… dans le parcours formateur proposé par le scoutisme
Le système des équipes, outil de participation et d’émancipation
Dominique Bénard, ancien Commissaire Général des Scouts de France, ancien Directeur des Méthodes éducatives et Secrétaire Général Adjoint au Bureau Mondial du Scoutisme
Je voudrais féliciter les organisateurs de cette journée pour avoir choisi d’aborder le thème du système des équipes, un des outils clés de la méthode scoute.
1. Contresens et confusions
Le système des équipes, pourtant, a été souvent et est toujours l’objet de confusions et de contresens. J’ai pu en juger en tant que Directeur des Méthodes Educatives au Bureau Mondial du Scoutisme.
Je vais donc tenter, sous votre contrôle, de montrer la véritable fonction du système des équipes et comment sa mise en œuvre est un indicateur clé de la qualité du Scoutisme pratiqué par une association.
Un système de travail en petits groupes
Dans un certain nombre d’associations, le système des équipes est mal compris et pauvrement mis en œuvre. Il est souvent décrit, dans la littérature du Mouvement, comme un « système de travail en petits groupes ». Il suffirait donc, pour le mettre en œuvre, de répartir les jeunes en petits groupes pour la réalisation des activités et des jeux, comme on le fait dans la pratique sportive. C’est une définition minimaliste qui ne rend pas compte de la richesse éducative du système des équipes.
Un système de contrôle pyramidal
Dans d’autres associations, notamment celles qui se référent au Scoutisme dit « traditionnel », le système des équipes est complètement perverti. Alors qu’il est fondamentalement, nous le verrons, un système de participation des jeunes aux prises de décision, on en fait un système pyramidal de contrôle des jeunes, où les chefs d’équipe jouent le rôle de petits « sous-officers » chargés de faire passer les consignes des responsables adultes.
L’abandon du système des équipes
Ces contresens et ces incompréhensions ont amené d’autres associations à tout simplement abandonner le système des équipes en le jugeant anachronique et dépassé. Dans ces associations, les unités se limitent souvent à un petit groupe de 10 à 15 membres dont le responsable adulte est l’animateur direct.
2. Les caractéristiques du système des équipes
Essayons donc d’identifier les caractéristiques véritables du système des équipes. C’est la deuxième partie de mon exposé.
Des groupes de pairs
Sa première caractéristique est de mettre en avant l’importance des groupes de pairs. Baden-Powell avait déjà noté que les petites bandes de copains et de copines sont la forme d’organisation naturelle des enfants et des adolescents.
Pour qu’il y ait véritablement groupe de pairs, il faut que les jeunes soient regroupés par tranche d’âge. Une différence d’âge de quelques années doit exister entre les plus âgés et les plus jeunes, afin de permettre un transfert de l’expérience, mais elle ne doit pas être trop grande de manière à garantir l’existence de centres d’intérêts communs.
Un choix réciproque
L’animateur adulte doit résister à la tentation de constituer lui-même les équipes. Pour qu’elles possèdent une dynamique interne, les membres doivent se choisir sur la base d’affinités mutuelles. De même l’animateur de l’équipe doit être choisi par ses coéquipiers, ce qui ne dispense pas l’adulte d’intervenir pour expliquer le rôle de l’animateur d’équipe et les compétences exigées.
Une stabilité suffisante
Enfin les équipes ne doivent pas être des groupes éphémères qui changent d’une activité à l’autre.
Une stabilité est nécessaire pour assurer la cohésion de l’équipe et répondre aux besoins des jeunes : besoin d’appartenance, besoin d’amitié et de partage, besoin de liberté pour décider ensemble, besoin d’être stimulés les uns par les autres.
Un tutorat réciproque
Un des éléments essentiels du système des équipes, c’est le tutorat de pair à pair ou le tutorat réciproque permis par le partage des rôles au sein de l’équipe. Il est faux de penser que seuls les adultes peuvent enseigner les jeunes. Dans un groupe de pairs, les jeunes apprennent les uns des autres encore plus facilement car ils possèdent un langage commun et se sentent libres d’échanger des opinions, des questions et de risquer des solutions non testées. Le premier tuteur pair est bien entendu l’animateur d’équipe ou chef d’équipe.
Le dialogue
Une autre caractéristique essentielle du système des équipes, c’est l’existence d’un dialogue entre les jeunes et les adultes. Le dialogue, (dia + logos) « la parole entre nous ». Comme nous le verrons le dialogue est facilité par les institutions du système des équipes, mais il est d’abord établi par une relation de réciprocité et de confiance entre l’adulte et les jeunes.
Lorsque Célestin Freinet arrivait dans une nouvelle classe, on dit que son premier geste était de supprimer l’estrade sur laquelle était placé le bureau du maître afin de se trouver de plain-pied avec les élèves. Baden-Powell exprime le même souci en écrivant que le chef scout ne doit être ni un maître d’école, ni un officier de troupe, ni un prêtre, ni un moniteur. Il faut, dit-il, qu’il se mette sur le même plan que les jeunes et qu’il parle leur langage. C’est la condition sine qua non de l’établissement du dialogue.
Dans le dialogue, s’établit peu à peu une relation de réciprocité, un partenariat entre les jeunes et les adultes. L’animateur adulte accepte d’apprendre des jeunes aussi bien que les jeunes apprennent de lui. Il est moins attaché à transmettre un savoir qu’à créer les conditions pour que les jeunes, avec lui, se lancent à conquête du savoir, à travers l’expérience.
L’expérience
Le Scoutisme est une éducation active, une éducation par l’action et la réflexion (la praxis de Paulo Freire), par l’expérience (le tâtonnement expérimental de Célestin Freinet). Comme nous le verrons, le système des équipes permet l’expression des centres d’intérêt et l’émergence de nouveaux champs d’expérience. Ce que certaines associations appellent la pédagogie du projet n’est rien d’autre que la conséquence d’une bonne application du système des équipes.
La coopération
Enfin, le système des équipes favorise évidemment la coopération entre les jeunes : coopération au sein des équipes et coopération entre les équipes. Or les sciences de l’éducation ont montré que l’apprentissage le plus efficace est atteint par la coopération au sein d’un groupe.
Ce schéma montre le double cycle d’apprentissage qui s’établit dans la coopération. On apprend naturellement en passant de l’action à la réflexion, mais dans le travail en groupe la phase de réflexion s’élargit et donne naissance à un cycle secondaire. Les autres nous poussent à reconsidérer nos modèles mentaux et à reconnecter notre expérience actuelle avec nos expériences passées et celles des autres. Nous pouvons ainsi placer notre réflexion dans un nouveau cadre, accéder à la méta-réflexion (réflexion sur notre mode de réflexion) et trouver des solutions plus créatives ou construire des concepts.
Cycle d’apprentissage primaire et cycle d’apprentissage secondaire
Un psychologue russe, Lev Vygotski a montré que le développement de l’enfant ne procède pas, comme on le croit spontanément de l’individuel au social, mais plutôt du social à l’individuel. L’enfant est d’abord capable d’accomplir des tâches difficiles avec l’aide des autres avant de pouvoir les accomplir seul. Vygotski identifie une zone de développement proximal – celle où nous savons faire une tâche avec l’aide des autres – et préconise aux éducateurs de se concentrer sur cette zone pour favoriser les apprentissages.
La zone de développement proximal de Lev Vygotski
3. Un cadre de participation et d’émancipation
Le système des équipes est donc un puissant moteur d’apprentissage par le triptyque dialogue / expérience / coopération, mais c’est aussi un cadre sans pareil de participation des jeunes et d’émancipation. C’est la troisième partie de mon exposé.
Que nous dit Baden-Powell à propos du système des équipes ?
C’est l’aspect essentiel du Scoutisme, celui qui le différencie des autres formes d’éducation.
Son but est de donner une responsabilité réelle au plus grand nombre possible de jeunes, et de montrer à chaque jeune qu’il joue un rôle essentiel pour le bien de son équipe et pour le bien de l’unité scoute. Il s’agit bien de participation.
Un effort coopératif
Toutes ces citations sont extraites du Guide du Chef Éclaireur, la traduction française de « Aids to Scoutmasterhip », le petit livre dans lequel B.-P. explique la pédagogie du Scoutisme. Or, la traduction française d’une phrase clé est erronée. B.-P. écrit « It is the patrol system that makes the Troop, and all scouting for that matter, a real co-operative effort. » « Co-operative effort » est traduit en français par « effort communautaire ». C’est un contresens, B.-P. parle bien ici d’effort coopératif.
Des institutions
Le système des équipes met en place dans l’unité scoute quatre institutions que l’on retrouve dans toute organisation coopérative :
– des équipes,
– un conseil exécutif,
– une assemblée délibérative,
– une loi et des règles.
Ces institutions offrent un cadre qui évite à l’adulte de tomber dans l’autoritarisme, le laisser-faire ou la manipulation.
Une république de jeunes
On peut aussi comparer ce système institutionnel à une petite république de jeunes avec
– ses communautés locales – les équipes où l’on vit et agit ensemble en partageant les rôles et en s’entraidant pour apprendre ;
– son gouvernement, le conseil exécutif formé par les responsables adultes et les animateurs d’équipe, dont le rôle et d’organiser, de planifier et de gérer les activités ;
– son parlement, l’assemblée de tous les éclaireurs et éclaireuses où se prennent les grandes décisions : choix des activités, détermination des objectifs, évaluation des activités et de la vie du groupe, établissement de règles collectives ;
– enfin, ses valeurs fondamentales, la Loi, que l’on utilisera comme référence pour évaluer la vie du groupe et établir des règles collectives.
Faire des jeunes les acteurs de leur développement
Le système des équipes amène les jeunes à être pleinement acteurs dans la détermination d’objectifs personnels et collectifs de progression, le choix des activités et leur planification, la détermination de règles de vie à la lumière des valeurs exprimées par la loi, l’évaluation des activités et de la réalisation des objectifs éducatifs. On n’est plus seulement au niveau d’une pédagogie du projet, on est au niveau d’une pédagogie coopérative. Grâce au système des équipes, l’unité scoute devient une coopérative éducative où les jeunes prennent en mains leur propre développement.
Le cycle de programme
Ceci est tout à fait perceptible dans la méthode du cycle de programme inventé par mon ami Gerardo Gonzalez, ancien directeur de la région interaméricaine du Scoutisme.
On peut présenter le cycle de développement comme un moteur à trois temps où toutes les institutions du système de équipes sont pleinement engagées.
Le premier temps, c’est l’évaluation du cycle de programme précédent. Chaque équipe évalue pour son propre compte les résultats obtenus :
– comment les activités ont-elles été vécues ?
– quelles compétences nouvelles avons-nous acquises ?
– les règles collectives ont-elles été respectées ?
– chaque équipe partage avec les autres son évaluation à la réunion de l’Assemblée.
On en tire une sorte de diagnostic de la vie et de la progression du groupe et de la progression de chacun. À partir de ce diagnostic, le conseil (les responsables adultes et les animateurs d’équipe) reconnaît les progrès réalisés par chacun dans sa progression personnelle et établit une proposition de programme pour le prochain cycle afin de poursuivre la progression personnelle et collective.
S’ouvre alors le second temps : le choix des activités pour le prochain cycle de programme : les quelques semaines ou les quelques mois à venir. Sur la base de la proposition de programme, chaque équipe se réunit et élabore des souhaits d’activités ou des projets à réaliser. Toutes ces idées sont partagées au cours d’une réunion de l’Assemblée, qui choisit une série d’activités à réaliser. Sur cette base, le conseil établit le plan d’action et le calendrier du prochain cycle.
Vient alors le temps de la réalisation à travers des ateliers d’acquisition de compétences, des activités d’équipe et des projets communs. Bien évidemment la mise en œuvre du cycle de programme est modulé suivant l’âge des enfants.
Les pédagogies coopératives
Lorsque l’on redécouvre tout le dynamisme et la valeur du système des équipes, on prend conscience du fait que le Scoutisme fait partie intégrante de la famille des pédagogies coopératives. Il est, dans le cadre de l’éducation non formelle (extra scolaire), ce qu’est la méthode Freinet, par exemple, dans le cadre de l’éducation formelle (l’école).
Dans la méthode Freinet, les mêmes institutions coopératives existent : les équipes avec les référents d’équipe, le conseil exécutif, l’assemblée délibérative, la loi et les règles de vie et même les brevets de compétence.
Le but des pédagogies coopératives, écrit Sylvain Connac est de « permettre aux enfants d’entrer dans des démarches de coopération, d’investir des espaces de liberté pour s’exercer à une forme évoluée de la démocratie prise sous l’angle de la fraternité ». C’est une belle définition.
Deux systèmes éducatifs
Baden-Powell parlait de deux systèmes d’éducation, l’éducation qui vise à faire s’exprimer la personnalité de chaque jeune et à lui permettre d’apprendre par lui-même, l’instruction qui consiste à imprimer pour faire entrer de force des connaissances dans l’esprit du jeune. Le Scoutisme, disait-il, cherche à exprimer, non à imprimer. Il s’agit bien d’une éducation libératrice, émancipatrice, rendue possible par le système des équipes.
Je terminerai par trois citations qui pourraient s’appliquer mot pour mot au Scoutisme.
La première est de Jean Piaget, le célèbre psychologue et pédagogue suisse, qui dans son livre « De la pédagogie » fait l’éloge de Baden-Powell et du Scoutisme. Il décrit bien la dynamique de la pédagogie coopérative.
« En élaborant eux-mêmes les lois qui règlementeront la discipline scolaire, en élisant eux-mêmes le gouvernement chargé d’exécuter ces lois et en constituant eux-mêmes le pouvoir judiciaire ayant pour fonction de réprimer les délits, les enfants acquièrent la possibilité d’apprendre par l’expérience ce que sont l’obéissance à la règle, l’attachement au groupe social et la responsabilité individuelle. » (Jean Piaget « De la pédagogie »)
La seconde citation est de Célestin Freinet, le génial pédagogue français. Si vous l’appliquez au Scoutisme, vous voyez que le titre de cette journée aurait pu être « Du système des équipes à l’engagement civique et à la participation sociale » :
« L’école coopérative c’est, au lieu de l’école assise, vivant dans le bourdonnement des vaines paroles, l’école active. C’est une école transformée politiquement où les enfants qui n’étaient rien sont devenus quelque chose, c’est l’école passée de la monarchie absolue à la république et où les enfants apprennent le jeu de nos institutions et s’exercent à la pratique de la liberté. C’est enfin l’école où l’instruction n’est plus le but exclusif, mais celle où l’on vise à former l’être pensant, qui sait écouter la voix de la raison, l’être moral et responsable, l’être social attaché tout autant à l’accomplissement de ses devoirs qu’à la revendication de ses droits. » (Célestin Freinet « Comment susciter le désir d’apprendre »)
La troisième citation est de Paulo Freire, le célèbre pédagogue brésilien. Il décrit magnifiquement les deux chemins possibles que peut prendre l’éducation.
« L’éducation fonctionne soit comme un instrument qui est utilisé pour faciliter l’intégration de la jeune génération et sa conformité à la logique du système actuel, ou bien elle devient une pratique libératrice, par laquelle les hommes et les femmes se confrontent à la réalité de manière critique et créative et découvrent comment participer à la transformation de leur monde. » (Paulo Freire « Pédagogie des opprimés »)
Il y a donc deux logiques éducatives, comme le disait Baden-Powell, celle de l’impression et de l’intégration des jeunes dans le système existant. C’est celui qu’ont choisi, parfois inconsciemment, les associations scoutes qui font du système des équipes un système pyramidal de contrôle des jeunes.
Et puis il y a la logique de l’expression, visant l’émancipation des jeunes. Il s’agit de mettre en place un cadre de participation des jeunes aux prises de décision et de partenariat jeunes-adultes, afin de permettre aux jeunes de se confronter à travers les activités aux réalités de manière critique et créative afin d’acquérir peu à peu les attitudes, les connaissances et les compétences pour être des acteurs de transformation sociale et de progrès dans le monde qui s’ouvre à eux.
Émancipation ou « empowerment », le but du Scoutisme :
Manucapare en latin signifie « prendre par la main » comme on le fait des enfants encore incapables de se conduire par eux-mêmes. Avec le « e » privatif, on obtient é-mancipation. Celui qui est émancipé, on n’a plus besoin de le prendre par la main, il est devenu autonome, il est capable de se diriger par lui-même dans la vie.
En anglais, l’équivalent d’émancipation c’est « empowerment », aider les jeunes à prendre conscience qu’ils ont en eux le pouvoir de se changer eux-mêmes et de changer les choses autour d’eux.
C’est bien le but du Scoutisme auquel nous croyons. Le système des équipes y joue un rôle crucial !