Rechercher

1944 : Francis NAVES – Lézard tenace – jeune éclaireur résistant et son père.

Raconté par Nelly Gibaja

Sources :

  • Entretien avec Nelly Gibaja (commentaires en italiques)
  • Présentation lors de la Journée de la Mémoire décentralisée à Toulouse en 2014
  • Site : histoire du scoutisme laïque 
  • Site : maitron.fr/spip.php 

Francis Naves, né le 19 décembre 1926 à Montpellier. Louveteau – Meute du Houx, Paris – Montaigne attaché au Lycée Louis-le-Grand. Il arrive à Toulouse en 1937.  Totem : Lézard Tenace.

« Entre l’Automne 1940 et l’hiver 1941, on est passé (aux E.D.F) du grand chapeau au béret, je ne sais pas pourquoi, peut-être cela faisait trop anglo-américain ?  L’insigne aussi a changé. Francis Naves (13 ans) n’a pas eu conscience, de la création du Scoutisme Français en novembre 1940, ni du passage des EDF de Fédération à Association Nationale – A.G. décembre 40 – statuts janvier 41.

Un autre éclaireur était aussi mon voisin, fils de l’ancien maire de Toulouse Antoine Ellen-Prévot. C’était un grand gaillard costaud totémisé « Diplodocus ».  Il sculptait des têtes de bois pour des marionnettes à gaine. On a fait un camp itinérant de marionnettes dans le Tarn en juillet 1941. Je l’ai perdu de vue fin 41. Je suis passé Routier, ça devait être en 42.  Je pense que je ne suis plus allé aux Éclaireurs en fin 43… Pour moi, les éclaireurs, c’était mon enfance, mais j’avais plusieurs vies en même temps. Aux Éclaireurs de France, je ne me souviens pas d’avoir entendu parler de politique quelle qu’elle soit.

Le 3 septembre 1939, le tocsin (il prononce distinctement toc-sin), je l’ai entendu ! Impressionnant ! 
Après le 10 juillet 40 (vote des pleins pouvoirs à Pétain). Il n’y avait plus de République !   On ignorait absolument l’existence de De Gaulle ; une propagande énorme : des portraits de Pétain sur tous les murs, dans toutes les vitrines des commerçants. Une seule boutique de Toulouse où il n’y avait pas le portrait de Pétain, la librairie Trentin, rue du Languedoc, tenue par Sylvio Trentin, exilé anti-fasciste italien, professeur de droit en Université. Dès 1921, il s’est opposé au fascisme, a refusé la dictature de Mussolini. Il s’est exilé en France en février 1926. 

Dans les caves du 3 rue Maletache à Toulouse, où nous habitions, fondation avec quelques copains de la «Ligue de la liberté » LDL, c’est un nom un peu ronflant. On ne pouvait pas faire grand chose … on pouvait lacérer les affiches de Pétain. Très belles affiche, avec en dessous «Révolution Nationale». Je sortais, clandestinement de mes parents, certaines nuits. Et les gens du quartier nous poursuivaient. C’est pour vous dire que Pétain était populaire. Il y avait un côté jeu : ça nous plaisait bien de combattre l’autorité, c’était une façon de s’opposer ou de faire quelque chose.

Pétain ne me plaisait pas : on n’avait pas envie d’être d’accord avec ce type-là, qui acceptait et faisait accepter la défaite. À la rentrée, au lycée, le Proviseur, M. Pinard, a imposé le garde-à-vous matinal, dans la cour, pour la levée des couleurs.
Le 11 novembre 42, les Allemands entrent en zone libre. Avec d’autres copains du Lycée de garçons (actuel Lycée Fermat) et d’amis extérieurs (École hôtelière) nous créons le G.I.F. (Groupe Insurrectionnel Français), ça devenait un peu plus sérieux : on dessinait des croix de Lorraine sur les murs, on se considérait comme gaullistes. Impression et distribution de tracts, destruction des portraits de Pétain dans le lycée, attaque de Francistes distributeurs de journaux collabos, graffitis. On avait quatre équipes volantes de 3 membres ayant pris les noms de militaires français qui s’étaient illustrés : Giraud, Kœnig, … (je ne me souviens pas des deux autres). Mais le 10 décembre 1942, vers 23 heures, rue des Arts, on a été encerclés par la police française. On a été transportés au commissariat, passés à tabac par le commissaire Fournera, je m’en souviens bien, puis à la prison Saint Michel.

D’après les rapports de l’époque, les tracts sont donnés comme «communistes», les inscriptions «gaullistes» et tout ce «dérèglement» était le «fruit des conseils lamentables de la radio étrangère». Lors du premier procès, ils furent acquittés par le président du tribunal des enfants car «ayant agi sans discernement».  Le Procureur fit appel, et en présence des parents civilement responsables, ils furent condamnés le 15 janvier 43 par la cour d’appel à 4 à 8 jours de prison et 500 à 1000 francs d’amendes, pour dégradation de monuments publics.

La lettre du Procureur de la République au Recteur de l’Académie de Toulouse du 14 décembre 42 donnait comme chefs d’accusation : «publication de nature à porter atteinte au moral des populations» et «manifestations et activités antigouvernementales».

Nous avons été exclus du lycée. Je devais passer la première partie du bac en juin 43. J’ai étudié à la maison. J’ai eu des cours par un collègue de mon père, professeur d’anglais à la faculté, pas seulement des cours d’Anglais. C’était Paul Dottin, Doyen de l’Université de Toulouse, professeur d’Anglais, résistant avec Raymond Naves, et qui avait été membre de la direction des EDF de Toulouse de 1927 à 1940.

À la rentrée suivante, je suis allé au Lycée de Montauban. Mais là encore, avant la fin du premier trimestre, le Proviseur, M. Poussière, me mis à la porte du Lycée, à nouveau pour distribution de tracts. C’était l’année 44, celle du bac.

Mon père a fait partie de la Résistance, je pense dès 1941. Il était au Parti Socialiste (SFIO). C’est une époque de déchirement pour tout le monde dans les familles, dans les familles politiques !… Le maire de Toulouse Ellen – Prévot, Socialiste SFIO, a collaboré avec Vichy (fit voter à l’unanimité l’allégeance à Pétain par son Conseil municipal). C’était le père de « Diplo » dont j’ai parlé, qui (lui) est entré dans la Milice. Le mouvement pacifiste du «Plus jamais ça», dont mon père était, en a pris un coup. Mon père était entré au Parti Socialiste pour et pendant Le Front Populaire. Il était à présent du côté du parti socialiste résistant. Il était reconnu par la Résistance puisqu’elle l’avait choisi comme Maire de transition pour Toulouse à la Libération. 

Francis NAVES ne confirme pas ce qui est dit d’avoir été agent de liaison pour son père. Il ne lui a jamais demandé d’action en rapport à son engagement à lui. Il dit n’être jamais allé à Marseille et donc il n’a jamais vu Gaston DEFFERRE. Sa mère est allée une fois à Marseille, il ne sait pas pourquoi.

Raymond Naves a été arrêté le 24 février 1944, par la Gestapo, devant la Faculté des lettres de Toulouse, sur le trottoir (…) ses amis lui disaient : « Il ne faut plus continuer les cours, c’est trop dangereux. » Mais lui, il y tenait, il (…) ne voulait pas laisser tomber ses élèves, il disait : « Je partirai après l’agrégation.  Un naïf, c’est sûr ! »

Mon père a été interné à la prison Saint Michel puis déporté au camp de Compiègne, convoi du 27 avril 1944. Le chef du camp de Buchenwald a refusé d’accueillir le convoi. L’Allemagne était bombardée constamment, par les Anglais et les Américains. Et donc le convoi a continué jusqu’en Pologne. Mon père est mort à Auschwitz, autour du 15 mai. Il aurait eu la diphtérie. C’est Dauriac qui a confirmé le décès à son retour en 45.

Moi j’ai failli être arrêté. Des miliciens sont venus pour m’arrêter en mai 44. On sonne à la porte, ma mère va ouvrir. J’étais en train de manger, je crie de loin, : «Francis est à côté, chez les Coste» (c’étaient les voisins). Incroyable ! Ils ont cru ce que je disais ! Je saute par la fenêtre, je traverse le jardin, j’escalade le grillage (un grillage qui devait faire 2 m de haut) sans aucun problème… avec une facilité !  Et je me suis retrouvé dans la rue de l’autre côté, à courir partout, jusqu’à la Côte Pavée où je connaissais un boulanger qui était résistant. J’étais pieds nus : j’avais perdu mes sandales. Il m’a donné des chaussures et après il a trouvé à me loger. Le boulanger de la Côte pavée… je regrette de ne pas me souvenir même de son nom !Je me suis réfugié chez des amis, dans le Tarn, à Lavaur. J’ai passé (le bac) clandestinement grâce à des amis résistants de Castres. On avait tout un réseau. Mon nom de code était «Lacerte», traduction du totem Lézard. 

J’ai fait quelques allers-retours vers le maquis de la Montagne. Notamment j’ai transporté un pistolet-mitrailleur anglais, le Sten, en pièces détachées, comme ça dans ma sacoche. Et du ravitaillement. Et notamment un lot de chaussures, genre godillots, dépareillés, qu’on leur avait donné ! Dans le maquis, ils n’avaient rien à se mettre aux pieds.  À Toulouse, j’étais là au moment des combats de rue. On ne peut pas dire que nous les avons chassés, ils se sont repliés d’eux-mêmes, ils risquaient l’encerclement.

Le milieu familial a beaucoup joué, c’est sûr, sur mon engagement. Mon père, mon grand-père aussi, François Naves, qui était conseiller municipal socialiste à Toulouse, très engagé pour aider les républicains espagnols. Ça fait partie de ma vie, la guerre d’Espagne… Tous les matins, je regardais la ligne du front dans La Dépêche à Toulouse. Après, on a aidé les réfugiés espagnols de l’armée, c’était en janvier 39, une prise de conscience, c’était déjà le fascisme.  Donc en 1940, il n’y avait aucun doute possible »

«Nous avançons à chaque instant dans l’inconnu, le monde est créé par notre approche, nous sommes libres.»

Dans l’ouvrage qu’il a dédié à son père, Écologie globale (Préparatifs pour une) Ed Caetera, 1989, Francis Naves révise le rapport à « la nature » et en questionnant l’Insupportable Prétention Humaine (I.P.H). Le chapitre «Le dragon d’Ingres» p 121 à 134, traite des rapports hommes – animaux, et entre les humains.  Notre manière de considérer la mort, les souffrances infligées, les crimes de guerre et ceux contre l’humanité, les catégories de déportés avec l’adoption du critère racial nazi pour distinguer Juifs et non – Juifs. Il se demande s’il ne faudrait-il pas unir les déportés, tous les déportés… Il dit : «Ce n’est pas l’humanité qui souffre et qui meurt mais les individus qui la composent.»