1943-1944 : L'épopée de Cappy sous l’occupation…

Ven23Jan201510:32

1943-1944 : L'épopée de Cappy sous l’occupation…

… de 1943 à 1944

 

L'article ci-après, déjà mis en ligne, reprend un entretien avec Renée Jousselin-David au sujet de la création du C.P.C.V. à partir de l’accueil de jeunes Juifs à Cappy en 1943 et 1944. La famille de Jean Jousselin, à l’origine de cette action, a édité sous ce titre,  en 2014, un ouvrage racontant plus complètement cette « épopée ».

Merci à Jean-Jacques Jousselin, membre de notre Mouvement et petit-fils de Jean, de nous avoir transmis ce document et de nous avoir autorisés à le mettre en ligne. Cette « épopée » fait partir intégrante de l’histoire de ce « haut-lieu » de notre scoutisme qu’est le château de Cappy, mis à la disposition de Jean Jousselin par les associations propriétaires, les Éclaireurs Unionistes et les Éclaireurs de France.

 


L’ÉPOPÉE DE CAPPY SOUS L’OCCUPATION DE 1943 À 1944

Texte rédigé par Jacques Duval de janvier à mai 2013, d’après les témoignages et notes de :

Les notes explicatives (*), sont tirées du site Wikipedia.

N.B.
Ce texte raconte le plus fidèlement possible comment Jean Joussellin et ses collaborateurs ont mis à l’abri plusieurs dizaines d’enfants juifs pendant la seconde guerre mondiale. Le récit n’est absolument pas romancé. Il représente un condensé des témoignages recueillis. Hormis quelques menues variantes, les souvenirs convergent sur le fond, les dates et les chiffres. C’est bien là l’important.

Jacques Duval


J’ai vécu quelques mois chez mon grand-père, Jean JOUSSELLIN, un an avant sa mort. J’étais jeune et insouciant, il était souffrant et déjà en partance pour un autre voyage. Je n ’ai pas perçu à cette époque là, l’homme qu ’il était.

Alors en formation de médecin psychiatre de l’enfant et de l’adolescent, j’étais très engagé chez les Éclaireuses et Éclaireurs de France, comme mon grand-père l’avait été au sein des Éclaireurs Unionistes. Je lisais les livres écrits par lui et notamment « Le scoutisme, éveilleur d’âme » et « Enfants perdus ou éclaireurs ». Je cherchais à comprendre l’essence de l’homme, et mon regard était tourné vers son action pour l’éducation des jeunes, plus que vers ses… « faits de guerre ».

Je porte le prénom de mon grand père et celui de mon père. À cette époque mon défi était de me construire en différence de ces deux images paternelles, mais aussi, bien sûr, de prendre appui sur eux. Mon trajet dans le scoutisme me rapprochait de mon grand père, et c’est cela qui motivait mon approche vers lui, quand je vivais sous son toit Boulevard Berthier.

Cappy était une histoire qui circulait dans la famille, pour laquelle on savait que toute la famille y était mêlée, mon grand père bien sûr, mais aussi Yvonne ma grand-mère, Jacques, mon père, et aussi Renée la deuxième femme de Jean ! Jean et Renée m’ont hébergé pendant plusieurs mois à Paris.

Je n’ai pas compris à l’époque l’importance de ce moment familial à Cappy. Pourtant, cette histoire, petit à petit, va devenir le récit d’une sorte de « mythique familial ».

Mais ici ou là, nous n’avons que des anecdotes, des bouts d’histoires qui, pourtant, vont rassembler la diaspora Joussellin (Jean a eu 9 enfants et de très nombreux petits-enfants).

Le travail de Jacques Duval ouvre maintenant à cette dimension l’histoire qui nous a construit, à notre insu, comme une peau qui fait enveloppe d’une éducation transfamiliale. Mais cette appartenance ne fait pas uniquement contenance éducative, elle donne à être aussi dans une position éthique et sociale.

Il y aurait une sorte de méprise autour de Cappy, les héros seraient des citoyens très ordinaires, nous dit Renée. Et elle insiste beaucoup sur cette « mise à l’abri des enfants » qui a fondé l’histoire de Cappy. Dans ce récit, là où l’on pourrait attendre des hommes et des femmes exceptionnels, on découvre des hommes et des femmes de conviction, de force et courage, mais, somme toute assez proches de nous. Avec un petit surplus de « culot et d’audace d’entreprendre, ce qui n’est pas rien » nous propose Jacques Walter dit Rama.

Mais sur l’instant, en 1943, il faut protéger ces enfants et les accompagner dans leur développement d’homme, de femme, et de citoyen. On peut cependant supposer que Jean et les adultes proches de lui, connaissaient les risques au-delà des enjeux.

Mon grand père, Jean Joussellin était un pasteur, un homme de foi. Pour lui, pas question de maltraiter les enfants. Il faut, non seulement les mettre à l’abri face à la folie de la guerre, mais aussi les soutenir dans leur construction d’homme, de femme et de citoyens en devenir. Un enfant est un bien précieux qui porte en lui les ressources de la société à venir C’est pourquoi la jeunesse attire toute son attention. Il développera beaucoup d’énergie pour celle-ci. Il participera d’ailleurs, plus tard, au groupe de travail qui portera la proposition d’abaisser l’âge de la majorité et de vote à 18 ans. Il faut, pour lui, que les jeunes prennent toute leur place dans la vie politique et sociale.

Mais ce qui est devenu remarquable, c’est cette énergie développée pour que l’œuvre éducative avance, malgré tout, malgré les actions de destruction de l’humain que les nazis ont développé au plus haut point.

Il me semble aussi que, au-delà de la foi du pasteur, la « pédagogie du scoutisme » est venue en soutien de cette démarche d’éducation à partir de la suggestion de Baden Powell : « le scoutisme est une jolie manière de se recréer en plein air ». Il sera donc question de jeu, d’aventure, de découvertes, de veillées, de vie collective et d’initiatives personnelles. Et, au bout du compte, peut-être presqu’à l’insu de tous, les convictions portées par Baden Powell seront mises en application : « L’éducation peut être un facteur de cohésion si elle s’efforce de prendre en compte la diversité des individus et des groupes humains tout en évitant d’être elle-même un facteur d’exclusion. » (…) « C’est moins par la force de ses armements qu’une nation s’élève au-dessus des autres que par le caractère de ses citoyens. Notre désir est d’aider les jeunes, surtout les plus pauvres, à avoir une chance égale aux autres de devenir des citoyens dignes, heureux et réussissant dans la vie, inspirés par un idéal de service du prochain ».

Quelle conviction, là encore, que de faire reposer sur une découverte pédagogique récente, l’idée que l’humain se construit par l’engagement dans le quotidien d’une vie simple, solidaire et ouverte.

Voilà donc un homme, porté par l’idée que l’humain doit l’emporter, au risque de sa vie, et qui a permis à des enfants de vivre une vie presque ordinaire, tellement impossible à imaginer à ce moment-là, dans cette guerre là. Et, comme le précise si bien Boris Cyrulnik, c’est par ce chemin que la résilience peut advenir.

Ce moment de l’Histoire rejoint celui du Chambon-sur-Lignon, de la Maison de Moissac, et d’autres encore. Voilà un morceau de l’histoire de la guerre où tout un village a su se taire et protéger 87 enfants juifs. Car il est bien évident que nombre d’habitants du village de Verberie étaient au courant de qui était là, dans ce camp, mais ils ont su les protéger.

Et voilà donc une histoire simple, portée par des hommes et des femmes simples… mais si peu ordinaires par le chemin qu’ils prennent !

C’est bien cela que dévoile ce récit ! Et c’est cela qui est extraordinaire, et au final, le rend encore bien plus émouvant, car si proche de nous !

Les historiens proposent le terme de « Résistance civile » pour expliquer ces actions qui, face à l’oppresseur et son « état de fait », mettent en avant un « état d’esprit » qui protège l’humain, l’humanité, le lien fraternel et la solidarité.

La médaille des justes dit que derrière l’humilité, un exemple d’engagement et de conviction est là, en exemple pour nous.

Que tous soient remerciés de nous avoir montré que l’histoire s’écrit aussi grâce à des actes que des hommes et des femmes (presque) comme tout le monde, ont pu accomplir.

Merci à Jacques Duval de nous avoir permis de comprendre d’où nous venons et de quelles croyances nous sommes faits !

Jean-Jacques Joussellin


Nous sommes en 1942. La guerre avec l’Allemagne dure depuis bientôt 3 ans. Depuis l’armistice (*) de juin 40, les français ont dû apprendre à vivre avec l’occupant. À Paris, dans la rue, dans le métro… Les allemands sont omniprésents, ils sont… chez eux. La dictature allemande, le pillage économique et la pénurie, les Français de la zone occupée y sont brutalement confrontés en 1940, au début de l’occupation. Ensuite, cela s’estompe dans les esprits. La cohabitation est loin d’être amicale, mais il faut « faire avec ». Les Français supportent donc tant bien que mal la situation. C’est difficile à comprendre, quand on ne l’a pas vécu.

Il faut aussi savoir que si l’Histoire parle beaucoup de la Résistance, celle-ci ne concerne à vrai dire qu’une infime partie de la population.

En 1942, la famille Joussellin vit à Versailles. Jean Joussellin qui est pasteur, est nommé en juin à la tête de la « La Maison Verte », dans le 18e arrondissement de Paris. Ce quartier est très populaire. Ici se côtoient diverses nationalités et origines, se mélangent plusieurs langues. Nombre de juifs venus d’Europe Centrale ou du Moyen-Orient s’y sont installés.

« La Maison Verte » est un poste de La Mission Populaire Évangélique, membre de la Fédération Protestante de France. Elle est située au 127-129 rue Marcadet, derrière Montmartre. C’est un foyer protestant qui a un but évangélique et offre de l’aide aux enfants.

Dans ce quartier du 18e, il y a une proportion élevée d’israélites. Le scoutisme à l’époque est interdit, mais ça n’empêche pas Jean Joussellin de faire savoir que les enfants peuvent être accueillis le jeudi et les week-ends pour pratiquer des activités adaptées à leur âge. Donc, bien que le scoutisme soit interdit, en peu de temps, s’organise un accueil pour les enfants du quartier, des groupes se constituent et malgré un contexte assez difficile ça fonctionne. On y pratique les activités habituelles de loisirs qui se veulent aussi éducatives.

(*) L’armistice du 22 juin 1940 est une convention qui a été signée entre le représentant du Troisième Reich allemand et celui du gouvernement français de Pétain afin de mettre fin aux hostilités ouvertes par la déclaration de guerre du 3 septembre 1939 et d’établir les conditions de l’occupation par l’Allemagne de la France, le sort des personnes capturées, déplacées ou occupées, la neutralisation des forces françaises, et le paiement de compensations économiques à l’Allemagne.
Du point de vue territorial, il résulte de la convention (en particulier en ses articles 2 et 3) que la France métropolitaine est divisée en deux parties par une ligne de démarcation, la zone occupée par l’armée allemande et la zone dite « libre ». La souveraineté française s’exerce sur l’ensemble du territoire, y compris la zone occupée, et l’Empire demeure sous l’autorité du nouveau gouvernement français.


Jean est depuis sa plus tendre jeunesse un partisan actif de la technique d’éducation et de pédagogie du scoutisme. Il trouve à « La Maison Verte » un moyen d’en dispenser les préceptes, sans l’uniforme et sans l’appellation, car bien entendu, le scoutisme est interdit par l’occupant.

Mais avec l’occupation allemande, l’antisémitisme prend des proportions alarmantes. Les juifs sont harcelés et persécutés. Depuis la tristement célèbre rafle du Vel d’Hiv (*) du 16 juillet 1942, tous cherchent à fuir vers la province. Ce qui préoccupe vraiment Jean, c’est la situation des juifs du 18e arrondissement. Il envisage alors la création d’une colonie de vacances qui serait aussi un refuge pour les enfants juifs, qui, comme leurs parents, sont poursuivis et risquent d’être dénoncés. Les lois du gouvernement de Vichy ont été décrétées et avec les recensements, persécutions… il sait que les enfants juifs du quartier sont en grand danger.

Dès le printemps 1943, Jean prévoit et organise sa future colonie de vacances. Il se souvient qu’en 1939, il a séjourné avec sa famille au château de Cappy, à Verberie, dans l’Oise. Il y dirigeait alors un camp de formation. C’est d’ailleurs pendant ce séjour que les Joussellin ont appris la déclaration de la guerre. Cette propriété avait été offerte à la France en 1922 par le gouvernement américain. Les Éclaireurs Unionistes et les Éclaireurs de France en deviennent ensuite les propriétaires et la transforment en école de cadres. En 1943, ils la mettent gracieusement à la disposition de Jean qui y installe sa colonie de vacances. De plus, les lits, tables, tentes et couvertures qui sont sur place sont aussi mis à sa disposition.

Pour « légitimer » la création de cette colonie, Jean crée le Comité Protestant des Colonies de Vacances, le CPCV, qui sert de paravent. C’est officiellement un organisme de fédération de colonies de vacances protestantes et de formation de cadres pour ces colonies. Parallèlement, le Comité organise un accueil dans des familles du Pays de Montbéliard et du Poitou pour des enfants de villes bombardées comme Le Havre, Saint-Nazaire, etc. Il y a beaucoup de protestants dans ces régions-là. Ce comité existe toujours mais aujourd’hui, rares sont ceux qui en connaissent l’origine. Renée David en sera la Secrétaire Générale pendant 5 ans, de 1943 à 1948.

Conscient des problèmes que vont poser le ravitaillement et la nourriture à Cappy, Jean explique au maire du 18e arrondissement et au maire de Verberie son projet de colonie de vacances. C’est indispensable car la question des cartes d’alimentation se pose : certaines de celles qui lui seront remises quand les enfants seront pris en charge sont marquées « juif ». Le maire du 18e acceptera de les faire changer à condition qu’elles soient présentées ouvertes avec les tickets pré-découpés pour l’échange.

Un employé de la mairie de Verberie est mis dans le secret et personne n’aura jamais d’ennui avec ces cartes, jusqu’à ce que les nouvelles cartes, sans inscription, les remplacent. C’est la mairie de Verberie qui les prend en charge à partir de ce moment-là. Cet épisode est très important car les cartes d’alimentation se révéleront indispensables pour nourrir les enfants de Cappy.

(*) La rafle du Vélodrome d’Hiver (16 juillet 1942), souvent appelée rafle du Vel’d’Hiv, est la plus grande arrestation massive de Juifs réalisée en France pendant la Seconde Guerre mondiale, essentiellement de Juifs étrangers ou apatrides réfugiés en France.
En juillet 1942, le régime nazi organise l’opération « Vent Printanier » : une rafle à grande échelle de Juifs dans plusieurs pays européens. En France, le régime de Vichy mobilise la police française pour participer à l’opération : à Paris, 9 000 policiers et gendarmes raflent les Juifs.
Le 17 juillet, en fin de journée, le nombre des arrestations dans Paris et la banlieue était de 13 152 dont 4 115 enfants selon les chiffres de la préfecture de police. Moins de cent personnes, dont aucun enfant, survécurent à la déportation.

 


En arrivant devant le grand portail de la propriété, on distingue très bien le château, de la route. Derrière ce portail partent deux allées, une à droite et une à gauche. Elles se rejoignent à l’esplanade, devant la façade Sud. La bâtisse est un peu rococo, du genre de celles que l’on construisait fin XIXe. C’est une grosse maison bourgeoise de deux étages, qui s’élève au pied d’une colline et qui se donne des faux airs de château. L’ensemble domine la vallée de l’Oise.

Au rez-de-chaussée dans l’aile Ouest, se trouvent la grande cuisine et le cellier qui sert de réserve. La cuisine s’ouvre sur le couloir longeant la façade et qui débouche sur trois grandes pièces : des salles réunions ou des réfectoires, au besoin. En fait, pensionnaires et encadrement prendront le plus souvent possible leurs repas à l’extérieur. Dès que le temps le permet, tout le monde s’installe dehors. Au premier et au deuxième étage, un couloir dessert les chambres où logent les tout-petits. Les plus grands dorment sous la tente. À l’Ouest, une tourelle d’angle abrite l’escalier. Ce qui est assez marrant, raconte Jacques, le fils de Jean, c’est que cet escalier arrive sur le toit en zinc. Bien sûr, les « grands » adorent se promener sur cette terrasse improvisée. Les gosses n’ont pas le droit, mais les aînés, eux, ont « tous les droits ». De là, la vue sur la vallée de l’Oise est magnifique. À côté du château, il y a une petite annexe. C’est là que s’installent Jean Joussellin et sa femme.

Derrière les bâtiments, après quelques allées, le terrain boisé monte assez vite à l’assaut des onze hectares de bois. Dans le parc côté Est, les précédents occupants avaient aménagé un stade, un terrain de jeux, une piste de saut et un bac à sable… Une véritable aubaine pour occuper les enfants ! Il y a aussi un potager qui n’est pas utilisé et une immense serre. Les gamins y jouent à l’abri par mauvais temps et elle fait quelquefois office de salle de réunion. Dans le parc s’élève un majestueux Tulipier de Virginie. Il devient immédiatement le lieu de rassemblement du camp. Chaque matin, tout le monde se réunit sous cet arbre magnifique. Il n’y a pas de lever de couleurs comme dans un camp scout traditionnel puisque c’est interdit.

Après avoir trouvé un local, il faut rapidement rassembler une équipe de volontaires pour accueillir et encadrer les enfants. Jean est donc le Chef de Camp. Le Chef Éclaireur est Jacques Walter, « Rama ». Il vient de la « La Maison Verte » où il est arrivé fin 1942. À l’époque, il venait juste de devenir chrétien et souhaitait se rendre utile auprès des enfants en participant au soutien scolaire. La Cheftaine Éclaireuse et adjointe au Chef de Camp, Renée David, est enseignante, sa sœur Geneviève s’occupe des louveteaux. Côté intendance, Yvonne, « Mutty », la femme de Jean, est chargée de la lourde tâche du ravitaillement. Des mères d’enfants dont les maris sont déportés viennent vivre à Cappy et s’occupent de la lingerie. Deux couples juifs assurent la cuisine, un couple ashkénaze et un couple séfarade (*).

(*) Les juifs ashkénazes viennent d’Allemagne, de France et d’Europe de l’Est, ainsi que leurs descendants. Les juifs séfarades sont des juifs d’Espagne, du Portugal, d’Italie, de Grèce, de Turquie, d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, ainsi que leurs descendants.


La colonie de vacances démarre dès juin 1943. Le jour du départ, le rendez-vous est fixé gare du Nord. Jean supervise le départ. Les enfants et les cadres prennent le tram pour Creil, puis pour une petite gare près de Verberie : Longueil-Sainte-Marie. Il reste ensuite 5 km à faire pour arriver au château. Une charrette emmène les paquets des plus petits.

Le camp s’organise rapidement.

Les parents, informés, acceptent ce culte très simple, basé sur l’Ancien Testament.

Les liaisons avec les parents se font par lettres. Le courrier arrive à Cappy directement ou transite par la « Maison Verte ». Les enfants, eux, écrivent à leurs parents le dimanche après-midi. Leurs lettres sont déposées à la poste de Verberie ou amenées rue Marcadet, à la poste du 18e arrondissement. L’arrivée du courrier est un événement quotidien. Une distribution hebdomadaire sera rapidement mise en place pour éviter les trop longues attentes, chaque jour.

Quelques jours après l’arrivée des premiers enfants, un petit de 8 ans se sauve. La cheftaine s’aperçoit de son absence à l’appel du matin. Il ne doit pas être parti bien loin car il vient de prendre son petit déjeuner avec les autres. Tout l’encadrement part à sa recherche, craignant qu’il ait été arrêté par les gendarmes. Ceux-ci pourraient lui poser des questions indiscrètes. Heureusement, il est retrouvé à quelques dizaines de mètres de la propriété, marchant au bord de la route. Cette « escapade » est l’occasion de rappeler aux enfants qu’ils ne sont pas prisonniers, mais qu’ils sont membres d’une colonie de vacances, réfugiés loin de Paris à cause des bombardements et des rafles.

Jacques n’a pas 15 ans mais se souvient très bien : au début, il y a là les enfants d’origine juive qui fréquentent toute l’année « La Maison Verte » et que leurs parents ont envoyés loin de Paris. Quand approche la fin de l’été, les parents de ces enfants, inquiets, demandent à Jean s’il est possible de prolonger cette colonie, d’une part pour assurer aux enfants une alimentation correcte et surtout, pour les mettre à l’abri des allemands. Jean accepte tout de suite. Les choses se mettent en place aussi simplement que ça. Durant l’hiver 43-44, quelques enfants restent donc sur place. La colonie se transforme en Maison d’enfants avec des effectifs tout-à-fait réduits. Quelques-uns vont à l’école du village de Verberie. Aucun instituteur ne demande jamais rien.

Jean fait des allers-retours entre « La Maison Verte » et Cappy, pour y amener d’autres enfants.

Petit à petit, le bouche-à-oreille fonctionne et la demande augmente. Les enfants arrivent de plus en plus nombreux, tout au long de l’année. L’encadrement s’étoffe avec les effectifs. Un jeune étudiant anglais, neveu d’un pasteur ami de Jean rejoint Cappy. Quelques chefs et cheftaines de différents coins de la France, des parents, des amis, viennent aussi donner un coup de main. En tout, il y a pas loin de 15 ou 20 adultes sur place, se souvient Jacques. Il y a même un collabo repenti qui est envoyé par le pasteur de Clichy, pour être mis à l’abri. C’est un type assez âgé, qui peut prouver qu’il est vraiment repenti parce qu’il a participé au sauvetage d’un maquis dans l’Yonne, où il a encore des contacts. Il sera jugé après la guerre. Jean et un autre pasteur iront témoigner à son procès.

Mais Cappy devient rapidement bien plus qu’une simple colonie de vacances. Le chemin en est trouvé et suivi par des individus variés, très différents, par exemple : des garçons fuyant le STO (*), une petite troupe d’éclaireurs de l’Armée du Salut, un jeune de la HSP (Haute Société Protestante) de Bordeaux, etc.

Jacques fait lui aussi quelques voyages de Paris à Cappy, en train. Il accompagne chaque fois un ou deux enfants jusqu’au château. À Paris, tous ces gosses portent l’étoile juive, puisque tout juif doit avoir une étoile jaune cousue sur le cœur… Elle leur est enlevée à la maison ou juste avant d’arnver à la gare, car les juifs n’ont pas le droit de prendre le train.

Il finit par y avoir tellement de demandes d’accueils d’enfants au château que Jean décide d’ouvrir une petite maison à Gouvieux, un village tout proche, pour en faire une annexe. Quelques-uns y séjournent un court moment. Cela ne dure pas, il faut quitter la maison prématurément car elle se trouve juste à côté d’une rampe de lancement de V2, les trop fameux missiles allemands. Tout le monde réintègre donc Cappy.

En 44, le château héberge à peu près 125 enfants dont environ 87 juifs. Combien exactement, ce n’est pas facile à dire, il n’y a bien entendu pas de rapport fait aux autorités, ni de liste des noms et adresses des enfants. Donc il n’existe aucune archive de cette époque.

(*) Le service du travail obligatoire (STO) fut, durant l’occupation de la France par l’Allemagne nazie, la réquisition et le transfert contre leur gré vers l’Allemagne de centaines de milliers de travailleurs français, afin de participer à l’effort de guerre allemand que les revers militaires contraignaient à être sans cesse grandissant (usines, agriculture, chemins de fer, etc.). Les personnes réquisitionnées dans le cadre du STO étaient hébergées dans des camps de travailleurs situés sur le sol allemand.
L’Allemagne nazie imposa au gouvernement de Vichy la mise en place du STO pour compenser le manque de main-d’œuvre dû à l’envoi des soldats allemands sur le front russe, où la situation ne cessait de se dégrader.
De fait, les travailleurs forcés français sont les seuls d’Europe à avoir été requis par les lois de leur propre Etat, et non pas par une ordonnance allemande. C’est une conséquence indirecte de la plus grande autonomie négociée par le gouvernement de Vichy par rapport aux autres pays occupés, qui ne disposaient plus de gouvernement propre.
Un total de 600 000 à 650 000 travailleurs français furent acheminés vers l’Allemagne entre juin 1942 et juillet 1944. La France fut le troisième fournisseur de main-d’œuvre forcée du Reich après l’URSS et la Pologne, et le pays qui lui donna le plus d’ouvriers qualifiés.


Une chose étonnante, c’est qu’en fin de compte, personne n’a conscience du danger, de ce qui se passe. La France est en guerre et personne ne mène une vie normale, c’est vrai. Pourtant, Renée, Jacques et Rama affirment qu’ils n’ont jamais la sensation de vivre cachés. Renée, pour sa part, refuse d’ailleurs le terme d’« enfants cachés », parce qu’ils ne sont pas cachés. Ils sont mis à l’abri. C’est la formule à laquelle elle tient beaucoup, ce sont des enfants mis à l’abri qui tous reviendront sains et saufs. La preuve que personne ne se cache : une grande fête en plein air est organisée dans le parc du château. Tous les gens des environs y sont conviés. C’est une sorte de kermesse où sont proposés des spectacles et des jeux…

De l’avis de Jacques, âgé alors de 15 ans, planquer des juifs ne semble pas très grave, c’est même tout-à-fait naturel. Et puis, toute sa vie de gamin il a connu les colonies de vacances, eh bien, il est encore dans une colonie de vacances ! Il y a des juifs mais il n’y fait même pas attention. L’étrangeté, ce ne sont pas les juifs, l’étrangeté, c’est la guerre. Les juifs sont des enfants comme les autres.

L’enjeu est quand même grave, donc, de temps en temps, la soupape doit s’ouvrir un petit peu. Pour faire oublier la guerre, on organise donc des sorties ou des grands jeux de pistes et des courses au trésor où il y a des choses à aller chercher chez l’habitant, avec tout un circuit dans les environs. Les enfants participent aussi à des « Olympiades », à des séances de chant et de travaux manuels…

Des camps volants sont souvent organisés, (les camps volants sont des sorties de groupe avec nuit passée à l’extérieur). Rama se souvient en particulier d’un de ces camps volants dans la forêt de Compiègne, pas loin du camp de transit et d’internement nazi de Royallieu. Au moment de faire cette sortie, personne ne le sait mais plusieurs dizaines de gars s’évadent de Royallieu (*)  et les Allemands les poursuivent.

Enfants et encadrement se baladent au milieu de tout ça, complètement inconscients, enchantés par le spectacle de la forêt au petit matin, les grandes toiles d’araignées qui scintillent avec la rosée… C’est d’une grande beauté.

Tout le monde passe une nuit chez un parpaillot (**) qui habite dans ce coin-là. Le groupe s’installe autour de sa maison et couche à la belle étoile, avant de rentrer au château absolument ravi…

Le premier été, Jacques fait partie des éclaireurs. Le deuxième été, il a 15 ans et demi. Il est peut-être un peu vieux pour un éclaireur et un peu jeune pour être moniteur.

Avec un copain arménien, Jean-Jacques Kirkajanan, ils sont les bouche-trous un peu partout. Ils remplacent aussi les chefs, de temps en temps. Lors de l’été 44, Jean demande à son fils Jacques – « puisqu’il ne fout rien » – de concevoir un parcours d’« Hébertisme » (***) pour occuper les enfants. Ils doivent parcourir un circuit déterminé en faisant des figures de gymnastique et des assouplissements. Les aménagements et les installations sportives sont alors très utiles !

(*) Le camp de Royallieu à Compiègne (Oise) en France, était un camp de transit et d’internement nazi, ouvert de juin 1941 à août 1944.

(**) Origine supposée du mot « Parpaillot » : Jean-Perrin Parpaille, dit Perrinet d’Avignon, chevalier de l’Ordre du Pape, unique président du parlement d’Orange, lequel ayant été convaincu de vouloir livrer la ville d’Avignon aux Calvinistes, fut arrêté au Bourg-St-Andéol à son retour de Lyon, où il était allé vendre l’argenterie des églises d’Orange. Il avait embrassé, en 1561, le parti protestant et en devient l’un des chefs dans le Valentinois.
Conduit à Avignon, il y fut décapité le 15 août 1562. Sa maison fut rasée on en fit « la Place Pie », ainsi nommée à cause de pape Pie IV, alors régnant.
Et de là, Parpaillot, nom qu’on donnait autrefois aux Calvinistes.
On prétend, dit Honnorat : « que ce sobriquet tire son origine de ce que François-Fabrice Serbellon, parent du pape, fit décapiter à Avignon, en 1562, Jean Perrin, seigneur de Parpaille, primicier de l’Université d’Avignon, président du parlement de la ville d’Orange, et l’un des plus dangereux chefs des Calvinistes du Pays ».
On l’enterra dans l’église de Saint-Pierre d’Avignon, où l’on voit encore le mausolée familial. (Le rétable de Perrinet).

Extrait des Mémoires de la Société Scientifique & Littéraire d’Alais.
année 1876-tome VIII-page 26. M A. Coulondres, membre non-résident.

(***) L’hébertisme est une méthode d’entraînement du corps développée par Georges Hébert. Les dix volets de l’hébertisme sont : la marche, la course, le saut, le grimper, le lever, la quadrupédie, le lancer, l’équilibre, la défense, la natation.


Pour ce qui est des repas, tout le monde mange ensemble et la même chose. Chacun a sa place à sa table. Yvonne doit déployer des trésors d’ingéniosité pour nourrir jusqu’à 130 personnes 3 fois par jour en temps de guerre et… quasi clandestinement. C’est plus qu’un tour de force. Le menu est très souvent composé de fèvettes et de légumes déshydratés. Des pasteurs du Poitou lui envoient régulièrement des caisses de fèvettes sèches, alors à chaque repas, tout le monde mange des fèvettes La nourriture n’est guère abondante mais ne manque jamais vraiment.

Tous les jours, quelques-uns partent régulièrement en petit groupe et à vélo faire le tour des fermes environnantes pour quémander quelques œufs, acheter des patates ou des légumes qui sont ramenés dans une remorque, derrière un vélo. Pour ne pas revenir bredouille, il faut quelquefois s’éloigner de 10 ou 12 km ou même aller jusqu’à Compiègne, chez un grossiste en fruits et légumes. Un jour, un paysan arrive avec une camionnette pleine de carottes. Les « cuisiniers » feront même de la confiture de carottes, avec de la saccharine, un peu de sucre et de l’aspirine, pour mieux la conserver. Une autre fois, un camion de pommes de terre nous est « offert », elles sont déjà cuites, prêtes à être mangées avec leur peau. Le maire de Verberie, qui est aussi minotier, connaît beaucoup de monde. Il nous fait parvenir des sacs de farine, mélangée au son, avec laquelle est confectionné le porridge du matin. Il envoie aussi des provisions : choux, pommes de terre, poireaux…

Les cartes de pain et les cartes d’alimentation, – puisque ceux qui sont là légalement ont leurs cartes, – sont bien utiles. Ceux qui sont dans l’illégalité ont quelquefois des fausses cartes. Les cartes sont souvent un peu trafiquées. Le jeune étudiant anglais, Bobby, (le neveu de pasteur), est pas mal dégourdi. Il a l’idée de gratter les lettres, et avec de la « patato-gravure , d’imprimer un « T » sur du papier à cigarettes qui sera collé sur la carte. La lettre T veut dire « travailleur ». Elle donne droit à 325 g de pain au lieu de 25 g. On met la carte sur le comptoir, où il y a toujours un peu de farine, et on passe…

Les cartes d’alimentation ramènent pas mal de pain, heureusement, parce que l’alimentation est toujours problématique. La boulangère accepte aussi quelquefois d’échanger des tickets « T » contre des tickets de 25 g. Elle n’est pas dupe, bien sûr… Jacques raconte qu’un jour, elle tique en voyant sur la carte qu’il pose sur le comptoir, la barre du « T » se relever légèrement, étant mal collée. Après un temps d’arrêt, elle fait comme si elle n’avait rien vu…

Jean Joussellin et son équipe prennent bien entendu beaucoup de risques. Vraisemblablement, nombreux sont ceux qui se rendent compte qu’il se passe quelque chose d’anormal à Cappy. Le personnel de la Maine de Verberie n’est certainement pas dupe non plus. C’est d’ailleurs un employé de la mairie qui s’occupe du renouvellement des cartes d’alimentation. La « colonie » ne sera jamais inquiétée. Il n’y aura pas la moindre dénonciation, la moindre enquête de police, jamais, jamais ! Le Maire du village de Verberie (encore lui), met à la disposition de la colonie deux fois par semaine, et c’est très important, la piscine municipale de Verberie. Les gosses y vont en chantant, et c’est pour eux l’occasion de prendre une douche parce que… les installations sanitaires du château sont un peu succinctes.

Pourtant, de mai 43 à septembre 44, il n’y aura pas une maladie, pas même une appendicite. Il y a un bras cassé et… des poux. C’est tout ! Aucun médecin n’est appelé sur place, pas une seule fois. C’est un peu miraculeux mais c’est comme ça.

Dès la fin de l’été 43 la famille Joussellin rentre à Paris, à « La Maison Verte ». Jacques reprend d’ailleurs ses études « si on peut appeler ça des études, disons mes couillonnades en allant à l’école », se remémore-t-il en souriant. À « La Maison Verte », en ce qui concerne le danger d’une descente allemande, un signal est mis en place. Une fenêtre visible de la rue Marcadet est utilisée. Si elle est ouverte, la voie est libre. Si elle est fermée, il vaut mieux ne pas rentrer. Les protagonistes sont donc conscients du danger, mais cette notion les effleure à peine. Suite aux bombardements sur le quartier de « La Chapelle », les Joussellin réintègrent Cappy en mai ou juin 44.

À cette époque, on parle peu des camps de Buchenwald ou de Dachau. Pour sa part Jacques confie que ce n’est que bien des années plus tard qu’il prendra conscience, rétrospectivement, de l’horreur que ces mots représentent.


À proximité de Cappy, passe une voie ferrée qui relie Paris à Compiègne puis file vers l’Allemagne. Cette ligne est donc stratégiquement importante. Elle sera bien entendu sabotée. Après ce sabotage, les allemands exigent que ce soient des groupes de français qui surveillent la ligne. Si la voie venait à nouveau à être sabotée, les gens chargés de sa surveillance seraient fusillés. Jean fait partie des hommes réquisitionnés pour surveiller la voie.

Un jour, une rumeur arrive jusqu’au château : il se murmure que tous les hommes de plus de 16 ans vont être réquisitionnés. Tous les hommes se cachent dans les bois du parc. Quand on y pense ! Dans les bois du parc… Ils sont à 50 mètres de la maison. « Quelle rigolade ! Si tout cela avait été vrai, les allemands les auraient trouvés en deux coups de cuillère à pot », souligne Jacques.

En avril 44, Yvonne fait l’aller-retour Verberie-Paris en vélo car il n’y a plus de train. Elle transporte des lettres et des cartes d’alimentation de juifs dans son sac à dos. Un camion allemand s’arrête. « Viens, mademoiselle avec nous. » Elle est exténuée et accepte. Les avions anglais arrivent et bombardent la route. Les soldats allemands la jettent dans le fossé et cachent le camion sous les arbres. En descendant, Mutty aperçoit les caisses sur lesquelles elle était assise. Ce sont des obus de 70 mm. Aucun projectile n’a atteint le camion. Elle l’a échappé belle !

Ce qui reste marquant lors de ce séjour, ce sont d’abord les bombardements. Cappy est situé à flanc de colline et domine la vallée de l’Oise. Les américains veulent couper les ponts sur l’Oise pendant l’été 44. Depuis l’esplanade du château, on peut voir, à plusieurs reprises, à 3 ou 4 km, les avions américains tourner en rond et piquer pour lâcher leurs bombes avant de remonter. Involontairement, toute la colonie est donc spectatrice de cette horreur. Là, on prend vraiment conscience de la guerre.

Le « grand coup », le seul événement de guerre stressant vécu par les enfants et l’encadrement a lieu la veille de la libération. Le 30 août au matin, une compagnie en fuite de la « flak artillerie », l’artillerie anti-aérienne allemande, se réfugie avec tous ses véhicules dans le parc du château. Ils dispersent les véhicules à l’abri sous les arbres. L’officier allemand qui commande la compagnie se fait connaître auprès de Jean. Il demande comment procéder pour ne pas nous gêner, (!!!). Les Allemands restent planqués toute la journée et repartent dès que le soir tombe. Ils se feront semble-t-il accrocher dans la forêt de Compiègne pendant la nuit. Le plus « drôle », c’est que cet officier allemand, lors de son court séjour, discute avec la seule personne des lieux qui parle allemand. C’est une jeune femme de 30 ou 35 ans, juive autrichienne. Elle a passé tout l’hiver au château avec les enfants. Elle se fait appeler « Tante Edith » et sert d’interprète. L’officier lui aurait confié : « Tout ça, toute cette guerre, c’est la faute des juifs qui nous ont fait tant de mal, moi, les juifs, je les reconnais à 10 km par temps de brouillard… ». La compagnie allemande quitte enfin le château le soir venu. La nuit qui suit est un peu mouvementée. Ça tire, des vitres tombent, l’encadrement ne dort pas beaucoup.


Le lendemain, 31 août, il fait un temps radieux, avec un très beau ciel bleu, se souvient Renée.

Jean dit : « On va se glisser jusqu’à la grand-route, on verra bien ce qui se passe ». Arrivés sur la nationale pas très loin de là, sur la route qui vient de Paris, il y a une Jeep, et deux gros « MP », Military Police, noirs, qui ronflent comme des sonneurs. Ils semblent épuisés mais heureux, eux aussi. C’est fini, enfin ! Jean Joussellin réunit tout le monde sous le tulipier. Il annonce que la France est officiellement libérée. C’est un très fort moment d’émotion. Ensuite, tout le monde fait la fête avec les américains !

Le soir, pour dire sa reconnaissance à l’encadrement, Jean lit un texte biblique des épitres de Paul, où Paul dit « qu’il n’a perdu aucun de ceux que Dieu lui a donnés ». « C’est vrai, aucun enfant n’a été perdu », confirme « Rama ». Ça aussi, c’est… pour nous tous, c’est très émouvant, tout ça !

ENTRÉE DANS L'HISTOIRE

À la Libération, beaucoup d’enfants ont eu la chance de retrouver leurs parents mais d’autres pas. Renée, Jacques et Jacques « Rama » sont restés en contact avec pas mal de ces enfants, qui sont devenus des pères et mères de familles. Ils se sont retrouvés quelques années plus tard avec certains d’entre eux au château, juste avant que Cappy ne soit définitivement vendu pour on ne sait quel devenir. Ils ont bien sûr évoqué des tas de souvenirs.

En 1978, Jean était de ce monde. Un jour, il a reçu un coup de téléphone d’un ancien éclaireur de Cappy, Simon Lewkowicz (alias Pierre), lui disant : « j’ai enterré ma mère ce matin, ça m’a fait penser à toi, est-ce qu’on pourrait se revoir ? » Naturellement, Jean a accepté et ils se sont revus, avec Renée, alors devenue sa femme, et avec Louise Cohen, une des anciennes éclaireuses de Cappy, qui était de passage à Paris. Peu après, Pierre Lewkowicz, a proposé de demander la Médaille des Justes pour Jean Joussellin. C’est lui qui a fait les démarches…

Un certain nombre de personnes a témoigné qu’elles avaient été mises à l’abri à Cappy. Pierre a obtenu la Médaille des Justes pour Jean en mars 1980. Jean est décédé en Juin de la même année. On a, sans savoir que son cœur lui jouerait des tours trois mois plus tard, regroupé à la « La Maison Verte » tous les anciens qu’on a pu retrouver (*). On leur a annoncé que Jean avait obtenu la Médaille des Justes.

(*)  Parmi les enfants mis à l’abri à Cappy, ving-huit sont mentionnées sur le site du Comité Français pour Yad Vashem sous le titre « Personnes sauvées » (sic) :

Monsieur Simon Lewkowicz, Madame Rachel Messer,
Monsieur Maurice Messer, Madame Janine Lazerowicz,
Monsieur Michel Urmann, Madame Annette Zillinger,
Madame Rachel Lereah, Madame Jacqueline Lereah,
Monsieur Victor Lerea, Monsieur Gilbert Djian,
Madame Andrée Djian, Monsieur Paul Djian, Madame Léa Alter,
Monsieur Robert Alter, Monsieur Simon Chodosas,
Monsieur Maurice Chodosas, Madame Cécile Wexler,
Madame Gisèle Schapiro, Madame Betty Friedkowcki,
Madame Marcelle Zieffmann, Monsieur Michel Frieberg,
Madame Annette Liekowicz, Madame Eva Lisbonne,
Monsieur RaymondMaier, Madame Joséphine Benaros,
Madame Yvette Benaros, Madame Edith Lowenstein,
Madame Louise Cohen.

En novembre, un petit groupe d’anciens de Cappy est allé à Yad Vashem (*), à Jérusalem. Un arbre a été planté là-bas, à son nom, en 1980. De temps en temps, il y a quelqu’un qui va à Jérusalem, qui demande où est l’Arbre, qui va le voir Renée y est retournée en 86. Évidemment, elle est allée voir l’Arbre. « Mais enfin », dit-elle, « c’est un arbre, voilà »… :

(*) En 1953, l’assemblée législative de l’état d’Israël (la Knesset), en même temps qu’elle créait le Mémorial de Yad Vashem à Jérusalem consacré aux victimes de la Shoah, décida d’honorer « les Justes parmi les nations qui ont mis leur vie en danger pour sauver des Juifs ». Le titre de Juste est décerné au nom de l’état d’Israël par le Mémorial de Yad Vashem.  Au 1er janvier 2012, 24 355 Justes parmi les nations de 41 pays ont été honorés. En tout, les Justes ont sauvé des centaines de milliers de personnes. Il s’agit actuellement de la plus haute distinction honorifique délivrée par l’état d’Israël à des civils.

L’Arbre de Jean, Yad Vashem (1980)


Le témoignage de Jacques - Entretien du 17 avril 2012.

À l’époque, nous habitons Versailles, nous sommes en septembre 42, quelques semaimes après la rafle du « Vel d’Hiv ». Mon père Jean Joussellin, qui est pasteur, est nommé à la tête de la Mission Populaire évangélique, dans le 18e arrondissement de Paris. Cette mission s’appelle « La Maison Verte », elle est située au 127,129 rue Marcadet. Derrière Montmartre.

La vocation de « La Maison Verte » consiste d’abord à fournir une aide aux populations. Elle a bien sûr un but évangélique mais offre surtout une aide aux enfants, pour les devoirs, par exemple.

Pendant toute cette période d’occupation, le scoutisme est interdit. Mon père qui en est un ardent partisan a trouvé là un moyen de le pratiquer sans uniforme et sans l’appellation, bien entendu.

Avec l’arrivée de l’été 1943, se pose la question d’une colonie de vacances. Mon père décide donc de louer aux Éclaireurs Unionistes – les éclaireurs protestants – et aux Éclaireurs de France – les éclaireurs neutres – le château de Cappy, près de Verberie, dans l’Oise. Ce château est géré par ces deux organismes. Je ne sais pas qui en est propriétaire, vraisemblablement l’Église protestante. Mon père le loue, je ne sais non plus sous quelles conditions, mais certainement quasi gratuitement.

La colonie de vacances démarre dès juin ou juillet 1943. J’ai alors 15 ans. Il y a là quelques enfants d’origine juive qui sont toute l’année à « La Maison Verte ».

Voyant la fin de l’été approcher, les parents de ces enfants demandent à mon père s’il est possible de prolonger cette colonie tout au long de l’année, d’abord pour leur assurer une alimentation correcte et surtout, pour les mettre à l’abri des allemands.

Mon père accepte tout de suite. Il commence aussitôt à faire des allers-retours entre « La Maison Verte » et le château de Cappy, pour y amener d’autres enfants. C’est comme ça que les choses se mettent en place, un peu par hasard, et cela durera jusqu’à la fin de la guerre. Petit à petit, le bouche-à-oreille fonctionne. Les enfants arrivent de plus en plus nombreux, y compris en cours d’année.

À la fin de la guerre, le château héberge entre 100 et 120 gamins dont quarante à soixante enfants juifs. Je me souviens avoir fait personnellement quelques voyages Paris-Cappy, en train, avec un ou deux enfants que j’emmenais au château. Ce qui est assez fou, c’est que ces gosses ont tous l’étoile juive, puisque tout juif doit avoir une étoile sur le cœur… On la leur enlève à la maison ou juste avant de monter dans le train, car les juifs n’ont pas le droit de prendre le train.

Combien sont-ils exactement au début, et ensuite ? Je n’en sais fichtrement rien !

Nous sommes quand même en guerre. Nous ne menons pas une vie normale, mais je n’ai jamais la sensation d’être caché, d’être entouré de héros qui planquent des juifs. Tout cela est fait très naturellement.

C’est une des choses les plus étonnantes de cette histoire : en fin de compte, on n’a pas conscience de… du danger, de ce qu’on fait, de ce qui se passe… On fait ça d’une manière tout-à-fait naturelle. En tout cas, moi, je ne ressens jamais de danger. Toute ma vie de gamin, j’ai connu les colonies de vacances, eh bien, je suis encore dans une colonie de vacances ! Il y a des juifs mais nous n’y faisons même pas attention. L’étrangeté, ce n’est pas les juifs, c’est la guerre. Les juifs sont des enfants comme les autres.

Pourtant, mon père et ceux qui l’entourent prennent pas mal de risques. Il est marié, père de 7 enfants, et toute la famille, mère et enfants, est à Cappy. Je me souviens que dès la fin de l’été 43 nous rentrons à Paris, j’y reprends d’ailleurs mes études – si on peut appeler ça des études – disons mes couillonnades en allant à l’école… Ça ne dure pas puisqu’à la suite des bombardements sur le quartier de « La Chapelle » nous réintégrons Cappy en mai ou juin 44.

En ce qui concerne le danger, un signal est mis en place à « La Maison Verte ». Il y a une fenêtre visible de la rue Marcadet et de la rue adjacente. Si elle est ouverte, la voie est libre. Si elle est fermée, il vaut mieux ne pas rentrer. On sait donc qu’il y a du danger, mais la notion nous effleure à peine.

Ce qui est difficile à comprendre, quand on ne l’a pas vécu, c’est que le danger allemand, nous y avons été brutalement confrontés en 1940, au moment de l’occupation. Ensuite, nous avons dû apprendre à vivre avec eux. Nous les croisons dans la rue, dans le métro… Ils sont omniprésents. La cohabitation n’est pas amicale, mais nous les supportons. L’Histoire parle beaucoup de la Résistance, mais cela ne concerne qu’une infime partie de la population.

Mon père réussit, me semble-t-il, à obtenir des papiers d’identité par l’intermédiaire du Maire du 18e arrondissement. Il a le toupet d’aller le voir, de lui expliquer ce qu’il fait et de lui demander des faux papiers, cette histoire de faux papiers est très importante car les enfants qui séjournent l’hiver à Cappy vont à l’école du village. Ils ne vivent pas cachés. Ils se comportent comme tous les autres enfants.

Ce que je veux souligner, c’est qu’à mon avis, beaucoup de gens doivent se rendre compte qu’il y a quelque chose d’anormal. Il n’y a jamais la moindre dénonciation, jamais d’enquête de police, jamais, jamais, jamais ! Je me souviens de vivre ça comme une colonie de vacances normale, même pas une aventure. Pour moi, planquer des juifs, ça ne me semble pas très grave.

Je n’avais jamais entendu parler de Buchenwald, de Dachau. Ce n’est que bien des années plus tard que j’ai pris conscience, rétrospectivement de ce que cela représente. Concernant les camps, on saura à la fin de la guerre, pas avant. Certaines personnes doivent être au courant, mais personne n’en parle. Même à Londres, je suis sûr que beaucoup ne savent rien.

Les gens ne se posent pas de question à Cappy, sauf peut-être les instituteurs qui entendent des enfants prénommés Maurice ou Hélène s’interpeller Abraham ou Rachel pendant une récréation, par exemple. Les gens de la Maine ne sont certainement pas dupes non plus. Je ne sais pas… mais ce qui est sûr, c’est que nous ne sommes jamais inquiétés.

La preuve que nous ne nous cachons pas : nous organisons une grande fête à laquelle sont conviés les gens des environs. Nous y proposons des spectacles et des jeux…

Un jour, une rumeur arrive jusqu’au château : il se murmure que tous les hommes de plus de 16 ans vont être réquisitionnés. Nous allons nous cacher dans les bois de Cappy. Quand j’y pense ! Dans les bois de Cappy, nous devons être à 50 mètres de la maison, quelle rigolade ! Si tout cela avait été vrai, les allemands nous auraient trouvés en deux coups de cuillères à pots.

À une période, il y avait tellement d’enfants au château, que mon père doit louer une petite maison à Gouvieux, un village proche. Quelques enfants y séjourneront un temps. Il faut quitter la maison prématurément car elle se trouve juste à côté d’une rampe de lancement de VI, les trop fameux missiles allemands. Tout le monde revient à Cappy.

À l’entrée de la propriété s’élève un grand portail derrière lequel on peut voir le château. Du portail partent une allée à droite et une allée à gauche. Cette double allée mène au terre-plein devant la façade Sud du château. Le château de Cappy est une bâtisse un peu rococo du genre de celles que l’on construisait fin 19e. C’est une grosse maison bourgeoise de deux étages, qui s’élève à flanc de colline, presque au pied, et qui veut se donner des airs de château. La propriété domine la vallée de l’Oise.

Au rez-de-chaussée dans l’aile Ouest, se trouvent la grande cuisine et le cellier qui sert de réserve. La cuisine débouche sur le couloir longeant la façade Sud et desservant trois grandes pièces. Ces pièces servent de salles réunions, de réfectoires au besoin. En fait, nous mangeons souvent à l’extérieur. Dès que le temps le permet, tout le monde sort les tables et nous nous installons dehors.

Au premier et au deuxième étage, un couloir dessert les chambres qui sont utilisées par les tout petits. Les autres dorment sous le tente. La tourelle de l’angle Ouest abrite l’escalier Ce qui est assez marrant, c’est que cet escalier débouche sur le toit en zinc. Bien sûr, nous adorons nous y promener. Les gosses n’ont pas le droit, mais nous, les aînés, avons « tous les droits ».

À côté du château, il y a une annexe. C’est là que couchent mes parents. Derrière, il y a des bois, quelques allées et un ancien moulin abandonné. Il y a quand même onze hectares de bois. Dans le parc, côté Est, avaient été aménagés stade, terrain de jeux, piste de saut et bacs à sable… Il y avait aussi un potager que nous n’utilisons pas et une immense serre. Elle nous sert de salle de réunion et les enfants peuvent jouer dedans quand il pleut. Il y a enfin un grand et imposant Tulipier de Virginie, qui est l’emblème du château de Cappy. Toutes les réunions ont lieu autour de ce tulipier. Chaque matin, tout le monde se réunit. Il n’y a pas de lever de couleurs, c’est interdit.

En temps normal, Cappy était conçu pour accueillir peu de gens, la propriété a été offerte à la France en 1922 par le gouvernement américain. Les scouts et éclaireurs de France ont reçu ce château en don et en ont fait une école de cadres. Tous les gens qui y venaient couchaient sous la tente. Ils pratiquaient tous le scoutisme. Je me souviens qu’en 1939, notre famille a séjourné à Cappy. Mon père y dirigeait un camp de formation de cadres, c’est d’ailleurs là que nous avons appris la déclaration de la guerre.

Pendant l’été 43 et l’été 44, les activités sont celle du scoutisme. Les enfants sont divisés en quatre groupes. Les filles de 8 à 11 ans, les garçons de 8 à 11 ans – il n’y avait pas de mixité à cette époque – et les filles de 12 ans à 16 ans et les garçons de 12 à 16 ans.

Le premier été, je suis dans les éclaireurs. Le deuxième été, j’ai 15 ans et demi. Je suis peut-être un peu vieux pour un éclaireur et, avec un copain qui s’appelle Jean-Jacques Karkajanan, un arménien, nous ne sommes ni éclaireurs, ni routiers. Nous faisons les bouche-trous un peu partout. On remplace les chefs de temps en temps. Parce que dans chaque groupe, il y a un chef. Mon copain Jacques Walter est responsable des éclaireurs.

Les aménagements et les installations sportives sont très utiles, car lors de l’été 44, mon père me demandera – puisque « je ne fous rien » – de concevoir un parcours « d’Hébertisme » pour occuper les enfants. Ils devront parcourir un circuit déterminé en faisant des figures de gymnastique et des assouplissements.

Pour occuper tout ce petit monde et donner du mouvement, de temps en temps, nous plions un camp d’un coin de la forêt pour le remonter dans un autre, ça occupait les esprits.

Pour encadrer les enfants, il faut pas mal de monde. Il doit y avoir pas loin de 15 ou 20 adultes sur place : mon père qui dirige, ma mère dont on parle peu mais qui s’occupe beaucoup des problèmes de ravitaillement. Mon ami Jacques Walter, dit « Rama », est donc le responsable des éclaireurs. Renée, qui est devenue la seconde femme de mon père, est la responsable des éclaireuses. Pour les louveteaux, je vois encore le visage des responsables, mais j’ai oublié quelques noms avec les années. C’est un couple juif qui fait la cuisine. Il me semble qu’ils ont un enfant. Pour le reste…

Ma mère s’occupe vraiment beaucoup du ravitaillement. Je me souviens que nous partons en vélo faire le tour des fermes environnantes pour acheter des patates ou autres. Je n’ai pas le souvenir de faire des « gueuletons » mais je n’ai pas le souvenir de mourir de faim. Nous mangeons beaucoup de fèves. Ma mère a dégotté des centaines de kilos de fèves sèches, alors, nous mangeons des fèves. Nous ne manquerons jamais de nourriture. Alors, nous vivons avec nos cartes de pain, nos cartes d’alimentation, puisque ceux qui sont là légalement ont leurs cartes. Ceux qui sont dans l’illégalité ont quelquefois des fausses cartes. On trafique un peu les cartes de pain. Sur une carte de pain, il y a des tickets de 25 g. On les efface un peu et on colle un « T » sur le ticket. La lettre T veut dire « travailleur ». Elle donne droit à 325 g de pain. On a même le culot de demander à la boulangère de nous échanger des tickets « T » contre des tickets de 25 g. Je suis sûr qu’elle n’est pas dupe. Elle s’en fout. Elle les colle sur les feuilles pour les envoyer…

Pour ce qui est des repas, nous mangeons tous ensemble. Chacun a sa table, mais il n’y a pas de cuisine particulière, tout le monde mange la même chose.

Ce qui fut marquant lors de notre séjour à Cappy furent d’abord les bombardements. Cappy est situé à flanc de colline et domine la vallée de l’Oise. Les américains veulent pendant l’été 44 couper les ponts sur l’Oise. Depuis l’esplanade du château, on peut voir, à 3 ou 4 km, les avions américains tourner en rond et piquer pour lâcher leurs bombes avant de remonter. Involontairement, nous sommes spectateurs de cette horreur. Là, on prend conscience de la guerre.

Deuxièmement, à proximité de Cappy, passe une voie ferrée qui relie Paris à Compiègne puis file vers l’Allemagne. Cette ligne est donc stratégiquement importante. Elle sera sabotée. Après ce sabotage, les allemands exigent que ce soient des français qui surveillent la ligne. Si la voie était à nouveau sabotée, les gens chargés de sa surveillance seraient fusillés. Mon père est lui aussi réquisitionné avec d’autres pour surveiller la voie.

Le « grand coup », le seul événement de guerre stressant que nous ayons tous vécu a lieu la veille de notre libération. Une compagnie allemande en fuite se réfugie avec tous ses véhicules dans le parc du château. Ils arrivent dans la matinée et dispersent les véhicules à l’abri des grands arbres.

L’officier allemand qui commande la compagnie se fait connaître auprès de mon père. Il demande comment procéder pour ne pas qu’ils nous gênent, ils restent planqués toute la journée et dès que le soir tombe, ils repartent. Si ma mémoire est bonne, il me semble qu’ils se feront accrocher dans la forêt de Compiègne pendant la nuit.

Le plus « drôle », c’est que cet officier allemand, lors de son séjour discute avec la seule personne des lieux qui parle allemand. C’est une jeune femme de 30 ou 35 ans que nous appelons « Tante Edith ». Elle est autrichienne et juive. Elle nous sert d’interprète. L’officier lui confierait : « Tout ça, toute cette guerre, c’est de la faute des juifs qui nous ont fait tant de mal… »

Cette compagnie allemande part le soir venu et le lendemain matin, sur le bord de la route Paris-Compiègne, à quelques dizaines de mètres du château, les soldats américains dorment dans leur Jeep. Ils semblent épuisés mais heureux, tout comme nous.

Mon père nous réunit sous le tulipier, je m’en souviens, nous sommes le 30 ou le 31 août, il nous annonce que nous sommes libérés. C’est un très fort moment d’émotion.

Jacques Joussellin

(*) Le 27 octobre 1940, le maréchal Pétain décrète que « tout Français de l’un ou de l’autre sexe, âgé de plus de seize ans, ne peut [désormais] justifier de son identité […] que par la production d’une carte d’identité, àte carte d’identité de Français, dans la vague des mesures de contrôle de la population par le Régime de Vichy, État français ». À partir de 1942, la mention « Juif » est apposée, le cas échéant. La carte d’identité est effectivement délivrée et généralisée à partir de 1943, le « Numéro d’inscription au répertoire national d’identification des personnes physiques » (NIR) lui étant intégré.
N.B. : Ici, la mémoire de Jacques paraît lui faire défaut, il n’y a en effet pas de carte d’identité pour les enfants à l’époque, mais par contre des cartes d’alimentation. C’est vraisemblablement ces cartes que Jacques évoque. Il n’est âgé que de 15 ans au moment des faits et confond peut-être cartes d’identité et cartes d’alimentation. Le risque était d’ailleurs certainement le même pour l’une que pour l’autre…

Le témoignage de Renée Joussellin - Entretien du 13 juillet 2012.

En septembre 1942, le pasteur Jean Joussellin est nommé à la direction de « La Maison Verte ». « La Maison Verte » est un foyer de la Mission Populaire Évangéhque, membre de la Fédération Protestante de France. Elle est située à l’époque – et l’est toujours aujourd’hui, même si les bâtiments ont complètement changé –, 129 rue Marcadet à Paris, dans le 18e.

Dans ce quartier du 18e, il y a une proportion élevée d’israélites. Le scoutisme à l’époque est interdit, mais ça n’empêche pas Jean Joussellin de chercher et de trouver en vitesse des chefs et cheftaines et de faire savoir dans le quartier que les enfants peuvent être accueillis le jeudi et les week-ends pour des activités adaptées à leur âge. Donc, quoique le scoutisme soit interdit, en peu de temps, s’organisent un groupe d’éclaireuses, un groupe d’éclaireurs, un de Louveteaux, un de Petites Ailes. C’est-à-dire en gros les garçons de 12 à 16 ans, les filles de 12 à 16 ans, les garçons de 8 à 11 ans et les filles de 8 à 11 ans et les petits. Ça fonctionne, les groupes se constituent et malgré un contexte assez difficile ça marche.

Vers mars 43, nous commençons à parler de camp d’été pour les enfants de ces groupes qui savent tous que c’est protestant… Un pasteur. Bon, ça… Et quand on commence à parler de camp scout – la durée habituelle étant de quinze jours à trois semaimes – les parents, surtout les parents juifs, viennent nous trouver en nous demandant d’organiser un accueil, loin de Paris, mais pas trop, pour leurs enfants. Parce qu’ils ne savent pas trop comment les occuper pendant 2 mois, à Paris, en pleine occupation et pour qu’ils soient plus tranquilles, pour se cacher éventuellement.

Alors, en moins de deux, c’est le cas de le dire, en quelques semaimes, Jean Joussellin organise un camp au château de Cappy, près de Verberie, à 20 km de Compiègne. Ce bâtiment et tout ce qu’il y a autour, des bois, des prés, appartient aux Éclaireurs Unionistes de France et aux Éclaireurs de France laïques. Le château de Cappy est mis gracieusement à sa disposition. Le Comité Protestant des Colonies de Vacances, le CPCV, est créé, pour servir un peu de paravent, mais c’est, dès le point de départ, un organisme de fédération de colonies de vacances protestantes et de formation de cadres pour ces colonies.

Tous les détails matériels pour organiser cette colonie… Il faut trouver des moyens pour le ravitaillement, des paillasses, des tas de choses, enfin, tout ça, se fait. Nous ne sommes pas très difficiles sur le plan matériel et en juin 43 commence à fonctionner une colonie de vacances à Cappy. Une colonie de vacances protestante dirigée par un pasteur, ce que tout le monde sait. En tout cas, tous ceux qui veulent le savoir, le savent. Les parents, juifs en très grand nombre, le savent aussi, mais ça ne les dérange pas le moins du monde, au contraire.

Les premières activités de ce Comité Protestant des Colonies de Vacances, sont d’organiser un accueil dans des familles du Pays de Montbéliard et du Poitou – il y a beaucoup de protestants dans ces deux coins-là – pour des enfants de villes bombardées comme Samt-Nazaire, Le Havre, etc. Ça, ça existe en parallèle, mais enfin, c’est la première activité de ce comité, dont je resterai Secrétaire Générale pendant 5 ans, de 43 à 48.

Une fois à Cappy, au début, le nombre exact d’enfants, personne ne le connaît exactement mais enfin, nous sommes partis avec tous les groupes de « La Maison Verte », et très vite, ça s’est su, donc les petits frères, les cousins, les enfants d’amis, enfin, bon… Alors, l’encadrement : ce sont les chefs et cheftaines de « La Maison Verte », et par relations, par ouï-dire, les chefs scouts de différents groupes viennent donner des coups de main. Il y a un encadrement tout-à-fait suffisant, il fait beau et la colonie se passe bien, sans incident particulier.

Nous pratiquons toutes les activités d’une colonie de vacances, avec des groupes un peu séparés, mais avec des activités communes : des grands jeux, des « Olympiades »… Là, ils sont tous rassemblés, mais les adolescents, à cette époque-là, n’ont pas tellement envie d’être trop ensemble, les garçons et les filles.

Le Maire du village de Verberie doit comprendre qu’il y des enfants juifs à la colonie. Il ne pose jamais de questions. Personne ne lui précise quoi que ce soit. Il met à notre disposition, et c’est très important, deux fois par semaine la piscine de Verberie. On y emmène les gosses en chantant, et c’est pour eux l’occasion de prendre une douche parce que les installations sanitaires sont un petit peu succinctes à Cappy.

Entre-temps, il faut ouvrir une autre maison d’accueil à Gouvieux, parce qu’il y a vraiment beaucoup d’enfants. Malheureusement, il y a une rampe de lancement qui s’est installée pas loin et il faut donc, au bout de quelques mois, rapatrier les gosses de Gouvieux et leur encadrement au château de Cappy.

On arrive en 44. les effectifs sont assez nombreux, environ 125 enfants dont 87 juifs, pour dire la vérité, je ne suis pas absolument certaine de ces chiffres car bien évidemment, il n’y a pas de liste avec les noms et adresses. Donc très peu, pratiquement aucune archive de cette époque n’existe, puisque nous n’envoyons pas de rapport.

Moi, je refuse le terme « d’enfants cachés », parce qu’ils ne sont pas cachés, ils vont à la piscine à Verberie… On ne les envoie pas trop en ville mais enfin, ils ne sont pas cachés, ils sont mis à l’abri. Cet la formule à laquelle je tiens beaucoup, ce sont des enfants mis à l’abri qui tous reviendront sains et saufs.

Certains ont à leur arrivée, un père, une mère, un frère déportés, mais il n’y a pas d’arrestation ou de déportation de leurs parents pendant leur séjour. De mai 43 à septembre 44, il n’y aura pas une maladie, pas même une appendicite. Il y a un bras cassé et… des poux. C’est tout ! On ne voit pas de médecin sur place une seule fois. C’est un peu miraculeux mais c’est comme ça.

Durant l’hiver 43-44, quelques enfants restent sur place. La colonie se transforme en Maison d’enfants avec des effectifs tout à fait réduits. Il y a en effet des parents qui ont demandé qu’on puisse garder leurs enfants l’hiver. Quelques-uns vont à l’école. Aucun instituteur ne demande jamais rien.

Dans mes souvenirs, il n’y a pas de nom juif trop connu. Je me souviens qu’il y a deux « Messer », deux « Alter ». ça ne saute pas aux yeux que ça puisse être des noms juifs, donc, on ne dit rien, on ne change pas les noms parce qu’on pense que ça compliquerait plus les choses. Dire aux gosses : « Tu t’appelais Lévy, tu t’appelles Durand »… Ça ne marche pas toujours.

En 44, nous nous rapprochons lentement de la libération. Puis, le 30 août 44, nous voyons débarquer vers 9 heures du matin, une unité de soldats allemands. Ils s’installent, ils montent des tentes.

À noter que l’encadrement n’a pas peur. D’ailleurs, on ne se dit jamais : « Oh là là ! Pourvu que la Gestapo ne vienne jamais ici, oh là là, ces pauvres petits »… Les enfants mènent une vie normale et ne semblent pas angoissés. Ils ne le disent pas. Je ne peux pas certifier sur l’honneur qu’il n’y a pas des gosses qui auraient voulu être avec leur papa et leur maman, mais ils ne le disent pas, ils ne l’expriment pas et on n’attise pas ce genre de sentiment. Ils ont l’air assez heureux sur place, comme le montreront quelques témoignages plus tard.

Ce 30 août 44, donc les allemands s’installent dans le parc. Il n’y a qu’une seule personne qui a changé son nom, c’est celle qui était restée tout l’hiver avec les enfants. Elle est juive elle-même, d’origine autrichienne. Je crois qu’elle a depuis épousé un pasteur, mais on l’a perdue de vue.

Il y a un allemand qui vient parler, demande la direction. Moi, je ne l’ai pas entendu, je n’étais pas là mais Jean me l’a assuré et un autre témoin, Jacques Walter l’a confirmé, cet allemand affirme : « Tout ça, c’est la faute des juifs, je les reconnais à vingt pas. » Enfin, moi, je ne l’ai pas entendu. Dans son for intérieur, chacun de nous pense : « Ben mon vieux, il y en a des petits, des grands, des blonds, des bruns, des roux, avec des yeux bleus, etc., dans tous les enfants ». Nous les éloignons quand même un peu du château. On réagit rapidement, on n’est quand même pas très tranquille.

Dans l’après-midi, vers 4 où 5 heures, ils reçoivent des ordres et les voilà qui foutent le camp et se dépêchent d’aller traverser le pont sur l’Oise.

La nuit qui suit est un peu mouvementée. Ça tire, des vitres tombent, l’encadrement ne dort pas beaucoup. Le lendemain, 31 août, il fait un temps radieux, avec un très beau ciel bleu, plus d’allemands et Jean dit : « On va se glisser jusqu’à la grande route, on verra bien ce qui se passe ». Arrivés sur la nationale pas très loin de là, la route qui vient de Paris, il y a une Jeep, et deux gros « MP », Military Police, noirs, qui ronflent comme des sonneurs. On se dit : les américains sont là, c’est terminé. On revient au château, on réunit tous les gosses, on chante « La Marseillaise », on hisse le drapeau. Tout le monde a la larme à l’œil et les américains arrivent avec du chewing-gum, du pain blanc, du café, des chocolats, des tas de trucs…

C’est une journée un peu fofolle. Les grands, on se rend presque malades parce qu’ils ne nous préviennent pas que dans les bouteilles, c’est de l’extrait de café. On n’a pas bu de bon café depuis je ne sais pas combien de temps. C’est un détail, mais qui marque quand-même cette journée.

À partir de ce jour-là, des parents viennent chercher leurs gosses. Nous sommes donc le 31 août. Vers le 15 septembre, nous fermons la boutique car tous les enfants sont rentrés, sains et saufs. Certains ont retrouvé ceux qu’ils avaient laissés. Il n’y a pas eu de parents déportés pendant cette période.

En cours de route, on nous amène des enfants, quelques fois, on ne sait pas trop s’ils viennent d’autres postes de la Mission Populaire. La plupart viennent donc de « La Maison Verte » et des paroisses protestantes qui ont su et qui envoient des gosses qui débarquent on ne sait jamais très bien d’où… Enfin, on les reçoit. Dans l’encadrement a atterri un anglais, je ne sais pas ce qu’il fait là, c’est un pasteur, très gentil. Il a sans doute demandé qu’on le prenne à Cappy. Il y a quelques chefs de différents coins de la France, il y a même un collabo repenti, qu’il a fallu… Qu’on a accepté, un type assez âgé, qui a pu prouver qu’il était vraiment repenti parce qu’il avait participé au sauvetage d’un maquis dans l’Yonne, pendant qu’il était encore là-bas, où il a encore des contacts. Il a été jugé après la guerre et mon mari et un autre pasteur sont allés témoigner, parce qu’il y a eu une période où il a été collabo mais après…

Il y a quelques phénomènes, aussi : des mères d’enfants, une pour la lingerie et deux couples juifs pour la cuisine, un couple ashkénaze et un couple séfarade. Ils s’engueulent entre eux. On a ces quatre-là pour la cuisine, donc.

Pour la nourriture, on a des tickets d’alimentation, pour ceux qui habitent le 18e, on va les chercher à la Mairie du 18e une fois par mois et le Maire de l’époque ne pose jamais de questions. Il doit bien voir d’après les noms…

Pour ceux qui n’habitent pas le 18e, je suppose sans en être sûre, que les parents qui habitent le 15e ou je ne sais où, nous les envoient par la poste. Mais j’ai une mémoire d’éléphant, tout le monde le reconnaît, et je le dirai à plusieurs reprises, je n’ai aucun souvenir d’un facteur venant à Cappy. Aucun souvenir. C’est pourtant sûrement le cas, mais moi, je ne peux rien dire là-dessus.

Alors, pour ceux dont on a les tickets, il y a les fameux tickets J3, qui permettent d’avoir du lait… Enfin, avec les tickets d’alimentation, quelques petites entourloupettes avec les tickets de pain…

Le maire du patelin, qui est minotier, nous fait parvenir des sacs de farine, les pasteurs du Poitou nous envoient (je ne sais pas comment ils ont ça), des caisses de légumes déshydratés et de fèvettes…

Je n’avais jamais vu ça avant, je n’ai jamais vu ça depuis, ce n’est pas spécialement bon, mais ça nourrit. Ils nous envoient des grandes caisses, ça sent le bois frais, je ne sais pas d’où ils tiennent ça. Les pasteurs de l’époque étant tous morts… En tous cas, personne ne crève de faim ! Ce ne sont ni des lentilles, ni des haricots, mais un féculent du même genre et ça nourrit son homme.

On n’a évidemment pas beaucoup de viande, mais le matin, on a du porridge et comme on a pas mal de lait… Le porridge, ça cale, comme ça, on réussit à se nourrir. D’ailleurs les filles grossissent pendant cette période, aussi curieux que cela puisse paraître, les filles d’une vingtaine d’années font attention à ne pas grossir.

Tout le monde est donc rentré, certains des enfants iront vers les Éclaireurs Israélites, d’autres resteront aux Éclaireurs Unionistes de la « La Maison Verte », d’autres ne donneront pas de nouvelles.

Pour beaucoup, on était restés en relation, mais ça consistait à s’envoyer une lettre au jour de l’an ou un faire-part de quelque chose.

En 78, une de mes Éclaireuses et puis un garçon, Simon Lewkowiez, qui était aussi un Éclaireur, ce sont retrouvés à Paris. Jean était de ce monde, il a reçu un coup de téléphone un jour de ce Simon lui disant : « J’ai enterré ma mère ce matin, ça m’a fait penser à toi, est-ce qu’on pourrait se revoir ? » Naturellement, il lui a dit de venir, et j’avais Louise Cohen, une de mes éclaireuses, qui était en province et justement revenait à Paris.

On a décidé de regrouper celles qu’on retrouverait de l’âge de la cheftaine à l’époque. Nous nous sommes retrouvés, un petit groupe qui est resté très lié, on se voit encore et alors en 78, Pierre Lewkowiez (Simon), a proposé de demander la Médaille des Justes pour Jean Joussellin. C’est lui qui a écrit… Un certain nombre a témoigné qu’ils avaient été mis à l’abri à Cappy, etc.

Voilà comment je peux raconter l’histoire.

Donc, Simon a commencé à faire les démarches pour cette médaille en 78. Il l’a obtenue en mars 80 et Jean est mort en Juin 80. On a quand-même eu le temps, sans savoir évidemment, que son cœur lui jouerait des tours trois mois après, on a fait un rassemblement à la « La Maison Verte » même, avec tous les anciens qu’on a pu retrouver, et leur dire qu’il avait la Médaille des Justes.

Le petit groupe, dont 9 anciens enfants juifs de Cappy, est allé à Yad Vashem à Jérusalem.

L’arbre qu’il y a là-bas, c’est l’Arbre de Yad Vashem, et ce qui est assez curieux, c’est que le plus jeune de mes petits-fils est allé à un mariage d’une cousine à Tel-Aviv, il n’y a pas longtemps, il y a deux mois. Lui, n’était pas né à l’époque, il est né en 90, et il m’a dit qu’il irait voir l’arbre de son grand-père et qu’il ferait des photos. On a donc planté l’Arbre en 80, j’y suis retournée en 86. Évidemment, je suis allée voir l’Arbre, mais enfin, c’est un arbre, voilà…

Renée Joussellin

Le témoignage de Jacques Walter, « Rama » - Entretien du 04 août 2012.

Mon père spirituel, Jean Joussellin, est nommé pasteur à un poste de la Mission Populaire du 18e arrondissement. C’est un quartier populaire où on rencontre du monde populaire et chacun sait qu’en France, le monde populaire n’est pas très très pieux en général.

En plus de cela, avec un grand mélange de nationalités, d’origines, de langues, dont nombre de juifs venus aussi bien d’Europe Centrale que du Moyen Orient. Nous rencontrons pas mal de juifs par exemple, qui sont des anciens juifs d’Espagne, chassés par Isabelle-la-Catholique, et qui ont fait le tour de toute ma Méditerranée, sont passés par la Turquie et ont fini par revenir en occident, en particulier en France, puisque la France est le pays des droits de l’homme et le pays d’accueil des étrangers, tout le monde sait ça…

Donc, mon ami Joussellin, ouvre un poste de travail sur ce quartier. Comme il a un grand passé d’animation dans le scoutisme, il pense tout de suite qu’il faut faire quelque chose avec les enfants. Il se trouve que parmi les enfants qui viennent, il y a pas mal d’enfants juifs.

Au départ, c’est simplement pour faire des activités habituelles, de loisirs qui se veulent un peu éducatifs, patronage amélioré, ou quelque chose comme ça. Puis, très vite, il y a les lois de Vichy, et la persécution des juifs, les recensements, le Vel d’Hiv. À ce moment-là, il prend conscience que vraiment, une bonne partie des enfants qui fréquentent sa maison, sont en danger. Il se dit : « Comment arriver à les protéger ? »

D’abord, et ça, j’y pense maintenant en en parlant, je n’ai pas le souvenir qu’un seul de ces enfant ait porté l’étoile juive. Donc, est-ce que Joussellin leur dit : « Ne la porte pas », c’est probable. Mais, vraiment, ils viennent à « La Maison Verte » et je n’y vois jamais d’étoile juive.

On les emmène en sorties, en camp, en colonie de vacances… jamais d’étoile juive. Et pourtant, ils le sont vraiment jusqu’à la racine… En tout cas, dans mon souvenir, il n’y a pas d’enfant avec une étoile juive.

Qu’est-ce que Joussellin pense faire avec ces enfants ?

Il veut d’abord leur offrir de activités de scoutisme. Or, le scoutisme est interdit dans la zone Nord occupée par les allemands, donc, on fait un scoutisme qui est comme le « Canada Dry » du scoutisme « light »… ça y ressemble, hem, bon… on a des petits foulards de temps en temps, mais côté uniforme, ils sont très pauvres et c’est donc très sommaire. Autrement, c’est la même technique de travail et de pédagogie que le scoutisme.

Moi, je débarque là-dedans fin 42, je viens juste de devenir chrétien à cette époque, et je cherche à être utile à mon christianisme nouveau, et on m’oriente vers la « La Maison Verte » puisqu’il y a du soutien scolaire à faire pour les enfants. Après ça je vois qu’il y a des activités et des groupes organisés et je deviens rapidement un des moniteurs, un des cadres.

Joussellin se dit qu’il y a un certain nombre d’enfants qui sont en danger ou dont les familles ont déjà été inquiétées donc qu’il faut en mettre à l’abri en dehors de Paris. Il invente donc un camouflage. Il crée une association qui est censée organiser des colonies de vacances et former des cadres pour les colonies de vacances. Elle s’appelle le Comité Protestant des Colonies de Vacances, le CPCV, qui s’appelle maintenant Comité Protestant des Centres de Vacances. Plus personne maintenant ne doit savoir comment ça a commencé, ce n’est pas du tout la formation de cadres qui importe, c’était la devanture, hein…

Il ouvre une première maison à Gouvieux dans l’Oise, pas très loin de Chantilly. Il y a des enfants qui sont à l’année là-bas, et quand Renée Joussellin vous parle d’un enfant qu’elle est allée chercher, c’est probablement là pour le ramener à Paris.

Je commence donc à faire des camps avec eux et, on arrive rapidement à l’année 44 où les choses s’accélèrent. Il y a partout l’Allemagne qui recule, il y a partout les Alliés qui avancent, le débarquement, etc. On sent que ça devient un peu « chaud ». Alors, Joussellin nous dit : « Écoutez, on ne sait jamais ce qui peut arriver, alors quand vous arrivez à la “ La Maison Verte ”, regardez à telle fenêtre, s’il y a un chiffon qui est accroché à la rembarde, ça veut dire qu’il ne faut pas rentrer ». Je n’ai jamais vu le chiffon. Tant mieux, tant mieux !

Nous arrivons à l’époque de l’été. Le débarquement a eu lieu, les choses s’accélèrent. Joussellin pense qu’il vaut mieux faire partir le maximum des enfants que nous avons, dans un centre de vacances où ils seront quand même un peu plus à l’abri.

Il pense à un château complètement délabré, qui se trouve à Verberie, pas loin de Compiègne et qui est un ancien centre de cadres du scoutisme français. On lui prête cette maison-là, qui est vraiment, alors je ne sais pas dans quel état, car pendant des années, elle a été inutilisée.

Le confort est ultra spartiate et le matériel vraiment de bric et de broc, mais il y a ce château et il y a un immense parc, pas entretenu mais pour des enfants, c’est une merveille ! Et puis il y a des grands espaces où on peut planter des tentes, avoir des lieux de rassemblements, des aires de jeux, un grand tulipier, à côté duquel on hisse le drapeau français et on fait les rassemblements qui inaugurent chaque journée, sans chanter « Maréchal, nous voilà », ça, c’est sûr.

On est dans un centre où il y a une bonne centaine d’enfants et où il doit y avoir 70 ou 80 enfants juifs. Il faut tous les nourrir. Et là, je sais que Joussellin a un coup de culot, il va à la mairie du 18e, voir le maire nommé par les autorités de Vichy, et lui dit : « Monsieur, j’ai quelque chose à vous demander. Ou bien vous m’arrêtez, ou bien vous accédez à ma demande. J’ai besoin de 100 cartes d’alimentation pour des enfants juifs. » Et il a ses 100 cartes.

Donc on a les cartes d’alimentation. Vous n’avez pas connu cette époque-là, il y a un certain nombre de cases en bas, qui sont marquées avec des lettres selon les distributions, on dit: tel truc peut servir à ceci ou à cela, et il y a parmi nous un gars qui est d’origine anglaise et qui est dégourdi. Il a l’idée de gratter les lettres, et avec de la « patato-gravure », de les transformer en cartes de pain de 350 g. C’est-à-dire le maximum qu’un ticket peut donner. Alors avec ça, on va dans une des boulangeries aux alentours de Cappy, on met la carte sur le comptoir, vous savez, y a toujours un peu de farine, et on passe…

Les cartes d’alimentation ramènent pas mal de pain, heureusement, parce que l’alimentation est difficile. Je me souviens que pendant plusieurs semaines, on mange des espèces de haricots rouges, des espèces de fèvettes, des choses comme ça…

Il nous arrive de ramasser des escargots, de les mettre sur des braises et de manger les escargots comme ça parce qu’on a faim.

Donc, il y a ce rassemblement d’enfants, il n’y a pas que des enfants juifs, mais enfin il y en a quand même pas mal, qui viennent directement de l’étranger Je me souviens d’un qui ne parle qu’allemand avec sa mère. Il sait parler avec elle mais il ne sait pas écrire, alors je lui écris ses lettres. Et ça commence toujours par « Devant nous, il y a un merveilleux panorama. », et puis après ça, on invente le reste de la lettre.

On fait des grands jeux, alors là, le parc est merveilleux, on fait des grandes sorties, en dehors du lieu. Ça dure trois mois, cette colonie de vacances. Trois mois, sachant qu’autour de nous, il se passe beaucoup de choses, et que l’enjeu est quand même grave, donc, de temps en temps, il faut faire en sorte que la soupape s’ouvre un petit peu. Alors on fait des grands jeux, des grands jeux de pistes où il y a des choses à aller chercher chez l’habitant, avec tout un circuit dans les environs.

On fait, je me souviens, une grande sortie dans la forêt de Compiègne, et c’est pas loin du camp de Royallieu, et au moment où nous faisons cette sortie, on ne le sait pas mais il y a une évasion de plusieurs dizaines de gars de Royallieu et les allemands qui les pourchassent. Et nous, on est au milieu de tout ça, complètement inconscients, ravis de voir la forêt au petit matin, de voir les grandes toiles d’araignées qui scintillent avec la rosée… C’est d’une grande beauté.

On va passer une nuit chez un « parpaillot » qui habite dans ce coin-là et qui nous permet de nous installer autour de sa maison. On couche à la belle étoile et on rentre absolument ravi…

Ça, ça dure jusqu’à la fin août et, la veille de la libération, y a un détachement de la « flak artillerie », l’artillerie antiaérienne allemande, qui est en retraite, qui passe et qui s’installe au milieu de nous, au château de Cappy. Bon, ils n’ont pas l’intention de s’attarder, mais enfin…

Il y a un lieutenant qui commande ce détachement et c’est la directrice adjointe, qui est une juive autrichienne, qui parle donc un allemand tout-à-fait comme il faut, qui lui explique qu’il y a des enfants qui sont là, que avec tout ce qui se passe, la guerre, les bombardements, c’est bien de les mettre à la campagne, etc. Le lieutenant allemand lui dit : « Vous savez, moi, les juifs, je les reconnais à 10 km par temps de brouillard ».

Ce détachement passe et fiche le camp, je ne sais pas jusqu’où il peut aller, parce que le lendemain, les américains arrivent et on fait vraiment la fête, ça c’est sûr ! Avec une soirée pendant laquelle le patron, Joussellin, nous réunit, tous les cadres, et nous lit un texte des épitres de Paul où Paul dit « qu’il n’a perdu aucun de ceux que Dieu lui a donnés ». C’est vrai qu’il n’y en a aucun qui a été perdu, c’est… pour nous, c’est très émouvant, tout ça !

Et puis après ça, il y aura des fêtes avec tous les résistants qui apparaîtront, opportunément à cette époque-là, certains seront authentiques et d’autres un peu moins… un peu « léger », comme passé de résistant, bon, il y aura là aussi des manifestations aux monuments aux morts un peu partout. Comme Joussellin est pasteur, il sera amené à prendre la parole, et tout et tout.

Un jour, il s’est mis à jouer, parce qu’il y avait beaucoup de déchets des américains et en particulier, il y avait des fusées et il a eu « l’excellente idée » de décortiquer les fusées, de faire sortir la poudre et puis il s’est dit que ce qui ne brûle pas, c’est quand même moins intéressant. Il a mis le reste au feu, ça a fait une très belle flamme avec laquelle il s’est brûlé les deux mains et s’est retrouvé pendant quelques jours avec des pansements aux deux mains ! C’était digne de l’inconscience qu’il fallait…

Donc, l’affaire c’est terminée de cette manière-là. Beaucoup ont eu la chance de retrouver leurs parents et d’autres pas. Nous sommes restés en contact avec pas mal de ces enfants qui sont devenus des pères et mères de familles.

Nous nous sommes retrouvés quelques années après avec certains d’entre eux au château, juste avant que Cappy ne soit définitivement vendu pour je ne sais pas quel devenir, on a évoqué comme ça des tas de souvenirs, et on est resté affectivement très liés avec beaucoup d’entre eux.

Sauf… qu’il y a Israël… et la politique du gouvernement israélien… on ne peut pas émettre une critique parce que émotionnellement, ce qu’ils ont vécu fait qu’ils ne peuvent qu’être inconditionnels du soutien d’Israël. Mais alors ça, on s’aime bien mais il y a un tas de choses dont on ne peut plus parler…

Jacques Walter, « Rama »

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