2013 : Hélène Mouchard-Zay évoque le passage…

Lun24Mar201409:08

2013 : Hélène Mouchard-Zay évoque le passage…


… « de la mémoire à l'Histoire ».

 

 

Extrait des « Actes » de la Journée de la mémoire du scoutisme laïque, le 30 novembre 2013 à Paris.

 

Hélène MOUCHARD-ZAY

Présidente du Centre d’études et de recherche

sur les camps d’internement du Loiret

Présidente du « Mémorial des enfants du Vel d’Hiv »


Entre 1941 et 1943, dans deux petites communes du Loiret proches d’Orléans, Pithiviers et Beaune-la-Rolande, plus de 16 000 Juifs furent internés dans deux camps, puis de là déportés directement à Auschwitz-Birkenau, d’où l’immense majorité ne revint pas.


Les premiers (plus de 3 500) furent arrêtés lors de la première grande rafle de Juifs étrangers le 14 mai 1941. Arrachés brutalement à leurs familles, ils vont passer plus d’un an dans ces camps, dans l’ignorance totale de ce qui allait leur arriver, et dans l’angoisse pour leurs proches restés seuls à Paris, en proie aux persécutions qui s’abattaient jour après jour sur eux. Presque tous sont déportés en juin-juillet 1942 : trois convois partent alors directement vers Auschwitz-Birkenau.


Puis c’est le tour des femmes et des enfants, arrêtés lors de la rafle du 16 juillet 1942, dite rafle du Vel d’Hiv. Plus de 13 000 personnes sont arrêtées ce jour-là, dont une très grande majorité de femmes et d’enfants (plus de 4 000). Ils sont ensuite internés dans les deux camps de Pithiviers et Beaune-la-Rolande, dans des conditions inhumaines. Tout manque : nourriture, couvertures, vêtements, médicaments… Des épidémies se déclarent. Des enfants meurent.


Mais le pire est à venir. À la fin du mois de juillet, les mères sont déportées, après avoir été violemment séparées de leurs enfants. Quatre convois les emmènent vers Auschwitz. Les enfants restent seuls dans les camps, en proie à une détresse que chacun peut imaginer. Quelques semaines plus tard, ils sont déportés à leur tour vers Auschwitz-Birkenau : aucun ne reviendra.


Dans un troisième camp, à 20 kms d’Orléans, à Jargeau, des Tsiganes furent également internés, jusqu’en décembre 1945 : certes ils ne furent pas déportés, mais ils subirent un internement très long, très dur pour tous (le froid, la faim, les épidémies) – c’étaient en général des familles entières –, avec une mortalité très forte.


Le Musée-mémorial des enfants du Vel d’Hiv, que nous avons inauguré il y a maintenant presque 3 ans, le 27 janvier 2011, est ainsi consacré à la mémoire et à l’histoire de ces événements qui furent, comme le dit S. Klarsfeld, « le paroxysme de la solution finale en France ». Travail de mémoire, devoir d’histoire, devoir d’éducation : c’est ainsi que nous avons défini notre mission, toute entière dirigée vers les jeunes.


Travail de mémoire


Il est indispensable de rappeler inlassablement ce passé afin qu’il soit dans la mémoire de tous, et de garder vivante la mémoire de ceux qui en furent victimes.

Comment le faire ?


Il y a, d’abord et avant tout, les témoignages : personne n’ignore l’impact très important que peut avoir pour un jeune la rencontre avec un témoin, qui provoque souvent chez lui un choc, une véritable prise de conscience. Et je salue ici tous ceux qui, depuis tant d’années, témoignent douloureusement de ce qu’ils ont vécu.


Mais, on le sait, hélas viendra forcément un jour où il n’y aura plus de témoins directs, et où la génération directement touchée par cette période, celle qui n’a jamais oublié et qui n’oubliera jamais, ne sera plus là. On passera alors de la mémoire à l’histoire : c’est un enjeu essentiel, qui nécessite de notre part une réflexion approfondie, car en ce domaine rien ne va de soi.


Il y a les commémorations : elles sont indispensables, et l’émotion qui les accompagne est, elle aussi, nécessaire. Mais, on le sait, il ne suffit pas de commémorer, il ne suffit pas de convoquer l’émotion – dont on sait qu’elle peut s’effacer aussi rapidement qu’elle est venue –, ni d’invoquer le « plus jamais ça » dans des discours convenus. Car toute la question est de savoir comment nos sociétés peuvent se protéger du pire qui, comme le dit Primo Levi, « est advenu, et donc peut à nouveau advenir », savoir comment elles peuvent se prémunir du retour de telles catastrophes. Et pour cela, il faut tenter de comprendre comment de tels événements ont été possibles, comment on en est arrivé là. Quand je dis cela, je pense bien sûr au nazisme (comment les nazis ont-ils pu arriver au pouvoir, dans un des pays les plus cultivés au monde ?), mais je pense aussi à Vichy : comment notre pays, le pays des droits de l’homme, a-t-il pu s’effondrer dans un tel désastre, un tel déshonneur ?


Devoir d’histoire donc


Alors il faut faire de l’histoire. Il est indispensable d’enseigner l’histoire, pour comprendre l’implacable processus qui a mené à de tels événements : enseigner l’histoire, toute l’histoire, y compris celle de l’antisémitisme qui, on le sait, n’est pas né avec Hitler. Les nazis en effet, comme le dit l’historien Raoul Hilberg, n’ont fait que pousser jusqu’à son point extrême, jusqu’à sa réalisation extrême, une idéologie qui, de l’antijudaïsme à l’antisémitisme moderne, a radicalisé une haine mortelle. Il faut tenter de comprendre, avec toute la rigueur historique nécessaire, comment une telle catastrophe, véritable rupture dans l’histoire, a pu se produire, au cœur du 20e siècle européen, et comment, en France, un régime infâme a pu s’en rendre complice.


Mais on voit bien, là aussi, que la connaissance du passé ne suffit pas non plus. En effet, malgré tout le travail, de mémoire et d’histoire, qui s’est accompli dans nos pays et ailleurs, on a vu à nouveau un génocide se dérouler il n’y a pas si longtemps, cette fois-ci au vu et au su du monde entier : c’était au Rwanda, en 1994. Il y eut le Cambodge, le Darfour… Et d’autres massacres – je ne les citerai pas, il y en a eu beaucoup –, qui certes ont pu soulever l’indignation de ce qu’on appelle la communauté internationale, mais que personne n’a su, n’a pu ou n’a voulu empêcher. Il y en a encore. La connaissance du passé ne vaccine pas contre les rechutes mortelles.


Il ne suffit donc pas d’enseigner, il faut éduquer, pour former de futurs citoyens.

 

Là encore, rien ne va de soi. On connaît l’inanité des  leçons de morale civique que l’on peut donner au nom de l’histoire, l’inefficacité de certaines injonctions faites aux jeunes : « le racisme, l’antisémitisme, ce n’est pas bien, il ne faut pas, voyez ce que cela a donné… » (nous avons tous fait cela, et avec les meilleures intentions du monde…). On sait que le plus souvent c’est inefficace, et parfois même contre-productif. Les leçons de morale antiraciste, ça ne marche pas, en tout cas, pas toujours… On voit bien les difficultés de cette éducation à la citoyenneté, quand elle se fait à partir des thématiques qui nous réunissent aujourd’hui.


C’est d’abord l’éloignement, dans le temps et l’espace :


Cette histoire, pour beaucoup de jeunes, c’est du passé ; c’est l’histoire de leurs grands-parents, voire de leurs arrière-grands-parents. Ils ont le sentiment que cette histoire ne les concerne pas, au pire qu’elle ne leur appartient pas. Ils ne voient pas – quelles que soient les objurgations des adultes –, comment elle peut concerner leur présent, encore moins leur avenir.


… et ceci d’autant plus que l’énormité même de cette histoire la met hors de portée, pour eux, du présent et de l’avenir. Auschwitz en effet, c’est loin, là-bas en Pologne, hors du temps et hors de l’espace ; c’est les nazis, des monstres inhumains, hors de l’humanité. La monstruosité même des crimes et des hommes qui les ont perpétrés les met d’une certaine façon en-dehors du possible, en-dehors de ce que quiconque peut imaginer pour son présent et surtout son avenir. L’incrédulité se perpétue… Impossible pour eux de penser que quoi que ce soit de ce genre puisse se reproduire, puisque nous sommes en 2013, en France, dans une démocratie. Donc à l’abri (de ce point de vue, il nous faut prendre garde au risque que pourrait comporter une insistance trop grande sur le caractère irreprésentable, inaccessible à l’entendement, de la Shoah).


Et puis, pour les jeunes, il y a une question ravageuse : moi, simple individu, que puis-je faire ? Je suis impuissant devant ce qui se passe dans le monde, comme j’aurais été impuissant devant ce qui se passait pendant la 2e guerre mondiale.  Comment à l’époque pouvait-on s’opposer, face à la répression de la police allemande, face à celle de Vichy ?  Comment pourrais-je m’opposer maintenant à tel massacre qui se déroule en ce moment sous mes yeux, comme sous les yeux du monde entier ? Ce sentiment d’impuissance, souvent exprimé par les jeunes, me semble le plus dangereux des obstacles qui les éloignent de l’exercice d’une vraie citoyenneté.


Éduquer, c’est donc d’abord arriver à convaincre les jeunes qu’étudier cette histoire, en rappeler la mémoire, n’est pas se figer dans un passé stérile, mais au contraire une façon de vivre plus lucidement le présent. Les convaincre que cette histoire, vieille maintenant de 70 ans, et qui bientôt ne bénéficiera plus d’une transmission familiale directe, les concerne totalement, pour leur présent, pour leur avenir. Qu’il ne s’agit pas seulement de se retourner vers le passé, mais de mieux vivre le présent et préserver l’avenir.

Mais comment les en convaincre ?


D’abord en leur montrant que cette histoire ne fut ni une parenthèse, ni un accident, ni une fatalité de l’histoire. Qu’elle aurait pu être différente si les états et les individus avaient été plus lucides, plus courageux. Qu’elle a résulté, toujours, de choix politiques ou personnels, individuels ou collectifs, qui auraient pu être différents, à chaque étape. Qu’elle fut souvent encouragée par l’indifférence ou l’inertie, par de petites et grandes lâchetés, au niveau de l’État ou des individus.


On peut donner des exemples :

 

– des exemples de « grandes lâchetés » (celles des États) : on sait que, si les démocraties occidentales s’étaient à temps opposées à Hitler lors ses premières violations du traité de Versailles (qui étaient aussi des tentatives destinées à tester le degré de résistance de ces démocraties), sans doute aurait-il reculé – il l’a lui-même dit. Son ascension était « résistible » – pour reprendre les termes de B. Brecht.


– des exemples de petites lâchetés (celles des individus), et donc de l’opinion que ces individus constituent : comment avoir accepté le statut des Juifs en octobre 1940, voulu par Vichy ? et même auparavant, en septembre 1940, comment avoir accepté le recensement des Juifs ? Comment avoir accepté qu’en France, en mai 1941, on arrête des Juifs étrangers, dont d’ailleurs beaucoup s’étaient engagés en septembre 1939 pour défendre le pays qui les avait accueillis ? Combien de fonctionnaires, combien de magistrats ont dit non… ?


Le pire est advenu… Mais on sait que le pire est, dans tous les cas, l’aboutissement, certes extrême, d’un processus qui commence toujours, de façon souvent presque invisible, par des renoncements successifs, par des acceptations quotidiennes que soit ébréché, même de façon minuscule, le principe républicain qui fonde notre société : l’égalité en droits et en dignité de chaque être humain.


Je ne prendrai qu’un exemple, celui du statut des Juifs, que je citais tout à l’heure : « Est regardé comme juif… » : tels sont les premiers mots du statut des Juifs, signé le 3 octobre 1940 par Pétain. On connaît, de ces mots, les conséquences mortelles.


Ce geste de désigner une population, l’histoire nous en enseigne tous les dangers. Dès lors qu’on stigmatise une population en l’isolant sous les yeux de tous, dès lors qu’on la charge de la responsabilité de tous les maux de la société, et dès lors qu’on laisse faire cela, par passivité, ignorance ou lâcheté, on prend le risque que s’engage un processus dont personne ne peut prévoir les effets, une fois qu’il est engagé.


On voit donc bien que la meilleure approche face aux difficultés dont je parlais tout à l’heure, c’est sans doute la proximité. Les camps du Loiret, ce n’est pas Auschwitz , ce n’est pas les nazis, on n’est pas – pas encore – dans l’horreur de l’extermination, qui est souvent perçue comme hors du temps, hors de l’espace, hors de l’humanité  (et c’est alors que l’insoutenable risque de paralyser la réflexion). Ces camps étaient en France, à quelques kms, les gardiens étaient des hommes ordinaires, et on est au début du processus. Proximité donc géographique, temporelle, humaine. Les jeunes peuvent ainsi mieux appréhender comment tout cela s’est enchaîné, comment certains se sont faits les complices d’un crime absolu, mais aussi comment d’autres ont décidé de ne pas accepter, de résister.


Ainsi, il faut aider les jeunes à réfléchir sur l’actualité, à s’informer, à discerner, à être en capacité de lire dans le présent ce qui est parfois invisible ou imperceptible, mais en réalité un signe avant-coureur de ce qui peut – ou risque – de devenir le pire ; pire auquel on ne pourra plus s’opposer une fois qu’il sera advenu, car il sera trop tard.


S’adressant à leur intelligence, il faut travailler avec eux afin de leur ouvrir l’espace d’une réflexion personnelle, qui va leur faire prendre conscience qu’il est nécessaire de s’engager, dans un monde devenu de plus en plus dangereux. Que chacun, là où il est, quelle que soit sa situation, peut agir, en faisant le choix du courage plutôt que de l’indifférence, de l’engagement plutôt que de la passivité. Que chaque geste compte. Que l’avenir sera fait de la multitude de ces engagements individuels, soit parce que, comme l’histoire nous l’enseigne, ils peuvent parfois sauver des vies, mais aussi parce qu’ils influencent les choix collectifs. C’est la raison pour laquelle il est si important de rappeler la mémoire et l’action de ceux qui, au cours des années que nous évoquons aujourd’hui, ont accompli des gestes de résistance et de solidarité, si infimes soient-ils. Il a suffi parfois d’ouvrir une porte, de cacher un enfant juif, un résistant : une vie était sauvée. Et nous avons aujourd’hui entendu de multiples exemples de ces actes, de ces gestes de simple courage, je dirais de simple humanité. C’est cela aussi qu’il faut enseigner aux jeunes.


Il faut les armer – car c’est bien d’une guerre qu’il s’agit, mais qu’on gagnera avec d’autres armes, celles de l’éducation –, en les aidant à acquérir les outils intellectuels nécessaires pour résister aux diverses propagandes, intoxications, dérives et manipulations, ainsi que la force morale nécessaire pour s’y opposer.


C’est ainsi que cette mémoire, qui est notre bien commun, sera vivante, active, qu’elle irriguera notre présent, qu’elle l’éclairera, et qu’elle aidera les jeunes à vivre en citoyen. C’est à cela que nous devons travailler, collectivement.


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