2018 : de l’espace potentiel au temps des possibles

Mer13Fév201909:44

2018 : de l’espace potentiel au temps des possibles

 

… entre rupture et continuité

 

Le texte qui suit est un résumé d’une intervention lors de la « journée de la mémoire du scoutisme laïque » le 24 novembre 2018

De l’espace potentiel au temps des possibles :

 

Entre rupture et continuité

Jean-Jacques Jousselin,

pédopsychiatre,

chargé de mission pour le secteur « séjours adaptés » des EEDF de 1985 à 1988.

 

Dans les temps anciens, les grecs nous racontent la naissance du monde et celle des humains.

Zeus peu satisfait de la création des êtres vivants, convoqua Prométhée et Epiméthée, les deux frères Titans, afin qu’ils dotent ceux-ci de dons leurs permettant de se défendre et de vivre. Epiméthée (« celui qui réfléchit trop tard ») se chargea de distribuer force, rapidité, courage, ruse, plumes, poils, ailes, sabots, griffes, et autres attributs.

Satisfait de son travail il appela Prométhée (le prévoyant) qui contempla l’œuvre de son écervelé de frère et s’aperçut que les hommes, tout nus, n’avaient rien reçu. Pour réparer cette injustice, il alla voler le feu sur le char céleste afin de le donner aux hommes pour qu’ils acquièrent la technique par les arts du feu. Ils purent donc ainsi se défendre et rester en vie.

Pour cela ils se regroupèrent et tentèrent de vivre en groupe. Mais bien vite les disputes et les violences se déchaînèrent entre eux. Zeus, affligé par ce spectacle décida de doter les humains de deux autres attributs : l’empathie et l’équité.

Ainsi les grecs anciens proposent de penser le « prendre soin » par une alliance du savoir être, du savoir-faire et de la solidarité.

De mai 86 à mai 88 une étude sur les séjours pour jeunes et adultes dits « handicapés » a été menée par les EEDF. Elle s’est appuyée sur 200 séjours vacances, 4000 participants, 800 animateurs et 80 000 journées vacances. Elle a donné lieu à un document final publié par l’INJ (Institut National de la Jeunesse) sous le titre : Document de l’INJ n° 5, Séjours vacances et handicap mental : L’espace potentiel.

La question était la suivante : Comment se fait-il que les séjours vacances recevant des jeunes et des adultes porteurs d’un handicap soient autant sollicités et apportent un réel bien-être, non seulement aux participants mais également aux animateurs ?

L’empathie, OK. L’esprit de solidarité, OK… Mais le savoir-faire ? Ce savoir nécessaire pour intervenir auprès d’un public en situation de handicap, lui, il n’était pas au rendez-vous. Et pourtant, ça marche !

Cette étude a permis de mettre en avant quelques points.

Premièrement que ce temps de vacances permettait une rencontre nouvelle faite de découverte réciproque, sans a priori et avec un véritable don de soi.

Cette rencontre/confrontation, une fois la surprise, l’étonnement, les doutes et l‘angoisse passés laisse place à un plaisir partagé raconté par tous.

Dès lors se mettent en place des échanges autour du plaisir à découvrir, à jouer, à être. La primauté est donnée à l’accès au ludique sur le déficit. La différence est perçue, non comme une perte, mais comme une richesse, une autre chose en plus, dans la relation humaine.

Se met alors en place un véritable espace potentiel, cet entre-deux, décrit par Winnicott, entre le réel et l’illusion. Des échanges affectifs émergent dans une relation à l‘autre particulièrement intense et qui marquent une volonté d’être là ensemble, d’agir ensemble, de vivre ensemble et de partager ensemble du plaisir à être.

Mais c’est aussi un échange de valeur, où les échanges ne sont pas vécus en termes de déficience ou de distorsion, mais de spontanéité, de vérité, de naturel. Cette rencontre bouscule son propre système de valeurs et introduit à une ouverture sur soi-même et sur ses propres limites.

Dans cet espace potentiel, le plaisir partagé est donc le carburant du vivre ensemble.  L’empathie et la solidarité engagent les animateurs à découvrir l’autre, à échanger, à s’enrichir de lui, et à prendre du plaisir dans le vivre ensemble.

Mais au-delà du savoir être, où est alors le savoir-faire dans cette rencontre ?

Nous sommes dans un entre-deux du retour au réel. Une aire d’échange affectif, émotionnel, qui doit cependant se reconnecter avec la réalité sociale.

Ce que décrivent les animateurs, c’est cette dureté parfois de l’accueil dans la vie sociale courante. Cet espace potentiel doit bien être une « aire intermédiaire d’expérience » et non pas une parenthèse qui pourrait renforcer l’isolement.

C’est bien là que se situe le savoir-faire, dans cet objectif pédagogique : aider la personne dans sa construction pour être un citoyen de ce monde.

L’animateur doit être un Tiers accompagnant, médiateur et un passeur de la différence et de la solidarité dans le réel de la vie. Sinon il ne sert à rien de revendiquer se situer dans le cadre d’un loisir éducatif par l’action.

 

 


 


 

 

 

Cet espace potentiel de vacances « adaptées » se situe donc bien entre rupture et continuité. Rupture avec le quotidien et le cadre de référence habituel, mais aussi continuité nécessaire dans une inscription sociale.

Après le scoutisme d’extension, et celui d’intégration, voilà qu’arrive la volonté sociale d’inclusion. Depuis son origine le scoutisme est traversé par ces mouvements du dedans dehors, du pareil pas pareil, du comme les autres ou avec les autres.

Pour rappel, Sir Lord Baden Powell, militaire de carrière, marqué par la jeunesse britannique des quartiers désœuvrés, livrée à la drogue et au tabac, souvent en mauvaise santé et délinquante, décide de mettre en pratique, au service de jeunes garçons et dans une optique de paix, tous les principes qu’il a observés à la guerre. Il organisera alors un camp de huit jours avec vingt garçons de différentes classes sociales sur l'île de Brownsea. L’accueil des publics défavorisés est déjà là, dès l’origine.

1909, Crystal Palace. B.P. organise le 4 novembre 1909 un Rallye pour le jeune mouvement scout. Mais un choc culturel va se produire. Dans la foule des garçons, un petit groupe de filles arbore fièrement l’uniforme scout : chapeau kaki, foulard et chemise d’uniforme, bâton d’éclaireur. On dit qu’il aurait eu cette remarque : « Mais que viennent faire là ces filles ? »

 

 

 

 

 

 

 

Voilà comment Fernand Joubrel raconte cet épisode dans le chasseur français n° 605 de 1942. Baden-Powell a raconté lui-même cette rencontre dans un journal anglais : « Les filles ne m’ont pas demandé mon avis pour pratiquer le scoutisme. En 1909, au lendemain de la fondation officielle du mouvement masculin, j’avais résolu de tenir un congrès des aspirants-éclaireurs au Crystal-Palace, à Londres. Je me demandais combien de garçons viendraient. Il en vint... 11 000 !

Dans cette foule, je découvris quelques fillettes, coiffées du chapeau kaki à larges bords, munies d’un sac et d’un bâton.

— Qui êtes-vous ? m’écriai-je.
— Nous sommes les éclaireuses !
— Vous êtes insensées !
— Non, éclaireuses… »

Et l’on sait combien de temps a mis le scoutisme pour accepter la mixité dans ses rangs. La coéducation a aussi été une histoire de lutte.

Le mouvement scout a donc été traversé par des contradictions dialectiques, entre un désir d’intégration et une organisation en communauté de vie qui coexistent sans vraiment cohabiter.

Cette idée de permettre à certaines catégories « genrées », ou avec des particularités, de vivre ensemble dans un espace communautaire de semblables réunis, et alors d’exclure les différences vécues comme possiblement discriminatoires par les autres catégories sociales, est donc une histoire ancienne, née avec la naissance du scoutisme.

Le scoutisme d’extension n’y échappe pas, et les visites de camps que j’ai pu faire parfois, m’ont permis de voir combien était affirmé et revendiqué ce choix d’une vie entre pairs, avec les mêmes difficultés (je pense là aux jeunes sourds tout particulièrement) pour partager des moments d’apaisement, hors du combat quotidien de l’intégration.

Il n’y a pas, pour moi, à faire un choix entre l’intégration ou la vie communautaire. Et je pense que les EEDF ont toujours défendu cette idée que et l’une et l’autre devaient exister et se développer.

Cependant, des changements sont en route concernant l’accueil des personnes en situation de handicap, que ce soit avec la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ou que ce soit avec les recommandations du Conseil des ministres de la communauté européenne de 2010 concernant la politique de désinstitutionalisation prônant la fin des établissements.

 

 

 

 

Les questions du Pouvoir d’agir (empowerment), du parcours coordonné, des dispositifs « zéro sans solution » et bien sûr la volonté de faire vivre l’Inclusion traversent obligatoirement le champ des loisirs, et d’autant plus s’ils se revendiquent d’éducatifs.

Autre figure de la mythologie grecque : Héphaïstos. Dieu laid, boiteux et difforme, il fut jeté par sa mère Héra du haut de l’Olympe. Il régna, dans le monde souterrain comme forgeron, hors des regards. C’est lui qui construit la boîte contenant tous les maux, crimes et chagrins, celle que Pandore eut le malheur d’ouvrir. Tous se répandirent, incontrôlables, sauf l’espérance qui resta là, seul réconfort de l’humanité en détresse

Héphaïstos laid et difforme, jeté hors du monde des Dieux par sa mère, est donc cantonné à rester sous terre. Déjà l’exclusion est là.

Cependant, les humains, et c’est tout à leur honneur, ont choisi de lutter contre cette exclusion du différent, et de vivre avec eux et même de mettre en lumière ces autres pareils à eux, mais mal construits, et si proche d’eux dans l’humanité.

 

 

 

 

 


 

 

Faire rupture avec l’exclusion, c’est ouvrir le chemin à d’autres possibles. On a vécu au sein des EEDF un courant idéologique, assez actif, qui nous interpellait en questionnant : « Sommes-nous tous normaux ? ». L’idée d’une continuité entre le normal et le pathologique, le valide et l’invalide, le capable et l’incapable se discute en permanence.

Ainsi l’Organisation Mondiale de la Santé a publié pour la première fois en 1980 la classification internationale des handicaps et santé mentale proposé par Philip Wood. L’OMS propose de penser la question du handicap (terme français) en déficience, incapacité et désavantage. Et cette classification va plus loin en énonçant que la question du désavantage est une question relative, temporaire qui interpelle les politiques publiques en faveur des publics en difficulté. On peut donc vivre avec un désavantage un jour et ne plus le subir le lendemain si l’environnement prend en compte cette réalité et son accompagnement.

C’était d’ailleurs la conclusion du rapport de la recherche de 86/88 :

« Souhaitons que l’évolution actuelle se fasse dans le sens d’une acceptation de la différence et d’une plus grande intégration dans la vie sociale. Car ne l’oublions pas, si la déficience est une donnée individuelle, le handicap est une donnée sociale. »

Alors, revenons à cette recherche et cette notion d’Accompagnant, Tiers médiateur et Passeur.

Les accueils des jeunes en camp de groupe EEDF classique montrent que, sans accompagnement spécifique, ces accueils sont douloureux pour tous. Un accompagnement par un Tiers médiateur, par un ouvreur de chemin s’avère nécessaire mais pas suffisant. La rencontre avec un groupe ouvert à la différence dans le plaisir de la rencontre est aussi indispensable.

Qu’est-ce qu’aurait donc le scoutisme de plus que d’autres pour réussir ce pari ?

Chez les jeunes animateurs qui encadrent ces temps de vacances, très peu ont une formation dans l’éducation spécialisée, mais beaucoup ont suivi une formation d’animateur de temps de loisir, dans une perspective éducative. Peut-être est-ce là, tout simplement, leur savoir-faire éducatif.

On a toujours adapté la méthode dans le temps et dans l’espace !

L’éducation par l’action tout d’abord : être et faire ensemble sans objectif de performance.

Le petit groupe ensuite : une taille humaine du vivre ensemble favorable à la rencontre et à la découverte de l’autre.

Une progression individuelle qui tienne compte des capacités des uns et des autres, et la solidarité qui va avec cet état d’esprit. Mais qu’en est-il de la continuité ?

Une relation éducative enfin, non pas de « dame patronnesse », mais de bientraitance et de sollicitation du « Pouvoir d’agir », dans la cohérence d’un vivre ensemble et d’un plaisir partagé.

Déjà si ce pari était tenu, alors oui, le scoutisme dans son extension à tous les publics a encore de belles années devant lui.

Et n’oublions pas Dame nature ! Un environnement à découvrir et à investir !

Baden Powell disait du scoutisme : « C’est une belle manière de se recréer en plein air. »

Après le « temps libre de la récréation » lié à ce moment de vacance(s), peut-être que maintenant le « temps des possibles de la re-création » est arrivé !

Et si on prenait Baden Powell au mot ? « Une belle manière de se recréer en plein air. » ?

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