Devenue responsable Louveteaux après la guerre, elle nous raconte un épisode douloureux de 1944.
«En janvier 1943, le lycée Dupuy-de-Lome (garçons) et le collège de jeunes filles de Lorient se replient à Guéméné sur Scorff. L’hébergement s’éparpille : les cours, innovation de la mixité dans le secondaire, ont lieu à la «Pomme d’Or», un ancien hôtel ; question intendance, les lycéens sont accueillis au Cours Complémentaire de garçons (dortoir et réfectoire), les collégiennes prennent leurs repas au Cours Complémentaire de filles et regagnent chaque soir la salle Trébuil, immense salle de danse reconvertie en dortoir et qui communique avec le logement des propriétaires. C’est là que leurs deux fils, jeunes Résistants, vivront leurs derniers moments de liberté, une nuit de mai 1944.
Jours de «grande sortie», nous dirions aujourd’hui week-end, de Pentecôte. Plusieurs internes ont rejoint leurs familles durant ces deux jours de congé, leurs lits sont donc inoccupés.
C’est la nuit. Aucune idée de l’heure, quand nous sommes réveillées par l’ouverture brutale d’une porte et un bruit de pas précipités. Dans la pénombre, on distingue deux silhouettes affolées qui courent comme pour échapper à des poursuivants ; ce sont les deux fils des propriétaires de la salle.
La pionne surgit de son box et, avec une incroyable rapidité, une sorte de réflexe, elle soulève les couvertures de deux lits qu’elle sait vides et y fourre les jeunes gens.
À peine s’est-elle recouchée que la porte s ‘ouvre de nouveau. Cette fois, ce sont des soldats allemands, casqués, bottés, mitraillette au poing, qui investissent les lieux, parcourant à grands bruits de bottes les travées entre les quatre rangées de lits, braquant leurs lampes-torches sur nous, à la recherche des fugitifs.
J’avais alors 13 ans, j’étais en 5ème. Toute ma vie, je reverrai cet Allemand armé, image d’une menace, se dirigeant vers moi, m’aveuglant de sa torche.
Soudain, une de mes voisines, terrorisée, se dresse et hurle «Maman!». Alors, le soldat s’arrête, recule et s’en va. Les Allemands quittent le dortoir. Grand silence.
Puis, du logement des Trebuil, parviennent des éclats de voix, des cris de femmes, cris de frayeur. Alors une voix, celle du père, appelle très fort : «Aimé ! Francis !». Sans une hésitation, les deux jeunes gens se lèvent, répondant à l’appel de leur père, sans doute conscients du risque qu’ils faisaient courir à leurs parents, à leur sœur. Ils regagnent la maison familiale où les Allemands les attendent.
Difficile de se rendormir.
Toute la matinée, nous sommes «prisonnières». Devant la porte ouvrant sur l’extérieur, un Allemand monte la garde, interdisant toute sortie, et des soldats cernent le bâtiment.
Ambiance tragique. Dans la cour, un chien hurle à la mort.
Nous restons sagement assises sur nos lits, le nez dans quelque bouquin, mais la tête ailleurs. La directrice du Cours Complémentaire, inquiète de n’avoir pas vu, ce matin-là, ses collégiennes à l’heure du petit déjeuner, se présente au dortoir. Elle parlemente longtemps avec un officier allemand, et finit par obtenir notre libération peu avant midi.
Cette rue de l’ancien dortoir s’appelle aujourd’hui «rue des frères Trébuil» et leur nom est inscrit au Mémorial de Port-Louis.»