René Duphil, entré aux « Éclaireurs Gascons » dans les premières années du Scoutisme, raconte, dans les extraits d’enregistrements que nous avons sélectionnés, ce qu’ont été la vie et les actions des Éclaireurs de France pendant cette période.
Nous avons également repris, de la plaquette qui lui a été consacrée, le témoignage d’une « petite fille juive » hébergée par les Duphil, ainsi que sa sœur, hébergée par les François dans les communs du pavillon Sévigné qui abritait, par ailleurs, les services du chef de l’État.
René Duphil a franchi toutes les étapes du Mouvement aux plans local, départemental et régional, en particulier avec Pierre Déjean, avant de rejoindre André Lefèvre – Vieux Castor – à l’échelon national. Il a fait partie de l’équipe nationale pendant la guerre, à Vichy, avant de prendre la succession de Pierre François comme Commissaire Général.
Documents et témoignage recueillis pour la plaquette « René Duphil, acteur et témoin de son temps »
La période de l’Occupation
« Très vite, il a fallu trouver, pour le Scoutisme, une organisation nouvelle. Beaucoup de cadres avaient été mobilisés et étaient prisonniers, le relais a été pris par parents et épouses qui ont permis de reconstituer une armature pour les associations dans des conditions plutôt difficiles.
Le bureau interfédéral, constitué sous le nom de Scoutisme Français, s’est installé à Vichy, près des organismes de tutelle. Il regroupait les deux associations féminines et trois masculines ; les Éclaireurs Israélites, interdits, continuaient d’exister mais camouflés. Le Scoutisme a beaucoup travaillé, non pas dans un esprit de collaboration, mais dans le but d’agir pour la jeunesse. Les effectifs des E.D.F. ont d’ailleurs beaucoup augmenté.
Nous nous sommes appuyés sur l’enseignement, qui nous a fourni des cadres, et sur les structures régionales et départementales. L’occupant et le gouvernement avaient imposé de se séparer des Juifs et des Francs-Maçons ; ça a été un choc très fort pour les E.D.F. car c’était une atteinte à leur laïcité. Résister à cette obligation aurait conduit à disparaître, nous avons donc accepté ces contraintes en nous organisant pour conserver nos membres.
Au plan gouvernemental, il y avait un fort désir de faire quelque chose pour la Jeunesse, qui était la charge d’un Haut-Commissaire et de Directeurs. Des moyens importants ont été donnés aux associations, sous forme de subventions ou d’attributions de matériel, mais également d’affectation d’instituteurs (sous une forme différente des détachements actuels) et de jeunes officiers démobilisés, qui restaient sur le carreau. Nous n’avons pas eu de problème d’état d’esprit de leur part, ni de réaction de type « mécanique militaire »…
Les facilités reçues nous ont permis de financer notre fonctionnement et nos activités, nos revues, notre matériel.
Pour le matériel, les associations ont créé deux magasins regroupant, d’une part les associations catholiques, d’autre part la F.F.E., les E.U., les E.D.F. et les E.I. camouflés. Notre magasin, la Maison de l’Éclaireur, était installé à Lyon dans un ancien magasin de soieries près des Terreaux. Il a fonctionné à partir de Pâques 1941. Il était animé par cinq personnes : Hélène Butte pour la F.F.E. et moi-même pour les E.D.F. en assurions la responsabilité, assistés d’un directeur commercial issu des E.U., d’un directeur technique issu des E.I. et d’un comptable issu des E.D.F.. Le directeur technique, Monsieur Lévy, n’a pas été caché, sauf lors d’une visite de deux « messieurs » venus consulter le registre du personnel (sur lequel il ne figurait pas) pendant qu’il était enfermé dans un bureau.
Nous avons reçu d’importantes attributions de matériel, dont certaines un peu bizarres : par exemple, plusieurs centaines de mètres de rayonne bleu marine, ou de la toile de tente difficile à utiliser car nous n’avions pas les moyens de confection adaptés. Ou encore quelques milliers de paires de chaussures qui nous avaient été attribués par un coup de fil un soir vers 17 heures et qu’il fallait enlever avant minuit : elles se sont avérées dépareillées, de tailles, modèles, formes, semelles … différents, et nous avons passé de nombreuses nuits à reconstruire les paires ! Nous avons pensé qu’il s’agissait, pour l’organisme donateur, de soustraire ce trésor à l’occupant … Par la suite, le magasin a eu une activité clandestine importante, en aidant à l’obtention de faux papiers ou en camouflant des jeunes concernés par le service du travail obligatoire. À Lyon comme à Vichy, nous avons également camouflé des familles israélites, nous en avons aidé à échapper aux rafles en les avertissant et en les dispersant lorsque nous étions informés.
À Vichy, nous étions à l’écoute de ce qui se passait, mais nous n’avons jamais été des acteurs de la collaboration – sauf peut-être quelques-uns à titre individuel, mais c’était une infime minorité. Il y a eu effectivement quelques tentatives du Gouvernement pour créer un mouvement unique, mais nous n’avons jamais accepté une mainmise sur nos activités : les Compagnons de France ont été animés au départ par des cadres du Scoutisme, mais très peu venaient des E.D.F..
L’emprise des services gouvernementaux de la Jeunesse était plus spectaculaire que réelle. De même en ce qui concerne le centre d’Uriage, conçu à l’origine à partir d’une idée généreuse mais devenu rapidement un moyen de former des cadres dans l’esprit de la Révolution Nationale : très vite il est apparu que c’était une fausse route et le centre a été supprimé par Laval vers 1942. Beaucoup de ses cadres se sont tournés vers la Résistance.
Le Scoutisme n’a pas joué avec Vichy ; ses relations avec Pétain et son entourage étaient limitées. Ayant joué un grand rôle pendant la période de guerre et l’armistice, il a eu droit à la reconnaissance du pouvoir et à la Francisque, que, à ma connaissance, nous n’avons pas sollicitée mais qu’il était impossible de refuser.
En ce qui concerne Pétain, le Général Lafont, Président du Scoutisme Français, qui avait pris sa retraite avec 4 étoiles comme commandant la région militaire de Bordeaux, le connaissait bien et en avait une opinion plutôt piètre … Nous n’avons jamais été à la solde de qui que ce soit, nous avons fait, à notre niveau, de la résistance passive, et, dans l’association, de la résistance active, qui était évidemment difficile surtout en zone occupée.
A posteriori, il semble que notre action a été insuffisante, il nous aurait fallu être mieux organisés et, peut-être, plus courageux. Mais nous vivions surtout en milieu fermé et l’atmosphère de Vichy était souvent irrespirable, nous étions très absorbés par le travail mais dans une réelle ambiance d’amitié, de cordialité et de désir d’aider.
J’ai déjà dit, également, que cette période avait été, pour toutes les associations, une période de réflexion et de recherche : les S.D.F. se sont tournés vers un approfondissement de la religion ; nous avons tous ressenti le besoin de manifester une certaine forme, passive, d’opposition à l’occupant, au cours de nos camps camouflés en région parisienne ou du côté de Vichy, par exemple en installant un mât aux couleurs, en faisant l’appel des absents, etc… »