25 juin 1943 aspirant interprète, fonction qu’il exerçait déjà en 1938 comme sous-officier de réserve. Mais dès le 25 octobre 1943, il est nommé dans la justice militaire où il exerce les fonctions de défenseur, autrement dit d’avocat devant les tribunaux militaires, avec le grade de capitaine. Caquelin est donc amené à défendre les soldats sanctionnés pour des fautes disciplinaires ou pour désertion.
Ses fonctions le conduisent ainsi à défendre en mars 1944 le lieutenant-colonel Cristofini, chef de de la Phalange africaine, traduit devant le Tribunal d’armée d’Alger. Cet officier français a en effet accepté, après l’invasion de la Tunisie par les Allemands en novembre 1942, de prendre le commandant d’une unité française combattant à leurs côtés, recrutée dans les milieux collaborationnistes. Frédéric Caquelin est donc amené à défendre un homme qui représente l’exact opposé des valeurs pour lesquelles il a toujours lutté … Mais fidèle à son serment d’avocat et à l’éthique de sa profession, il se bat pour éviter la peine de mort à Cristofini, accusé de trahison et de provocation à porter les armes contre la France. « Mon appel à la clémence du Tribunal ne se heurte pas à la volonté du peuple de France qui a assez d’esprit de finesse et de justice pour faire une différence entre Laval et consorts et l’officier qui s’est trompé. Que la peine capitale soit réservée à ceux qui ont du sang français sur les mains. Je jette dans la balance de la justice le passé et les services militaires de Cristofini ». Malgré les efforts de Caquelin,Cristofini est condamné à mort le 30 mars 1944. Il est exécuté le 3 mai 1944. Caquelin l’assistera jusqu’au bout et sera présent à son exécution.
En 1945-1946, on le verra, l’activité professionnelle de défenseur de Frédéric Caquelin devant le tribunal militaire croisera son engagement dans le scoutisme.
Caquelin commissaire délégué du Scoutisme Français pour l’Empire
Fin 1943-début 1944, Frédéric Caquelin devient donc commissaire du Scoutisme Français pour l’Empire. Il remplace de fait le général Sicé, président de la Fédération du Scoutisme Français-Organe provisoire de liaison créé à Londres fin 1942. Mais les déplacements de plusieurs mois que le général Sicé effectue à partir de mars 1943, notamment en Égypte, en Syrie et à Madagascar, nécessitent la désignation d’un responsable du Scoutisme Français pour l’Empire. Frédéric Caquelin va donc occuper cette fonction qu’il prend très à cœur. Il sera officiellement remercié le 6 mars 1945 par le Scoutisme Français pour travail dans l’Empire.
La nouvelle fonction de Frédéric Caquelin comprend de multiples facettes parfois presque contradictoires. Il doit veiller à l’unité et à l’indépendance du Scoutisme Français tout en étant un acteur majeur de la politique jeunesse de la France libre, il doit le défendre contre les attaques violentes dont il est l’objet, il doit adapter ses structures à la situation nouvelle.
Dans son discours pour la Saint-Georges 1944, devant plusieurs milliers d’éclaireurs, de scouts, de guides et d‘éclaireuses réunis en banlieue d’Alger, en présence de René Capitant, commissaire à l’Éducation nationale et à la Jeunesse du Comité français de la libération nationale et d’un représentant du général de Gaulle, Frédéric Caquelin dresse un premier bilan de l’action du Scoutisme Français : « Nous avons été obligés de lutter pour sauver nos jeunes et pour les tenir à l’abri des idéologies étrangères qu’on voulait leur imposer. Nous avons été obligés de lutter tous les jours pour maintenir le scoutisme là où l’occupant voulait l’interdire. Nous avons pris conscience de notre responsabilité vis-à-vis de cette jeunesse. Nous avons fait l’union des catholiques, des protestants, des musulmans, des israélites, et des neutres. (…) Beaucoup sont partis pour se battre. Beaucoup ne viendront plus s’asseoir autour de nos feux de camps. (…) Le scoutisme est au service de la patrie. Aujourd’hui, nos grands routiers et nos chefs se battent, mais nous savons que lorsque les bruits de la bataille auront cessé, la France aura encore besoin de nos services ».
L’action du Scoutisme Français contre les projets du général Giraud puis au sein du Conseil de la jeunesse a largement montré comment celui-ci s’était imposé en quelques semaines en tant que partenaire incontournable et quasiment unique des services de la France libre pour la définition de sa politique jeunesse. Sur ce point, Frédéric Caquelin a toutes les raisons de se réjouir.
Il doit, en revanche, faire face à des attaques virulentes venant du parti communiste français. Ses représentants dénoncent à la tribune de l’Assemblée consultative provisoire et dans sa presse la place importante que le Scoutisme Français occupe au sein de Conseil de la jeunesse, l’absence de représentation de la Jeunesse communiste en son sein et accuse le Scoutisme Français « de se vautrer dans la collaboration » en métropole. Frédéric Caquelin choisit de ne pas répondre publiquement afin d’éviter des polémiques publiques et laisse René Capitant monter au créneau. Le 17 juin 1944, le commissaire à l’Education nationale et à la Jeunesse répond sèchement à un article publié dans l’hebdomadaire communiste d’Alger, Liberté, sous le titre « L’actuelle composition du Conseil de la jeunesse est un défi à l’idéal de liberté et de démocratie dont se réclame le gouvernement provisoire de la République française ».
« Je relève en particulier une attaque contre le Scoutisme Français qui ne me paraît pas de nature à faciliter l’œuvre d’Union de tous les jeunes qui s’impose à nous et que vous êtes les premiers ou que les jeunesses de votre parti sont les premiers à réclamer. Dois-je rappeler que le Mouvement scout a fourni à la France des combattants nombreux et vaillants et qu’il a apporté aux populations sinistrées une aide substantielle et bénévole à une époque où certains partis politiques semblaient ne pas avoir compris l’importance de la lutte contre l’Allemagne nazie. Quant à l’attitude actuelle du Scoutisme Français en métropole, elle ne répond pas exactement à la définition sommaire que vous en donnez si l’on doit en croire les rapports parvenus de la résistance métropolitaine, en particulier des Forces unies de la jeunesse patriotique. Il est probable que la guerre finie, le martyrologue de la Fédération du Scoutisme Français n’aura rien à envier à celui de tel autre groupement politique de jeunes. Pour conclure, je considère que le Conseil de la jeunesse tel qu’il a été organisé par le décret du 27 mai 1944 après délibération du CFLN est parfaitement apte à remplir le rôle consultatif qui lui a été imparti dans le cadre des questions ressortissant à mon Commissariat ».
Frédéric Caquelin, de son côté, avait déjà répondu dès janvier 1944 dans Grand Largue, bulletin des routiers des scouts de la France libre publié à Londres, aux critiques mettant en cause l’attitude du scoutisme en France face au gouvernement de Vichy. Après avoir rappelé qu’il s’était évadé de France le 17 janvier 1943, Caquelin avait qualifié les accusations de ce bulletin de « diffamatoires » : « Je tiens à vous avertir fraternellement que vous faites fausse route en pensant que l’on attend les quelques scouts qui ont passé la guerre en Grande-Bretagne pour donner des leçons à ceux qui sont demeurés au pays et dont l’action s’est poursuivie au milieu de difficultés dont ceux de l’extérieur n’ont qu’une faible idée. Les mouvements du Scoutisme Français ont durement lutté et ont acquis de nouvelles expériences au prix de lourds sacrifices. Ce sont eux qui décideront si la formule du pluralisme des associations doit être maintenue ou non ; en tout cas, ce n’est pas le pluralisme des mouvements qui a empêché le Scoutisme Français de donner au pays l’exemple de l’union et de la force. Je vous prie, au nom de tous les amis que j’ai quittés en pleine tourmente, de veiller à ce que des articles aussi inacceptables dans la forme qu’erronés dans le fond, ne viennent plus désormais déshonorer un journal rédigé par des scouts qui devraient mettre la fraternité parmi les règles essentielles de leur conduite. Je me permets d’ajouter qu’il est extrêmement difficile de juger du dehors ce qui a été fait en France pendant les années terribles que nous venons de traverser. Les défaillances de quelques-uns de nos amis seront jugées équitablement par ceux-là mêmes qui ont été mêlés aux difficultés quotidiennes de nos associations ».
Frédéric Caquelin doit adapter les structures du Scoutisme Français d’Algérie à la situation nouvelle née du ralliement à la France libre. Il a deux questions à régler : celle de la situation des Compagnons de France en Algérie et celle, beaucoup plus importante, du scoutisme musulman.
Les Compagnons de France sont un mouvement de jeunesse créé par le gouvernement de Vichy à l’été 1940 et très inspiré du scoutisme. Leur fondateur est Henry Dhavernas, commissaire général par intérim des Scouts de France en 1940. Très aidés par le gouvernement de Vichy au plan matériel, les Compagnons de France, regroupent des garçons volontaires d’au moins 14 ans. Leurs activités sont des chantiers de forestage, de terrassement, de carbonisation. Les compagnies de chantiers ne regroupent que des permanents qui travaillent sur un des chantiers Compagnons et doivent s’autofinancer. D’autres compagnies ne regroupent que des non permanents qui sont lycéens, étudiants ou jeunes travailleurs. Ils interviennent aussi sur des chantiers. Ils forment les cités Compagnons, comparables aux unités scoutes. Ce mouvement regroupera jusqu’à 30 000 jeunes en zone sud et en Algérie. Il sera finalement interdit le 21 janvier 1944 par le gouvernement de Vichy, nombre de ses membres contestant la politique collaborationniste et certains d’entre eux étant liés à la Résistance au sein du réseau Druides.
Avec le débarquement allié en Afrique du Nord du 8 novembre 1942, les Compagnons de France d’Algérie se retrouvent, comme les mouvements scouts, totalement isolés de la métropole. La question de leur devenir se pose. Le compte-rendu de janvier 1944 du Conseil d’Empire du Scoutisme Français écrit : « Les Compagnons de France de l’Algérie ont demandé au commissaire Caquelin de faire partie « en bloc » des Éclaireurs de France. (…) Les EDF veulent bien accueillir les membres de ce mouvement de jeunesse à deux conditions : 1) Que les services de la jeunesse donnent leur accord et des subventions pour les chantiers. 2) Que le Scoutisme Français donne aussi son accord. (…) Le commissaire Caquelin leur fait remarquer qu’ils ont : 1) Des chantiers qui ont une organisation permanente. 2) Des cités qui se rapprochent d’un mouvement comme le nôtre. Il leur laisserait donc le soin d’administrer les chantiers et il propose de répartir les cités dans nos associations. Les EDF seraient donc les gérants de cette organisation matérielle mais tout le Scoutisme Français en bénéficierait. Données numériques : 200 garçons dans les Chantiers, 1 000 environ pour les cités des territoires de l’Algérie, 12 cadres appointés. La question que pose le commissaire Caquelin au collège d’Empire est la suivante : Faut-il faire gérer cette organisation par le SF ou par les EDF ? (…) ». Les EDF d’Algérieaccepteront de gérer les Compagnons de France qui deviendront les Chantiers du Scoutisme Français.
Le 30 mars 1944, René Capitant fait savoir qu’il approuve la convention du 21 mars 1944 organisant la prise en charge des Compagnons de France par le Scoutisme Français et lui verse une subvention de 300 000 F pour les chantiers. La convention prévoit notamment que les membres des compagnies de cité intègreront les unités de l’une des quatre associations de garçons du Scoutisme Français. C’est ainsi qu’en Algérie, le Scoutisme Français sera organisé différemment par rapport à la métropole en comprenant les Chantiers du Scoutisme Français. Ils se constitueront en association en septembre 1945 et se consacreront à la formation professionnelle des jeunes d’Algérie jusque dans les années 1950.
La question du scoutisme musulman est bien plus compliquée à résoudre et Frédéric Caquelin va y jouer un rôle essentiel en permettant aux Scouts musulmans algériens (SMA) d’adhérer au Scoutisme Français.
Frédéric Caquelin et le scoutisme musulman
En 1943-1944, la question du scoutisme musulman est d’une grande importance en Algérie. Toute une partie de la jeune génération est séduite par cette proposition. Le dynamisme des Scouts musulmans algériens (SMA), organisation apparue dans le courant des années 1930 interpelle les pouvoirs publics. Les autorités coloniales surveillent attentivement les SMA soupçonnés de se livrer à des activités nationalistes. Leur fondateur a en effet été fusillé le 27 mai 1941, à Alger, gravement impliqué, par nationalisme, dans une affaire d’espionnage au bénéfice de l’Allemagne.
Le 3 août 1944, Fréderic Caquelin présente un long rapport au Conseil d’Empire du Scoutisme Français sur la situation des SMA et leur demande d’adhésion au Scoutisme Français. Après avoir rappelé que les Scouts de France et les Éclaireurs de France ont créé des unités accueillant les musulmans mais avec un succès limité, il continue : « Quoi qu’il en soit, des mouvements de scoutisme musulman sont nés et sont développés. Les Pouvoirs publics ont été obligés de s’en préoccuper. Je ne rappellerai pas ici les positions diverses et le plus souvent contradictoires qui ont été prises. Je puis me contenter de rappeler que le plus souvent, au cours des dernières années, le scoutisme musulman a été considéré par les Pouvoirs publics comme politiquement suspect et partant comme indésirable. La dissolution des associations musulmanes avait été envisagée par le général Weygand [en 1941, le représentant personnel du maréchal Pétain en Afrique du Nord]. Les meilleures unités devaient être rattachées au Scoutisme Français dans des conditions à déterminer.
Il est à noter ici que le Scoutisme Français n’avait pas à rechercher si les suspicions politiques du Gouvernement général [l’administration dirigeant l’Algérie] étaient fondées au non. Il n’avait à intervenir que pour l’appréciation de la valeur du scoutisme pratiqué. Le scoutisme musulman n’a pas été dissous. Il a continué à se développer et a reçu de la part des Autorités des encouragements de plus en plus nets. Le Gouverneur général de l’Algérie a reçu les délégués des SMA et a promis tout son soutien à leur Association. M. Capitant a publiquement et devant tout le Scoutisme Français d’Alger exprimé l’espoir de voir le scoutisme musulman reçu au sein du Scoutisme Français. Forts de ces encouragements, différentes associations de scoutisme musulman ont demandé directement au Commissaire à l’Education et à la Jeunesse leur agrément comme mouvement de jeunesse et leur représentation au Conseil de la jeunesse. La position qui a été prise au Conseil de la jeunesse par le SF fut la suivante : aucune association ne peut être agréée comme association française de scoutisme sans être reconnue par le Scoutisme Français, seule autorité scoute régulière en France et dans l’Empire. (…) Le Conseil de la jeunesse a adopté ce point de vue et le Commissaire à l’Education nationale a refusé l’agrément des associations musulmanes en leur conseillant de demander leur affiliation au Scoutisme Français. Nous avons reçu en conséquence une demande des SMA (…) Je pense que cette demande doit être accueillie pour les raisons suivantes :
- Il est légitime que les jeunes musulmans puissent pratiquer un scoutisme musulman. Ni les EDF, ni les SDF ou les EU ne peuvent donner entière satisfaction aux Musulmans qui ont le droit absolu d’avoir leur scoutisme confessionnel (…).
- Il est bon que ce scoutisme musulman soit un scoutisme français. (…)
- Il est bon que le scoutisme pratiqué dans le scoutisme musulman soit un scoutisme de qualité. Tous les rapports qui nous ont été soumis indiquent que les unités musulmanes, à quelques exceptions près, sont très médiocres. Ceci provient du fait que le scoutisme musulman est très récent et que les chefs n’ont pas eu le temps de se former (…).
- Il est de notre devoir de Français d’accueillir le scoutisme musulman et de ne pas le laisser se développer en dehors de nous et peut-être contre les intérêts de notre pays ».
Le 30 août 1944 Frédéric Caquelin annonce au commissaire général des SMA que le Scoutisme Français a donné son accord à l’adhésion des SMA. Ils siègeront désormais au sein de son collège d’Algérie. Cette adhésion ne règle toutefois pas tous les problèmes, loin de là. Deux questions importantes ne sont pas résolues : celle du nom de l’association et celle du texte de la promesse. L’association doit-elle s’appeler Scouts musulmans algériens ou Scouts musulmans français ? Le texte de la promesse doit-il être « Je promets de servir Dieu et ma patrie » ou « Je promets de servir Dieu et la France » ? A Paris, le conseil national du Scoutisme Français ratifie à l’unanimité le 7 novembre 1944 l’adhésion des SMA au SF d’Algérie.
Mais l’évolution de la situation politique en Algérie contrarie considérablement l’adhésion des SMA au SF. Le 8 mai 1945, jour de la capitulation de l’Allemagne, des manifestations nationalistes éclatent dans le département de Constantine, particulièrement à Sétif et Guelma. En certains endroits, elles virent à l’émeute. Une centaine d’Européens est assassinée. Une répression extrêmement violente s’ensuit, menée par l’armée mais aussi par des milices civiles. Elle fera de 5 000 à 30 000 morts. Les SMA participent à de nombreuses manifestations en brandissant le drapeau algérien. De nombreux chefs SMA sont accusés de propagande nationaliste et poursuivis en justice. Le 31 mai 1945, toutes les activités de scoutisme sont interdites par le préfet dans le département de Constantine.
Le Scoutisme Français s’efforce de calmer le jeu. Un rapport interne du 19 juin 1945 note : « Pendant l’insurrection, à Sétif, Guelma, Philippeville [aujourd’hui : Skidda] et Kherrata, les SMA ont manifesté en groupe et en uniforme avec des pancartes et des revendications et se sont battus avec leurs bâtons. Tahar Tedjini, commissaire général des SMA, pense qu’ils ont été surtout des agents de liaison. Le Scoutisme Français a pu voir les casiers judicaires des chefs musulmans et ils n’ont rien à leur actif. Les renseignements de la police sur eux ont été contrôlés comme faux ».
Frédéric Caquelin va donc devoir reconstruire la confiance entre les SMA et le SF. Et ce n’est pas simple : des scouts européens ont été gravement impliqués en certains endroits dans la répression menée par les milices civiles, l’administration et certaines associations demandent l’exclusion des SMA du Scoutisme Français. Frédéric Caquelin maintient pourtant les contacts. Il écrit dans le bulletin des SMA de décembre 1945 : « Au moment où nous parvenaient les premiers échos des évènements du Constantinois, nous fûmes justement alertés. N’allions-nous pas être obligés de retirer la confiance que nous leur avions accordée ? Mais la fraternité des anciennes associations françaises n’est pas fragile non plus puisqu’elle a résisté à cette dure épreuve. Nous avons décidé de continuer la route que nous avons choisie »
Frédéric Caquelin s’engage aussi personnellement dans la défense d’un certain nombre de chefs SMA traduit devant le tribunal militaire de Constantine à la suite aux évènements de mai 1945, ce qui lui vaut des inimités au sein des EDF et du SF d’Algérie. Son activité de défenseur devant cette juridiction croise donc son engagement dans le scoutisme.
Durant le Jamboree de la paix qui se tient à Moisson en aout 1947, Fréderic Caquelin a le grand honneur d’être décoré de la Légion d’honneur, récompense de ses années d’engagement civique et social. Le 15 août 1947, Vincent Auriol, président de la République lui en remet les insignes ainsi qu’à quatre autres commissaires du Scoutisme Français.
A la Toussaint 1947, quelques jours avant son décès, Frédéric Caquelin, participe à l’importante rencontre des associations du Scoutisme Français de Sidi-Madani destinée à clarifier les relations SMA-Scoutisme Français. La déclaration de Sidi-Madani adoptée comprend les points suivants : « 1) La volonté d’établir entre toutes les associations algériennes et de la base au sommet des contacts fraternels en vie de créer un climat de compréhension dans la jeunesse de ce pays. 2) La volonté de maintenir les associations scoutes au-dessus de toute politique de parti et l’interdiction pour tout responsable scout d’être en même temps militant d’un parti politique. 3) La volonté de créer une Fédération du scoutisme algérien, distincte de la Fédération du scoutisme français ». Illustration des difficultés des associations européennes à accepter les changements, le nom envisagé pour la fédération devait par la suite être contesté au sein des EDF d’Algérie qui demandèrent qu’il soit transformé en Fédération algérienne du scoutisme …
La mort de Frédéric Caquelin
Frédéric Caquelin se sait gravement malade. Marcel Kergomard, commissaire EDF en Algérie qui a pris la direction des services de la jeunesse de la France libre où il a succédé à Pierre de Chelle, raconte : « Frédéric Caquelin quitta Alger pour résider et plaider à Bougie [aujourd’hui : Bejaïa], acceptant d’aller visiter de lointains clients à dos de bourricot. Il était gravement cardiaque et un jour il décida d’en finir. Il grimpa en vitesse le cap Carbon qui domine Bougie. Il put rentrer à son hôtel mais mourut aussitôt d’une crise cardiaque ». Frédéric Caquelin meurt le 10 novembre 1947.
L’émotion est immense chez les EDF et en Algérie. Pierre François, commissaire général des EDF, lui consacre deux pages émues dans Le Chef de janvier-mars 1948. « Menacé depuis longtemps, il avait refusé le repos quasi-total que lui avait prescrit les médecins. Il fallait qu’il continuât son rude métier d’avocat pour faire vivre les siens ; c’est ainsi que par devoir professionnel, il avait effectué un parcours de dix heures à dos de mulet à travers la rude Kabylie. Il fallait aussi qu’il mena à bien sa mission auprès du Scoutisme algérien. Une semaine avant sa mort, il assistait à une réunion très importante qui regroupait les représentants de toutes les associations scoutes et notamment ceux des scouts musulmans. Il y intervenait avec sa vigueur et sa bonhommie coutumières, il y remportait un succès décisif et rédigeait la charte d’une Fédération du scoutisme algérien, couronnement de cinq années d’une lutte menée, malgré nombre d’échecs et de déceptions, avec une foi inébranlable (…). Sa mort a causé beaucoup de tristesse dans les rangs de notre Mouvement. Mais elle a certainement bouleversé les musulmans d’Algérie et surtout le petit peuple dont il s’était fait l’ardent défenseur. Quand on sait la vénération dont il était l’objet, on mesure la grandeur de l’œuvre française et humaine qu’il avait accompli en quelques années, en Algérie, en faisant régner la compréhension, la justice et la fraternité dans le temps même où déferlait la haine et le fanatisme. Il faut que les EDF d’Algérie restent fidèles à sa pensée et à son action (…). Nous devons beaucoup à Fréderic Caquelin, à celui qui a consacré ses dernières forces au Scoutisme, au rayonnement d’un scoutisme intelligent, large, fraternel ».
Devant la tombe de Frédéric Caquelin au cimetière de Bougie, Tahar Tedjini, commissaire général des SMA n’est pas moins ému que son collègue des EDF.
« Cher Frédéric Caquelin. Lorsque j’ai appris la nouvelle de ton décès, j’osais à peine croire à la pénible réalité du douloureux évènement, à la cruauté du destin. Il y a à peine quelques jours, nous étions ensemble au camp de Sidi-Madani. (…)Tu te trouvais dans ce pays-ci, qui n’étais pas pour toi inconnu, devant ce que tu appelais une anomalie. Deux jeunesses vivaient en effet côte à côte sans se connaître. Il te semblait que la fraternité scoute n’était qu’une fiction. L’homme et l’éducateur se révoltèrent en toi. Et aussitôt, tu réalisais l’immensité de la tâche qu’il y avait à accomplir. Il fallait détruire l’anomalie et les injustices, chose bien difficile mais rien ne t’effrayait, ta foi était inébranlable. Tu venais à nous pour nous tendre une main amie. (…)
Président du collège d’Empire du Scoutisme Français, tu considérais que les hommes ne pouvaient s’aimer qu’en se connaissant. Cette connaissance, nous la réalisons en commune lors de notre première rencontre au camp [en janvier 1945] de Fort-de-l’Eau [aujourd’hui : Borjd El Kiffan] qui restera gravé dans notre mémoire. Nous l’avions appelé « Camp de la bonne entente » mais c’était plus qu’une bonne entente, c’était le fondement s’une amitié durable. Tout fut remis en question en [mai] 1945. L’épreuve était dure et rares sont ceux qui ont gardé leur sang-froid et leur sérénité. Tu fus de ceux qui ne désespèrent jamais, révélant ainsi la grandeur de ton âme et la solidité de tes convictions. Tu étais le farouche défenseur d’une cause qui t’était chère.
Au collège d’Algérie [du Scoutisme Français], tu te mis tout de suite à l’œuvre pour redresser une situation que d’aucuns considéraient comme à jamais perdue. Tu adoptais une position digne qui a fini par rassembler autour de toi tout s les bonnes volontés qui se consacraient à l’éducation de la jeunesse. Ces bonnes volontés se manifestaient dans les nombreux camps-école que tu as dirigés ou inspirés. Ainsi, tu as contribué pour une grande part à la formation de toute une génération de chefs SMA qui, tu le sais bien, t’ont voué une réelle amitié. Et tout récemment encore, à Sidi-Madani, étaient rassemblés autour de toi comme pour concrétiser le bilan de toute ton activité de cinq ans d’efforts, tous les chefs du Scoutisme algérien. (…) Tu as été pour toute la jeunesse algérienne un exemple. Tu nous as légué un idéal, nous le suivrons, je te le promets. En te disant adieu, j’adresse en mon nom personnel et au Barreau de Bougie, aux nombreuses œuvres dont tu faisais partie, mes condoléances les plus émues.
Dors en paix, mon cher Caquelin, dans cette terre d’Algérie que tu aimais tant, que tu voulais toujours plus belle, plus heureuse, plus unie et que tu as adoptée comme ta seconde patrie ».
De l’Alsace à l’Algérie, la vie de Frédéric Caquelin a été celle d’un homme généreux, luttant contre l’injustice et pour la défense des valeurs humanistes qui l’animaient. L’avenir devrait prouver la justesse de son combat en faveur de l’évolution de la situation en Algérie.