1966 : le centre éducatif et culturel d'Yerres

Sam21Jan201216:40

1966 : le centre éducatif et culturel d'Yerres

Index de l'article

 

Idée et réalisation de deux militants E.D.F., Paul Chaslin et Jean Estève


Le Centre éducatif et culturel d'Yerres est née de l'imagination de Paul Chaslin et Jean Estève, à partir de leur expérience de militants engagés, mais aussi de leurs valeurs communes, traduites par leur action pendant la seconde guerre mondiale. Nous avons choisi de présenter ici l'essentiel des pages de témoignages qui ont été consacrées à cette réalisation dans la plaquette "Jean Estève, un parcours engagé", éditée en 2000 à la mémoire de Jean Estève.

 

Pour plus d'informations : voir le site de l'Association Nationale pour les Espaces d'Intégration (www.anpei.asso.fr/histoire.html)

 

L'origine :

Paul Chaslin : Entré à 13 ans en 1936 chez les Éclaireurs de France, responsable E.D.F. à Paris en 1940 (en particulier à la Maison pour Tous de « Vieux Castor », rue Mouffetard). Membre de « Défense de la France », s’évade par l’Espagne (6 mois de détention), termine la guerre comme sergent parachutiste. Reprend ses études à l’école des Travaux Publics. Crée en 1959 la société Geep Industries spécialisée en bâtiments scolaires et universitaires.

Diverses activités : collaboration avec Paul Puaux pour le festival d’Avignon, directeur adjoint du C.C.E. de Beaubourg, conseiller du recteur de Versailles et du délégué interministériel à la Ville. Membre du Comité Directeur des E.E.D.F. de 1972 à 1978. A l’origine de l’ « expérience » d’Yerres.


Dans la ligne des principes …


Dans les années 60, l’intégration – si l’on peut dire – était, comme le bonheur, une idée neuve en France, dans notre nation toujours jacobine, compartimentée à l’extrême, jusqu’au niveau communal, par la volonté des différents adjoints. Quant aux ministères et aux administrations relevant d’eux, pas question de mener des actions en commun, encore moins de partager des locaux ou des espaces : chacun chez soi et les vaches seront bien gardées. On a appelé les conséquences de cet état de fait… « la vie en miettes ».

 

Une expérience d’intégration tentée dans la commune de Chambourcy en 1959 (maire : Georges Galienne, fils du Pasteur Galienne – un des fondateurs des E.D.F. - , adjoint : Jean-Louis Barrault, à l’époque directeur du théâtre de l’Odéon) avait échoué sur les écueils ministériels. Je revenais d’un voyage d’études aux U.S.A. où j’avais constaté la grande ouverture des communautés. Chez nous, pas de partage, chacun se voulant le patron exclusif – pour ne pas dire le propriétaire – du territoire qui lui était échu par la grâce des scrutins, des concours, des habitudes ou du « piston », sans souci de l’efficacité globale des services publics, notion inconnue alors. Depuis nous avons fait de grands progrès …

 

En 1965, nous disposons de solides atouts pour tenter une nouvelle expérience. La taille de l’entreprise que je dirige a atteint un niveau permettant de commencer à échapper à la monotonie routinière des plans-types en s’attaquant chaque année, hors programme, à un bâtiment expérimental : Sucy en Brie en 1963, Marly le Roi en 1964, exceptions enlevées de haute lutte à la programmation officielle grâce à un « charter » mobilisant toutes les catégories de responsables de l’Éducation Nationale pour aller visiter les « community colleges » anglais. Par ailleurs, à Orléans, lors du 40ème anniversaire des E.D.F., j’ai accepté, sous l’amicale pression du ministre Claudius Petit, ancien E.D.F., l’idée de prendre des responsabilités municipales. Dans notre commune d’accueil, Yerres, on me propose le poste d’adjoint aux affaires culturelles et scolaires. Enfin, trois responsables de haut rang dans les trois ministères concernés – l’Éducation Nationale, la Jeunesse et les Sports, les Affaires Culturelles – partagent nos vues sur l’intégration : Pierre Renard, ancien Éclaireur Unioniste, Jean-Baptiste Grosborne, ancien Scout de France, Augustin Girard, ancien Éclaireur de France.

 

À nous quatre, en véritable commando, nous nous attaquons à la définition des principes, de la philosophie et du fonctionnement d’un tel établissement, sans précédent dans notre pays, ainsi qu’à la stratégie à mettre en œuvre pour le faire aboutir, auprès des trois ministères mais aussi auprès du conseil municipal de Yerres et des différentes forces vives de la commune, le « collège culturel » devant être non seulement accepté mais, si possible revendiqué par la population.

 

A l’automne 1966, un autre « charter », élargi cette fois à des représentants des divers ministères et des grandes organisations ainsi qu’aux Yerrois les plus représentatifs, reprend le chemin des community colleges, et c’est dans le dernier de ceux-ci que nous présentons les plans du collège culturel d’Yerres. De ce second voyage, font partie notamment Pierre François, alors directeur de la Jeunesse à l’UNESCO, Jeanne Dejean, inspectrice générale de la vie scolaire, et Georges Bilbille, directeur de la Maison pour Tous de la rue Mouffetard. Cette démarche pédagogique s’inscrit dans la ligne des principes ayant abouti à la mise en place, depuis la Libération, des lycées-pilotes et des classes nouvelles, que nous devons, entre autres, à deux grands présidents de l’Association des Éclaireurs de France, Gustave Monod et Louis François. S’y ajoutent des préoccupations plus récentes, exprimées aussi bien dans les projets des Maisons de la Culture que dans les Mouvements tels que « Peuple et Culture ». Pour moi, c’est simplement le rapprochement et la coopération organique de deux établissements que j’ai eu la chance de fréquenter : l’école Decroly, dirigée magistralement par Mion Valloton, et notre vieille « Mouffe » de Vieux Castor et Mère Louve.

 

Le collège culturel de Yerres - bientôt rebaptisé C.E.C., centre éducatif et culturel, pour entrer dans la panoplie de l’Éducation Nationale : C.E.G., C.E.S., C.E.T. - ouvre ses portes dès la rentrée de 1967 pour le collège proprement dit et progressivement, dans l’année qui suit, pour les autres établissements. Encore faut-il, pour diriger ce navire exceptionnel, un capitaine d’exception. Par chance, il existe, et je le connais bien depuis longtemps. Pour ce poste délicat mais recherché, avec des responsabilités très larges et très diverses, pour cette expérience sur laquelle, très vite, tant de gens auront les yeux fixés, l’erreur n’est pas permise. Jean Estève, encore Commissaire général des E.D.F., est l’oiseau rare. Accepté d’emblée par toutes les parties, Jean est « mis dans le coup » dès 1967 et, dès son arrivée à Yerres pour la rentrée de 1968, il impose sa marque comme je l’ai imaginé, faisant preuve de grandes qualités de pédagogue, mais aussi d’organisateur et de diplomate, gommant toutes les difficultés entre les administrations, entre associations locales et entre des personnels de statuts très différents. Je laisse à tous les responsables et familiers du C.E.C. le plaisir d’évoquer ce « patron »…

 


 

 

Dans un « papier » rédigé en février 1968 – donc alors qu’il était encore Commissaire Général des E.E.D.F., Jean Estève expliquait la conception, mais également les conséquences, tant pédagogiques que « sociales », du « projet » du C.E.C. d’Yerres imaginé par Paul Chaslin. Il devait passer à l’acte l’année suivante.

 

 

Il est envisagé de créer à Yerres (Essonne) un établissement public de type nouveau  qui réunirait autour du C.E.S. du secteur :

- d’importantes installations d’éduca-tion physique et sportive,

-  un centre de promotion sociale,

-  une bibliothèque,

-  une maison des Jeunes,

-  une galerie d’exposition,

-  un théâtre,

-  un centre social.

 

La simple juxtaposition d’établissements aussi divers compliquerait le fonctionnement de chacun par de multiples problèmes de voisinages et d’utilisation des parties communes. Il ne saurait donc s’agir que de la création d’une synthèse originale.

 

Nous n’aborderons pas ici les problèmes de structures et de fonctionnement administratif, nous voudrions mettre en évidence le « pourquoi » d’une création de cet ordre, en essayant de dégager d’abord les conséquences pédagogiques que l’on peut en attendre, puis, plus brièvement, dans un domaine où la prévision est plus aléatoire, nous tenterons une évaluation des conséquences sociales.

 

 

Les conséquences pédagogiques :

 

Soulignons d’abord fortement que l’action pédagogique ne saurait être à elle-même sa propre fin : méthodes actives, enseignement audiovisuel, pédagogie institutionnelle, ne sont que des moyens ; ils peuvent permettre aux enfants et aux jeunes qui en bénéficient l’acquisition d’un meilleur équilibre, de connaissances plus précises et plus souples, une scolarité plus heureuse – et l’on peut apprécier assez rapidement ces premiers résultats ; mais ceux qui importent le plus n’apparaîtront que bien plus tard, lorsque l’enfant devenu homme rendra, peut-être au détour d’une phrase, hommage à l’éducation reçue. Aussi voudrions-nous distinguer les premiers résultats pédagogiques de la réalisation prochaine du complexe d’Yerres, ceux que l’on peut prévoir à vue, et les conséquences à plus longue portée, les plus importantes.

 

Les conséquences à vue :

 

La présence, à proximité immédiate du C.E.S. d’Yerres, de moyens généralement dispersés et qui, même, coexistent rarement à portée des élèves, la disponibilité expressivement prévue de possibilités diverses, doivent rapidement entraîner une évolution en profondeur de l’enseignement ; marquons-en ici les traits essentiels :

 

- l’importance de l’éducation physique se concrétisera par la massivité du bâtiment qui lui est réservé, un aménagement des horaire sera nécessaire pour que l’usage des installations fasse du développement corporel un aspect non plus annexe mais essentiel d’un enseignement heureusement diversifié ; les élèves seront d’autant plus tentés d’user des moyens qui leur seront offerts qu’ils y trouveront un certain accès au statut d’adultes : leurs aînés, leurs parents, leurs maîtres, viendront aussi cultiver aux mêmes lieux leur forme physique. Cet aspect si important, et trop négligé, de l’enseignement, prendra une réalité sociale qu’il ne peut atteindre dans un établissement clos, microcosme autonome par là même étroitement soumis aux traditions qui restent invincibles de l’intérieur, même si elles sont reconnues comme nocives et inadaptées au temps présent ;

 

- de même, l’importance des enseignements artistiques se verra enfin reconnue en liaison avec la vérité du théâtre, la présence des expositions dont on parlera dans les familles, la riche diversité des ateliers (dessin, tissage, musique instrumentale, danse, etc…), qui seront ouverts le soir aux adultes après avoir été utilisés dans l’après-midi par les élèves eux-mêmes. Ces enseignements, qui sont à l’heure actuelle presque partout trop négligés, trouveront toute la place qu’ils doivent avoir parce qu’ils seront vivifiés : l’existence d’un secteur culturel animé par des créateurs leur confèrera une dignité que les traditions universitaires et l’esprit potache leur refusent encore.

 

- la lecture, dont on déplore tant qu’elle soit réduite à la défensive et n’occupe plus qu’un part bien mince des loisirs de nos contemporains, se trouvera par la présence, dans l’établissement même, d’une bibliothèque ouverte au public, étroitement liée à la vie scolaire des élèves. L’accès de la bibliothèque devra devenir naturel, et les professeurs auront le souci dans bien des circonstances d’inviter les élèves à rechercher une documentation plutôt que de leur fournir des connaissances,

 

- en ce qui concerne les enseignements scientifiques, les moyens convenables sont encore à prévoir : le secteur de l’action culturelle devra se diversifier  ; le théâtre, les concerts, les expositions, les ateliers artistiques ont une importance qu’il ne faut pas réduire, mais des voies nouvelles sont à explorer dans la direction que jalonnent à la fois le prototype exceptionnel du Palais de la Découverte et certains des ateliers qui devront rapidement être mis en place au nombre des activités de la Maison des Jeunes : club photo, radio amateur, élevage, etc…

 

Mais ces premières conséquences, déjà importantes, prendront encore plus de prix si l’on songe que la réalité sociale du C.E.S. intégré dans un centre éducatif et culturel sera bien différente de celle d’un C.E.S. de type courant : l’établissement scolaire ne constituera plus un monde à part, réservé aux seuls élèves pris dans le style traditionnel qui oppose aux adultes chargés de maintenir le cadre de la discipline les potaches pour lesquels tout manquement aux règles imposées est une victoire.

On peut espérer, après quelques années, un changement dans le style même de la maison, et de voir ainsi s’instaurer une autodiscipline qui ne fasse pas comme dans l’établissement clos et coupé de la société, la preuve de son impossibilité.

 

On voit donc que l’institution de la synthèse originale prévue à Yerres peut permettre d’envisager une transformation en profondeur de la réalité même de la vie scolaire : par un effet de synergie la présence d’établissements divers fera plus qu’offrir des moyens nouveaux, c’est la signification même de l’effort scolaire qui se trouvera transformée pour ces élèves qui rangeront à quatre heures leurs affaires pour que, deux heures plus tard, leurs parents viennent au même lieu se perfectionner ou se cultiver dans des domaines divers, sous les formes variées.

 

Les conséquences à longue portée :

 

Il est bien difficile, alors que l’expérience n’est pas encore commencée, d’essayer d’apprécier ce qu’en seront les conséquences dans dix ou vingt ans pour les anciens élèves. Nous pouvons du moins pressentir des inconvénients contre lesquels il conviendra de nous prémunir dès le début : les améliorations pédagogiques que nous venons de décrire font courir aux élèves un double danger : d’abord, celui de ne rien leur laisser à désirer et donc de les mal préparer à la vie où il faut se vaincre, se battre et triompher pour avoir même la satisfaction  d’un désir modeste et de laisser ainsi, chez l’adulte, la nostalgie d’un paradis perdu ; ensuite, celui d’une trop grande efficacité pédagogique dont l’intention éducative, omniprésente sous les formes les plus diverses, exercerait finalement une pression formatrice peut-être excessive. Ce totalitarisme des bonnes intentions pédagogiques, espèce d’idéal pour beaucoup d’éducateurs, devra ici être considéré comme une limite. Heureusement ceux qui œuvreront, à des titres divers, dans le complexe d’Yerres, ne seront que des hommes et des femmes, leurs faiblesses laisseront un jeu suffisant pour que les élèves puissent courir les risques indispensables à la formation de leur personnalité.

Mais un élément positif doit être retenu : même les élèves les moins doués auront appris, comme une évidence, par leur présence au sein d‘un tel complexe éducatif et culturel, qu’il n’y a pas un temps pour les études, lié à la jeunesse folle, puis un temps, la vie au vrai sens, consacré aux choses sérieuses : ils auront découvert, en la vivant, cette grande réalité de l’éducation permanente que notre civilisation nous impose, alors même que nos esprits se montrent rétifs et que nos habitudes s’y opposent.

 

Il faut souligner fortement ce point, car nous trouvons ici, selon nous, la justification la plus forte de la création d’un établissement de type nouveau : l’établissement scolaire traditionnel lie la formation à un âge de la vie ; il est, par sa conception même, antérieur à l’idée d’éducation permanente. Pour que celle-ci entre vraiment dans nos mœurs, il faut des institutions neuves ; le complexe d’Yerres constituera au moins un pas dans cette direction nouvelle.

 

Les conséquences sociales :

 

Elles sont encore plus difficiles à prévoir que les conséquences pédagogiques, et dépendront, dans une large mesure, des qualités personnelles des animateurs qui seront à l’œuvre à Yerres.

 

Ils devront se constituer un public d’hommes et de femmes, bénéficiaires et participants à la fois, qui seront chez eux dans ce centre éducatif et culturel, riche de multiples possibilités et ouvert à des suggestions diverses.

 

Pour essayer de cerner les conséquences sociales prévisibles sans verser dans le style de la science-fiction, nous voudrions nous en tenir à une comparaison : on peut attendre du complexe d’Yerres une action semblable à celle des instituteurs ruraux du siècle dernier : ils ne s’en tenaient pas à leur enseignement proprement dit, leur action éducative était importante, ils animaient le « bataillon scolaire » (y penser toujours, n’en parler jamais) – et c’est plus tard que notre pays a bénéficié de cette action ; ils dirigeaient des cours d’adultes, démontraient sur des parcelles expérimentales de nouvelles techniques culturales, on venait les consulter dans bien des domaines, ils étaient en fait des animateurs ruraux complets.

 

A l’époque de la croissance urbaine et de la mobilité des techniques et des emplois, des loisirs et de l’éducation permanente, il faut, pour structurer une communauté, d’autres moyens que ceux dont usaient nos grands parents, mais il s’agit encore, à Yerres, de cette tâche que nos machines nous imposent : adapter l’homme à son propre devenir social.

 

 

 


 

Le Centre Éducatif & Culturel « Guillaume Budé »

à Yerres (Essonne)

 

 

 

 

 



 

 

Un vaste bâtiment centré sur la salle de sports (1), véritable poumon de l’ensemble,

regroupe les installations sportives couvertes, la bibliothèque, la discothèque,

les classes d’enseignement pratique, la Maison des Jeunes (2),

le centre de formation professionnelle et de promotion sociale, et le centre social.

De l’autre côté de l’allée centrale, le centre culturel (4).

Les classes du C.E.S. sont réparties dans les deux bâtiments d’enseignement général

et d’enseignement scientifique (5).

Entre les classes et la rivière, le restaurant en forme d’étoile (6).

Au fond du parc, les logements du personnel du collège (7).

La piscine (3) et le théâtre n’ont pas été construits.

 

 

Architecte de l’ensemble : M. Stéphan Levordashky

Architectes du Centre culturel : MM. Pal Chemetov et Jean Deroche

Constructeur : GEEP Industries

Source : Équipement pour la Jeunesse et les Sports, n°35, juillet-août 1968

 

 

 


 

 

Agrégé d’anglais, professeur à l’École Alsacienne puis créateur, au Ministère des Affaires Culturelles, du service « Études et recherches », secrétaire général de la « Fondation pour le développement Culturel » animée par P. Chaslin.

Son père, une sœur et un frère ont été successivement arrêtés puis déportés, une autre sœur tuée par les S.S. en 1944. Un des « mousquetaires » du C.E.C. d’Yerres, il préside aujourd’hui le Comité d’Histoire du Ministère de la Culture ; il a tenu à situer cette expérience dans l’engagement « humaniste » de Jean Estève dans la plaquette à sa mémoire.

 

Si Jean Estève a accepté la responsabilité du centre d’intégration expérimental d’Yerres, et s’il a réussi à en faire un modèle qui a inspiré nombre d’autres innovations sociales intégrant à la fonction éducative les aspects sociaux, sportifs et artistiques d’une future « politique de la Ville », c’est en raison d’un engagement personnel qu’il a pris à vingt ans et qu’il a tenu de façon de plus en plus souriante toute sa vie durant.

 

Cet engagement éthique est né d’une réaction instinctive à l’envahissement de son pays par la dictature totalitaire nazie dans les années 40. Il a ressenti ce totalitarisme comme une atteinte insupportable à la dignité de l’homme et à l’avènement progressif d’une démocratie concrète. Cet engagement l’a conduit vers la Résistance et la déportation. C’est là, résistant à nouveau avec un groupe de camarades anti-totalitaires venus de tous les pays d’Europe, qu’il prit en lui-même l’engagement de consacrer sa vie à l’élimination des totalitarismes barbares, en agissant directement pour une éducation des jeunes à la démocratie.

 

Quand il est arrivé à Yerres, Jean Estève savait déjà que pour qu’une éducation soit plus qu’un simple système de transmission des connaissances élémentaires, mais un apprentissage continu de la citoyenneté, de la responsabilité et des grandes valeurs de toute civilisation, il fallait que soit intégré à l’enseignement le développement de la sensibilité, de l’imagination, de la faculté de création, bref la dimension artistique. Chargé de représenter à Yerres André Malraux, alors Ministre de la Culture, j’ai ainsi vu naître et croître, physiquement unie au collège par un petit centre social, une « maison de la culture » en miniature mais où s’affairaient en vraie grandeur des écrivains contemporains, des compositeurs de musique, des peintres et des comédiens, tous associés à la vie quotidienne du collège.

 

Jean Estève et Suzanne, qui se ressourçaient le soir dans leur bibliothèque personnelle remplies des œuvres nées des sagesses de toutes les périodes de l’histoire et de toutes les civilisations, contribuèrent activement à la construction d’une bibliothèque publique d’un design moderne, spécialement accueillante aux enfants, fenêtres ouvertes sur la rivière silencieuse de l’Yerres, où élèves et professeurs pouvaient se rendre le matin avant les classes ou au sortir de la salle à manger l’après-midi.

 

Grâce à cet agencement architectural ingénieux, encore jamais organisé en France, et grâce à des équipes spécialisées de fonctionnaires volontaires et passionnés, les innovations se suc-cédèrent de semaine en semaine. Le grand gymnase à gradins fut conçu pour accueillir de grands spectacles de création contemporaine. Au cours des réunions de direction hebdomadaires, Jean Estève maintenait le cap fermement et imperturbablement, dépassant les petites querelles administratives de voisinage, car sa vision originelle de l’apprentissage à long terme d’une vie humaine en société était ancrée dans sa mémoire de la barbarie de la guerre et des camps. Il savait que cette barbarie était toujours prête à renaître. L’histoire de la fin du XXème siècle devait, hélas !, lui donner raison, lorsque reprirent, vingt ans après, les guerres racistes dans l’Europe des Balkans, en Afrique et en Asie.

 

 


 

 

"Monsieur Estève"

 

À partir de « l’utopie » décrite dans la note prémonitoire de Jean Estève, il fallait passer à l’acte. Le témoignage précis et complet de Françoise Le Brozec, explique comment s’est réalisé ce passage à l’acte. Et nous l’excusons d’évoquer « Monsieur » Estève dans la mesure où elle explique pourquoi !

 

Dans cette contribution, j’ai choisi d’évoquer le Directeur du C.E.C. d’Yerres, Monsieur Estève, tel que l’a perçu, ne le connaissant pas du tout, le jeune professeur que j’étais en 1971, et tel que je l’ai vu donner en quelques années, à cette entreprise insolite, à la fois éducative et culturelle, un essor qui n’a fait que s’amplifier avec les directions ultérieures, et lui donner un cap qui ensuite a assez peu varié.

 

Découvrir le C.E.C. d’Yerres en 1971, c’était parcourir un bâtiment étrange : l’extérieur aux larges baies vitrées faisait penser à un paquebot, à l’intérieur, de passerelles en couloirs et escaliers on passait sans rupture d’une Maison pour Tous ou d’un gymnase à une bibliothèque municipale dite « Librairie Publique », et du studio de théâtre aux salles d’enseignement ou d’ateliers du Collège G. Budé : cela tenait du sous-marin ou de la galerie marchande. Ces passages étaient indifféremment parcourus par les collégiens, les musiciens du Conservatoire avec leurs instruments, et par les mères de famille avec leurs poussettes allant au Centre Social. On voyait là un brassage de population très sympathique, même si la surveillance du matériel était, d’emblée, un problème sensible. Au centre du bâtiment, à un carrefour de ce dédale, on trouvait le poste de commandement qu’était le bureau de Monsieur Estève, où il était, le plus souvent, accessible.

 

La première entrevue qu’il m’a accordée à cette époque me paraît, avec le recul, assez symptomatique de l’état d’esprit qui régnait alors en ce lieu. Il était bien question de recruter un enseignant, mais l’entretien ne s’est pas déroulé sur les critères attendus. Il s’agissait aussi de faire fonctionner ensemble des personnels divers, capables d’échanger des expériences, de les mener en commun, de faire entrer la vie culturelle au collège et de la développer dans la ville, de créer des liens sociaux forts, d’animer le vie sociale d’une façon globale et fusionnelle. Le parvis d’entrée du C.E.C. s’appelait « Place du 14 juillet ». Au fronton de la Maison pour Tous, on lisait « Le bonheur est une idée neuve en Europe ».

 

En m’interrogeant sur ma courte expérience professionnelle – j’étais nommée depuis deux ans dans une ville minière du Pas de Calais -, Monsieur Estève m’a fait évoquer, moins mes méthodes pédagogiques que, d’abord, mon vécu quotidien au lycée : la grande gentillesse et la confiance des lycéens, leurs origines très variées – italiens, polonais, marocains, quelques vrais « chtimis » - ils s’étonnaient d’être « colonisés » par une équipe de jeunes professeurs nommés là depuis tous les horizons méridionaux ; nos conditions quasi pionnières, un lycée en préfabriqués posés au milieu des champs de betteraves sur la grande plaine du Nord, au pied des terrils, et enfin une ambiance très dynamique et chaleureuse. Quant à l’enseignement proprement dit, je concluais en constatant que je ne tenais pas à continuer d’enseigner de façon classique, dans la pure tradition de la simple transmission des connaissances. Ancienne lycéenne du lycée de Montgeron, je n’avais pas appris de cette façon-là, je tenais à reconnaître aux élèves un statut moins impersonnel.

 

Tout en se montrant curieux de cette période de ma scolarité, davantage que de mes diplômes ultérieurs, Monsieur Estève m’a fait exprimer la nostalgie de l’enseignement que j’avais eu la chance de recevoir dans ce lycée, du temps où il était un des rares « lycées-pilotes ». J’étais, en effet, de ces générations qui ont pu bénéficier là d’une enseignement ouvert sur le monde extérieur, la vie économique, les arts tout autant pratiqués qu’enseignés, la céramique, la reliure, le théâtre, l’impression des textes, l’astronomie…, la découverte des milieux naturels et humains sur des après-midi entières, avec visites d’usines, d’entreprises…, le sport de plein air sur plusieurs périodes de la semaine, l’autodiscipline réglementée par le « carnet de liberté » … Bref, autant de pratiques, de méthodes que, je le découvrirais en y participant, l’expérience pédagogique de Yerres mettait en œuvre en les systématisant, en s’ouvrant davantage sur la vie de la cité, en obligeant les enseignants à collaborer de façon très fructueuse avec de nombreux partenaires professionnels, extérieurs au monde de l’éducation.

 

Le questionnement de Monsieur Estève a porté ensuite sur la vie sociale de cette région du Nord où se tenait alors le « procès de Lens » (J.P. Sartre lui-même était venu contribuer). C’est ainsi que j’ai pu évoquer les débuts difficiles d’une Maison des Jeunes nouvellement ouverte, en butte aux critiques et aux rumeurs perfides, parce que, aux yeux de l’opinion publique locale, elle paraissait un peu trop aux mains de ces animateurs bénévoles « étrangers » que nous étions, quelques jeunes professeurs du lycée, un peu trop politisés.

 

L’ensemble de ces informations dut convenir puisque, à la rentrée de septembre 1971, je me suis retrouvée nommée au collège G. Budé avec la perspective de pouvoir travailler « autrement », par exemple dans d’autres établissements du C.E.C., le M.P.T. ou la Librairie.

 

J’ai découvert alors l’envers du décor de ce que j’avais vécu à Montgeron, comment s’élabore une expérience pédagogique et culturelle de grande envergure, et, en voyant comment Monsieur Estève s’y prenait pour la piloter, j’ai souvent pensé à ce que Monsieur Weiber, le premier proviseur de Montgeron, avait été pour son lycée, un fédérateur, un rassembleur, dont les lycéens sentaient sur eux l’attention bienveillante et encourageante, particulièrement les petits 6ème qu’il accueillait personnellement.

 

Menant à Yerres un processus d’élaboration d’une expérience qui se voulait la plus « démocratique » possible, Monsieur Estève s’est montré un meneur d’hommes d’une efficacité redoutable : nous l’avons vu organiser, diriger des « Assemblées Générales » de professeurs et d’animateurs très complexes et très houleuses, sans jamais perdre de son flegme habituel, calme et serein, un brin moqueur parfois, toujours d’une extrême courtoisie qui brisait les invectives et les explosions passionnelles, ramenant le débat sur les décisions pratiques. Tout en peinant parfois dans des échanges qui paraissaient bien longs, bien tortueux, bien conflictuels, nous sentions tous qu’ils étaient nécessaires pour que se dégage le consensus minimum qui donnait toute sa cohérence à l’expérience commune. Dans le contexte de contestation hiérarchique de l’époque, nous trouvions normal que les décisions ne soient pas imposées et que Monsieur Estève ne fasse pas l’économie de ces phases d’élaboration collective. Il était même exigeant vis-à-vis de chacun pour faire exprimer les motivations profondes, pour amener chacun à concrétiser ses idées, à faire des propositions applicables.

 

Dans cette phase d’élaboration comme au moment de l’exécution des tâches, ce qui m’inspirait beaucoup d’admiration pour lui dans l’exercice de cette fonction de « proviseur culturel » qu’il a tenue à Yerres, c’est l’extrême attention portée par lui aux activités et aux hommes, c’est la volonté de faire reconnaître, à égalité, l’intervention du machiniste ou du boxeur professionnel autant que celle du professeur de latin. Avec un grand naturel, il savait faire régner un climat d’égalité qui donnait à chacun le droit à la parole, avec la certitude d’être bien écouté par tous.

 

Tout étant, à cette époque, objet de discussion, la polémique était fréquente entre lui et nous – nous, les personnels, enseignants, animateurs, gens de l’audiovisuel et du théâtre … dont il devait coordonner l’action. Nous réclamions la transparence des décisions, la mise à plat des problèmes  et des orientations  du C.E.C. et nous ne voulions pas nous engager dans une action sans l’avoir décidée ou approuvée. Aussi avions-nous souhaité participer, par le biais de quelques représentants élus, au « Comité de direction » hebdomadaire que présidait Monsieur Estève et qui réunissait les directeurs de tous les établissements du C.E.C. C’est ainsi que j’ai participé à des nombreux « comités de direction élargis » en tant que représentante des enseignants. Ils ont fonctionné jusqu’au départ de Monsieur Estève. Dans ces réunions, il réussissait, avec un grand art, à la fois à satisfaire nos exigences d’explication - tout était déballé, expliqué, annoncé – et à contourner les oppositions, les réactions mesquines. Toujours il nous entraînait vers « le mieux », le plus haut, le plus exigeant. C’était même agaçant de devoir se rendre à ses arguments raisonnables, incontournables, présentés parfois avec une évidente « malice » qui le faisait rire lui-même, d’un certain rire contenu qui faisait briller ses yeux derrière les lunettes. Sa force de conviction triomphait le plus souvent.

 

Le personnel qu’il sollicitait le plus était certainement le groupe des enseignants. C’est parmi eux qu’il savait trouver des compétences diverses et non exploitées traditionnellement dans le monde scolaire. Il a pu ainsi susciter de nombreuses réalisations qui s’installaient au collège aussi bien que dans les autres établissements : création d’ateliers artistiques comme la danse, élaboration d’expositions en direction des divers publics de la Maison pour Tous ou de la Librairie, élaboration d’un enseignement innovant comme le langage de l’image. Mais, tout autant que les pratiques pédagogiques nouvelles, il faisait aussi foisonner les expériences culturelles, laissant à chaque directeur, des « 3A », de la Musique … le soin de mener la même entreprise.

 

Ainsi Yerres, à l’époque de Monsieur Estève, a pu connaître une explosion culturelle, inhabituelle dans une banlieue de ce type, qui, sur cette lancée, n’a fait que se développer jusqu’à l’époque de la décentralisation, laissant aux Yerrois et aux habitants de la vallée un souvenir impérissable et nostalgique : désormais, il faut aller à Paris ou au Centre Culturel de Sénart pour assister à un spectacle. La vie artistique à Yerres survit un peu à l’école de Musique, à la Bibliothèque, dans un cadre communal, mais ne mobilise plus les mêmes foules ni la même fusion des publics.

 

Mais dans le souvenir des Yerrois, l’époque de l’expérience pédagogique du collège, l’époque du décollage du C.E.C., reste associée à la personnalité de Monsieur Estève.

 

Les gens se souviennent des grands concerts de l’Orchestre National de l’Ile de France, où les enfants des écoles étaient conviés, assis par terre jusqu’à toucher l’estrade du chef d’orchestre. On a entendu là les débuts de l’Orchestre de la Grande Écurie et de la Chambre du Roi de J.P. Malgloire. Le Grand Magic Circus se faisait connaître … Dans ces occasions Monsieur Estève, par sa présence, incarnait l’unicité du C.E.C.

 

Il n’était pas rare, en effet, de voir, chaque soir de grande représentation, Monsieur Estève posté à l’entrée du C.E.C., surveillant l’entrée des spectateurs, l’œil à tout, le couteau scout dans la poche, prêt à donner la main au moindre bricolage en cas de besoin, prêt à calmer l’agitation du côté de la Maison pour Tous si l’ambiance chauffait un peu trop, prêt à convaincre les « loubards » de l’époque d’aller un peu plus loin pour que les spectacles commencent dans le calme. Jamais il n’intervenait à la place des directeurs artistiques qui introduisaient les séances et surveillaient leur déroulement, mais apercevoir sa silhouette dans l’entrée du gymnase ou dans les travées du studio 209 avait quelque chose d’à la fois normal et rassurant.

 

Pour lui, il y avait, ensuite, l’après-spectacle : le lendemain, il n’était pas rare non plus de l’entendre évoquer les traces laissées par les artistes dans son bureau qui leur servait de loge : dans la construction du C.E.C., il manquait une pièce essentielle, le théâtre, pour lequel Chemetov avait créé un plan. Il fallait s’adapter à cette situation et je crois que Monsieur Estève aimait assez travailler dans les conditions spartiates que ce partage avec le monde du spectacle lui imposait. Un coup de ménage le lundi matin, et on aurait eu du mal à penser que tel ou tel chanteur – Barbara, Reggiani, …-, tels musiciens ou compagnie théâtrale avait campé là pour quelques heures. C’était la vie d’un proviseur peu ordinaire, et pour toute l’équipe qui gravitait autour de lui c’était aussi la plongée dans l’univers des coulisses.

 

Chaque spectacle était, en effet, l’occasion, pour les collégiens, leurs enseignants, les animateurs, de fréquenter les gens de scène avant le spectacle, de partager avec eux un repas au restaurant scolaire, d’assister aux ultimes répétitions ou mises en place, de voir et toucher les costumes. Dans la cour du collège, à l’arrière du gymnase, de gros camions débarquaient d’énormes décors et tous les gros instruments d’orchestre. Le démontage d’énormes cintres procurait à certains jeunes des petits boulots presque réguliers. Toute cette imprégnation du monde du spectacle dans un univers banlieusard finissait par paraître extrêmement normal et était associé implicitement au patronage efficace de Monsieur Estève.

 

Personne en effet, à Yerres, à cette époque, ne l’appelait Jean Estève – à quelques exceptions près et pas en public. J’ai tenu, dans cette contribution, à respecter l’usage de l’époque. Depuis, j’ai découvert qui il était, son passé de Résistant et de déporté, son rôle à la direction des Éclaireuses et Éclaireurs de France, et j’ai appris à le connaître dans des rencontres associatives et au milieu de sa famille. Mais je constate que cela n’a pas trop estompé l’impression forte qu’il exerçait alors, sur moi et sur mes collègues, qui avons eu la chance d’être ses collaborateurs pour une entreprise marquante dans nos carrières et dans nos vies.

 

Un modèle éducatif qui a inspiré nos vies

 

Cet « idéal de l’Éducation » ne concernait pas que les enseignants ; Jacqueline Granier, C.A.S.U. à la retraite, qui a été nommée « attachée d’intendance » au C.E.C. en 1968, en témoigne également.

 

 

En 1968, année de tous nos espoirs … Vous représentiez alors, Monsieur le Proviseur, notre « force tranquille » dans ce bouillonnement de culture, cette explosion d’activités à coordonner.

 

En effet, vous avez osé déléguer et faire confiance à chacun . Selon ses capacités et ses aspirations – innovation dans le carcan administratif.

 

Tout ce foisonnement de créations au service des jeunes, et de la population environnante, a fait de vous, et de tous ceux qui ont participé à cette grande et généreuse initiative un modèle éducatif qui a inspiré nos vies.

 

 

 


 

 

Il refusait de se croire irremplaçable …

 

Après avoir connu la famille Estève à Tunis, Eve-Laure Michelon, armée d’un CAPES d’histoire et géographie, a été appelée par Jean à participer à cette grande expérience du C.E.C. d’Yerres. Elle nous décrit ses réactions et en tire les conclusions.

 

J’ai connu la famille Estève lorsque j’étais enfant, à Tunis. Monsieur Estève était collègue de mon père, enseignant au Collège Sadiki. À partir de la classe de 6ème, Marie-Hélène devint ma meilleure camarade de classe. Nos pères se relayaient tous les jours pour les trajets jusqu’au Lycée de jeunes Filles que nous fréquentions. Puis il y eut quelques années de séparation jusqu’à ce que nous rentrions tous à Paris en 1961, lorsque Jean Estève devint Commissaire Général des E.D.F.. Pendant les vacances, nous allions fréquemment à Blieux … et je me souviens de longues discussions avec lui, en y mettant tout mon enthousiasme d’étudiante, tandis que Madame Estève faisait mon portrait au fusain, qu’elle intitula «virgo politicans » …

 

Très investie dans le militantisme étudiant, je préparais en même temps ma licence, puis mon CAPES d’histoire et géographie. Lorsque fut construit le C.E.C. d’Yerres, je sortais juste de ce CAPES et Jean Estève me fit la surprise de me proposer de venir à Yerres. Le collège intégré au C.E.C. bénéficiait de fait d’un statut expérimental qui permettait au Directeur Général du Centre de sélectionner des enseignants motivés, volontaires pour participer à cette expérience unique en France à l’époque.

 

En septembre 1969, je commençais donc ma « carrière » au collège Guillaume Budé … et j’y suis restée 24 ans ! De ces vingt-quatre années, les premières furent les plus extraordinaires, et toute ma vie professionnelle en a été marquée jusqu’à aujourd’hui : j’anime encore une association qui se veut le porteur des idées d’intégration éducative et culturelle, d’éducation pour tous, de mise en commun de ressources pour le développement éducatif local … Jean Estève a toujours suivi les actions de notre Association, l’ANPEI (association nationale pour les espaces d’intégration) et nous en parlions encore lors de ma dernière visite à Blieux à la Toussaint 98, quelques mois avant que ne l’atteigne ce mal soudain qui l’a emporté. Il a toujours su combien les premières années à Yerres m’ont marquée, et combien je dois le remercier de m’avoir permis de vivre cette expérience « empirique, démocratique et globale » comme il la définissait lui-même, comme il la voulait aussi.

 

Empirique parce que nous n’étions affiliés à aucun mouvement pédagogique existant, et que nous adaptions sans cesse nos pratiques à l’analyse des situations vécues. Empirique aussi vis-à-vis de la hiérarchie de l’Éducation Nationale qui n’intervenait pratiquement pas : le collège et le C.E.C. dépendaient directement du Ministère, et de l’intérêt qu’y portaient certains inspecteurs généraux et chefs de service « haut placés » tels que Pierre Renard ou Jean-Baptiste Grosborne…

 

En septembre 69, j’étais alors, comme la plupart des débutants, sans aucune formation pédagogique … ce qui m’aida vraisemblablement à m’insérer dans une expérience « empirique » … On ne pouvait pas considérer l’année de stage en C.P.R. comme une formation valable, mais il y eut aussi Mai 68, qui m’a amenée, comme beaucoup, à m’interroger sur la « pédagogie de l’entonnoir », le gavage des oies, etc…

 

Jean Estève savait tout cela, et il m’a fait confiance, sans doute parce que je n’étais pas déjà « coulée dans le moule » de l’enseignement : j’étais prête à m’ouvrir à l’innovation. Mais j’ai tout de même été déstabilisée, surprise, lorsque, à ma première visite à Yerres, Jean Estève me proposa d’enseigner, non seulement l’histoire et la géographie, mais aussi le français  - et je ne l’ai pas accepté …

Je ne m’en sentais pas capable ; déjà, enseigner à des grands gaillards de 3ème m’effrayait un peu pour ma première année, alors, faire le saut dans l’inconnu du français …. !

 

Et, quelques années plus tard, c’est moi-même qui en fis la demande … Le principal du Collège me donna la possibilité pendant quatre ans de pratiquer cette polyvalence en associant ces trois matières.

 

En septembre 69, je commençais à enseigner et à découvrir ce que pouvait être cette expérience pédagogique à créer dans le cadre architectural du centre intégré. Jean Estève en était le directeur général, le proviseur ; il y avait bien un principal au collège, mais, effrayé sans doute de tout ce mouvement dans lequel il était emporté, il s’en remettait totalement au directeur général pour tout ce qui relevait de l’innovation.

 

Nous étions arrivés nombreux, à cette rentrée, vingt-deux volontaires sur qui Jean Es-tève comptait pour inventer l’avenir ; c’est en cela que l’expérience était démocratique, et il espérait aussi que nous entraînerions dans ce mouvement l’ensemble du noyau préexistant des enseignants du petit collège d’enseignement général qui avait été transporté dans les nouveaux locaux du C.E.C.. C’est en ce sens que l’expérience devait être aussi globale.

 

Jean Estève me confia deux missions :

-   travailler non seulement au collège mais aussi à l’animation d’activités socio-éducatives ou culturelles, pour jeunes ou pour adultes, en liaison avec les animateurs professionnels ou bénévoles des six autres établissements qui formaient le C.E.C. : de ce contact nous ne pouvions que nous enrichir et apprendre à transmettre autrement ;

-   donner au collège une orientation novatrice pour que les enfants puissent bénéficier pleinement des ressources culturelles mises à leur disposition dans les locaux du C.E.C.

Et ce fut une année de découverte et de création : découverte de l’action culturelle, de l’animation, domaines nouveaux pour la plupart des enseignants ; création de l’expérience pédagogique propre au collège, qui, démarrée modestement sur le seul niveau des classes de 6ème, s’étendit par la suite à l’ensemble du collège et dura jusqu’en 81… Ce fut l’arrivée de la Gauche au pouvoir qui y mit un terme. Paradoxe, croirez-vous ? Même pas, mais c’est une autre question !

 

A chacune de nos réunions, Jean Estève présidait et orientait, guidait, disait ce qui était possible et ce qui ne l’était pas … ce qui ne satisfaisait évidemment pas tout le monde … Je me souviens de certaines polémiques vigoureuses, en particulier sur des propositions par trop utopistes, mais aussi à propos de contestations par trop politiciennes ou classiquement syndicales… Il se voulait, à la fois, le guide et le protecteur, et, de fait, ce collège était à la fois fragile et hyperprotégé, de même que le centre culturel. De nombreux visiteurs venaient, des articles paraissaient dans diverses revues, l’information était le domaine réservé de la Direction Générale.

 

Puis les aléas politiques firent que les « pères fondateurs », ceux qui avaient permis l’implication des trois ministères concernés – Éducation, Jeunesse & Sports, Culture – furent plus ou moins mis sur la touche. Les budgets n’étaient jamais garantis, les subventions promises arrivaient avec des mois de retard. Chaque Conseil d’Administration du Centre était agité d’inquiétudes permanentes. Dans l’hiver 71-72, la crise fut si grave que le directeur général lui-même prit le risque d’alerter les personnels et les usagers, de leur demander de se mobiliser … et la crise fut surmontée. Et pourtant ce n’était pas dans le tempérament de Jean Estève de « créer des vagues », au contraire !

 

Je me souviens d’une anecdote qui le montre précisément : j’étais, avec quelques collègues, responsable d’un syndicat enseignant et nous avions cru bon d’alerter notre hiérarchie directe, l’inspection académique, sur les difficultés du collège – il y a toujours des difficultés lorsqu’on veut développer une innovation pédagogique systématique. Nous eûmes donc un entretien à l’inspection académique san que Monsieur Estève le sache – et, quelques jours plus tard, je reçus dans mon casier un très court billet d’humour et d’humeur : « Sachez qu’un paravent, même replié, ne peut pas servir de paillasson » ! !

 

Je crois que, pour  Jean Estève, le C.E.C. fut à la fois passionnant et épuisant : passionnant parce qu’on pouvait s’inspirer librement et pratiquer les méthodes actives et beaucoup d’autres conceptions de l’éducation nouvelle sans étroitesse ; épuisant  en raison de cette lutte permanente qu’il fallait mener pour la survie du Centre. Il me dit, à un moment où la situation était difficile : « je ne suis pas de ceux qui jettent le manche après la cognée » … et pourtant ce n’était qu’un an avant son départ.

 

Avec sa modestie foncière, il refusait de se croire irremplaçable – or il l’était, et il est parti trop tôt d’Yerres. Après cela, le C.E.C. a obtenu un statut, un financement garanti par une convention liant les trois ministères et les trois villes du syndicat intercommunal. Mais, malgré ces points positifs, après le départ de Monsieur Estève, jamais personne du C.E.C. ne s’est autant investi, autant intéressé à l’action pédagogique et à la participation actives des enfants aux projets culturels. Lui nous avait fait découvrit les méthodes actives ; Madame Estève, ancienne de l’école Decroly, y contribuait aussi ; il nous avait fait comprendre qu’on avance, qu’on se forme tout au long de notre pratique et qu’on peut se dépasser sans cesse.

 

L’animation pédagogique, dans le cadre des ateliers que nous avions mis en place pour les élèves, était une création permanente. Moi qui étais arrivée là avec, pour seul bagage, mon CAPES d’histoire et géographie, je me suis mise à faire des stages de photo pour monter un atelier photo pour le collège, j’ai appris de Madame Estève la technique des marionnettes pour travailler avec les élèves, je me suis initiée à l’audiovisuel, ce qui m’a permis de réaliser divers montages avec mes classes, etc… Dans tout cela, je me lançais avec confiance, parce qu’on m’avait fait confiance au début, et parce que les personnes, les ressources étaient là. Le C.E.C. était ainsi un lieu de formation mutuelle.

 

J’ai vécu à Yerres, dans les premiers temps, les années les plus passionnantes qu’un enseignant puisse jamais connaître.

 

 


 

 

Enseignant passionné de recherche et d’innovation pédagogique, Jacques Drouet s’est intéressé très vite à l’expérience du C.E.C. d’Yerres et a participé, de 1969 à 1972, à la vie du Collège Guillaume Budé. Il nous en décrit quelques étapes et en tire quelques conclusions.

 

Jean-Paul Sartre a parlé des « heures lumineuses » de Mai 68. Celles de Septembre suivant prirent l’allure funèbre d’un enterrement. Dans ce Lycée Technique où j’étais  affecté, l’alliance entre l’administration et les collègues rétrogrades en pédagogie , mais radicaux en politique, instaurait, en cet automne, une triste restauration.

 

La panique de certains adultes devant les pavés de Paris et, plus proche, l’agitation des adolescents occupant les espaces scolaires, fit place au soulagement de la reprise en mains et du retour à l’ordre moral. Les activités du « foyer socio-éducatif », ferment d’aspirations novatrices les années précédentes, furent habilement « officialisées » et, de ce fait, « domestiquées ». Ceux qui, comme moi, « y avaient cru », se morfondaient, quand apparut une lueur d’espoir avec le bruit selon lequel se mettait en place un établissement « expérimental » au « Centre Educatif et Culturel » du Val d’Yerres. J’y courus et rencontrai Jean Estève.

 

D’emblée, le contact entre nous fut chaleureux. Il m’expliqua le projet de structures intégrées selon le modèle des Communauty Schools britanniques, immergeant les établissements scolaires dans la vie culturelle et sociale de la Cité. L’architecture, toute nouvelle, visait à favoriser le « brassage » des enseignants avec les autres responsables de l’éducation.

 

Muté pour la rentrée de septembre 69 au C.E.S. Guillaume Budé, qui occupait l’angle nord du C.E.C., j’y retrouvais plusieurs collègues nouvellement affectés et aspirant, comme moi, à pouvoir, enfin, innover en dehors du carcan rigide de la scolarité traditionnelle. Ce fut un bouillonnement de recherche pédagogique tous azimuts. Tel, agrégé d’histoire, croyait moins à l’enseignement de la chronologie qu’à l’éveil du sens … musical chez les adolescents. Ses compétences en la matire devaient faire de lui le chantre d’une discipline artistique négligée. Telle autre, plus géographe, comptait développer l’étude du milieu environnant, matière d’éveil reconnue. Un mathématicien original proposait d’enseigner arithmétique et géométrie en mettant les élèves au défi de compter les graviers de la cour bordant l’Yerres ! Chacun apportait ses suggestions, ses critiques … ou ses fantasmes !

 

La sagesse imposait pourtant de « ne rien bousculer » dans un établissement qui, auparavant Collège d’Enseignement Général (C.E.G.), se transformait, avec notre arrivée, en Collège d’Enseignement Secondaire (C.E.S.). En respectant à peu près son fonctionnement antérieur, nous commencions à préparer la rentrée de septembre 70.

 

Cette réflexion en commun s’élaborait dans un climat d’affectueuse cordialité. Nous étions heureux de pouvoir échanger en toute franchise, de nous confronter souvent avec passion, de mieux nous connaître. Nos discussions tournaient parfois à l’orage. Après l’une de mes interventions, un peu musclée, lors d’une assemblée, Jean Estève me rétorquait : « Non ! Vous n’êtes pas Jésus-Christ  ! » . Nous aimions cette sincérité parfois brutale, cette recherche, ce statut de « volontaires », peu soucieux de respecter les « temps de service » du droit syndical et, comme je jouissais d’un certain leadership, je proposai des rencontres supplémentaires sous forme de pique-niques entre nous pendant des jours de congé. Ces heures conviviales restent, pour moi, l’un des souvenirs lumineux de cette aventure !

 

Le schéma d’innovation prévu pour la rentrée de septembre 70 comprenait, comme pièce maîtresse, la coupure de l’emploi du temps : la matinée restait consacrée à l’enseignement des disciplines fondamentales (français, mathématiques, langues vivantes), l’après-midi permettant la constitution d’ateliers, mélangeant classes d’âge et sections.

Fleurit alors une étrange diversité d’activités dont certaines recouvraient les matières traditionnelles jugées « accessoires » (!) : musique, arts plastiques, sport, étude du milieu, mais d’autres débordaient les « programmes officiels » : artisanat, audiovisuel, danse, théâtre… Fut même entérinée pour un temps la proposition d’un atelier « déconnage », signe évident du besoin, chez les préadolescents, d’une affirmation « hors normes » de leur personnalité !

 

Ce bouleversement des structures habituelles ne s’opérait pas sans complication. Pour nous qui, responsables de ces groupes hétérogènes, devions « animer » des activités pour lesquelles nous n’avions pas toujours la compétence ni la formation. Pour l’administration, souvent dépassée par la difficulté du pointage des présents et des absents . pour les élèves, perplexes devant la diversité du choix ou frustrés de ne pouvoir s’inscrire à un atelier déjà complet.

 

J’ai évoqué des points de friction avec Jean Estève qui, peut-être (trop) marqué par ses fonctions passées à la tête des Éclaireurs de France, imposait, en vertu d’un certain « magistrocentrisme », un point de vue selon lequel la pédagogie constitue un domaine réservé aux professionnels…Ces désaccords n’ont jamais entamé ni l’admiration que j’ai toujours exprimée pour lui, ni son amitié pour moi.

 

En janvier 72, découragé par les symptômes d’un échec inéluctable, je décidais de quitter le C.E.S. De l’échec du C.E.C., la responsabilité ne lui incombe en rien. Il se devait de l’assumer comme il avait, dans sa jeunesse, connu des épreuves bien plus terribles. Sous sa direction, la tentative des équipements intégrés n’a pas prouvé son efficacité, mais le projet ne s’est pas éteint. L’une de ses fidèles a repris le flambeau et fondé l’Association Internationale qui vise à en promouvoir la théorie, l’esprit et la réalisation.

 

 

 


 

Il fallait un homme

pour incarner l’une de ces utopies dont est fait l’avenir…

 

Adjoint au maire de Yerres de 1959 à 1976, membre du comité de coordination du C.E.C. puis vice-président de l’association de gestion, ancien maire d’Héry (Yonne), membre du conseil d’administration du Collège Albert Camus à Auxerre, chevalier de la Légion d’Honneur, Guy Baumont a été l’un des acteurs éminents du C.E.C. et nous donne sa perception de cette « expérience ».

 

 

Le Centre Éducatif et Culturel de Yerres, créé en 1968, tel que les promoteurs en définissaient l’esprit sous l’inspiration d’André Malraux, s’inscrivait, dans la cosmogonie de l’Éducation Nationale de l’époque, comme une planète étrange, dont on ne voyait pas, bien sûr, sur quelle orbite elle pouvait tracer sa route. L’école ouverte sur la vie n’était pas encore (mais l’est-elle aujourd’hui ?) entrée dans les mœurs.

 

Jean Estève, dans un document daté du 3 février 1968, remarquable par sa concision et sa clarté, s’efforçait de discerner les changements, d’ordre pédagogique et social, qu’on pouvait attendre d’un établissement scolaire qui ne serait plus un établissement clos, microcosme autonome par là même étroitement soumis aux traditions qui restent invincibles de l’intérieur. Au plan social, il s’était bien gardé de promettre la réussite d’une expérience dont il mesurait par avance toute la difficulté. Son ambition était modeste, mais réaliste : à l’époque de la croissance urbaine et de la mobilité des techniques et des emplois, il souhaitait au C.E.C. de Yerres de mener à bien avec les moyens de notre époque une action, non seulement scolaire mais éducative, semblable à celle des instituteurs ruraux à la fin du siècle dernier.

 

Pendant les cinq premières années de sa direction, Jean Estève, entouré de collaborateurs brillants, notamment pour l’animation culturelle, en dépit de ressources financières chichement mesurées, handicap qu’il compensait grâce à une organisation parfaitement maîtrisée et grâce à son travail acharné, a pu mettre en chantier les premiers essais d’école ouverte sur la vie, de formation permanente et de culture accessible à tous. Son mérite est d’autant plus grand que, sociologiquement, le terrain d’expérimentation n’était pas des plus favorables : Yerres, banlieue éloignée de la capitale, au 19ème siècle villégiature d’industriels et de commerçants parisiens fortunés qui y possédaient de vastes propriétés, était encore, à l’époque, un gros village d’à peine 20000 habitants, écartelé du nord au sud sur 7 kilomètres de long entre deux routes nationales. Au fur et à mesure des migrations successives, liées principalement au développement du chemin de fer après la première guerre mondiale, à celui de l’aéroport d’Orly et à l’exode rural après la seconde, la population autochtone de maraîchers, de fleuristes et d’artisans, avait été rapidement submergée par les cheminots puis, dans les années 60, par l’arrivée d’importants groupes venus surtout de Bretagne et du Sud-Ouest. Point ou peu de traditions culturelles (à l’exception des Bretons) dans cette population diversifiée, composée pour l’essentiel d’ouvriers et d’employés, parmi laquelle on dénombrait 27 nationalités différentes.

 

Et pourtant, durant cinq années, de 1969 à 1974, le C.E.C. de Yerres aurait pu prétendre au titre de « bouillon de culture »… Sous l’impulsion de Jean Estève, il était devenu un champ d’expérimentation incomparable, le lieu d’activités multiples, permanentes ou occasionnelles, des plus populaires et accessibles aux plus recherchées pour leur originalité. La bibliothèque et le « studio 209 » accueillaient des rencontres animées et sympathiques où s’amorçaient les échanges entre adolescents, adultes, enseignants et des personnalités invitées, souvent prestigieuses, préfiguration de la formation permanente que le C.E.C. avait vocation de promouvoir. Le souci constant d’Estève et de ses collaborateurs fut de respecter le public en ne lui offrant que des événements de qualité mais à sa portée, afin de l’intéresser durablement aux activités du Centre. Sous sa direction, à la fois habile et ferme, cette politique commençait à porter ses fruits. Un public fidèle, chaque année plus nombreux, recruté dans une large proportion dans les localités voisines, confortait la vocation intercommunale du Centre, dont la zone de chalandise couvre environ 100000 habitants.

 

Au terme de la période de démarrage, sans doute un peu plus longue que prévu par l’État et la commune d’implantation, principaux financiers de l’opération, les conditions se trouvaient donc réunies d’un autofinancement progressif du C.E.C. par ses recettes propres et, corrélativement, de la diminution de l’aide publique. Malheureusement, en dépit des efforts désespérés de Jean Estève et des promoteurs du Centre pour faire en sorte que ces conditions, inscrites dans le cahier des charges initial, puissent être appliquées, l’expérience si brillamment commencée s’est trouvée de plus en plus compromise par les difficultés croissantes de financement, dues en grande partie à la réduction prématurée des concours financiers publics. Les pesanteurs sociologiques, qu’elles proviennent des élus locaux ou de l’enseignement traditionnel, avaient alors beau jeu de la tirer vers le bas, au point de dénaturer sa signification pédagogique et sociale si clairement définie par Jean Estève.

 

Trente ans ont passé depuis l’entrée en activité du C.E.C. de Yerres. Aujourd’hui, la recherche d’un modèle de formation qui convienne à l’adolescence, cette période cruciale du développement humain, et qui puisse concilier le besoin d’acquisition et d’actualisation des connaissances et l’apprentissage de la vie en société, se poursuit dans un consensus mou sur la doctrine et sans ligne directrice et volonté d’aboutir sur les moyens à mettre en œuvre. La leçon que les acteurs ou témoins de cette expérience exemplaire peuvent tirer aujourd’hui de ses réussites et de ses échecs ramène à la personnalité, au caractère, à la pugnacité des hommes chargés de projets qui heurtent les habitudes et les droits acquis, portent atteinte à l’omnipotence des responsables locaux et dépassent, quant aux résultats attendus, l’horizon de la prochaine échéance électorale.

 

En se référant au modèle de l’instituteur public du début de ce siècle, Jean Estève a voulu marquer l’importance du rôle des animateurs dans la conduite de projets de longue haleine. Il ne croyait pas si bien dire et justifier par avance la reconnaissance due à celui qui a démontré la force d’une idée soutenue par une formidable volonté et par sa passion de la jeunesse, qui fut celle de toute sa vie.

 

Il fallait un homme pour incarner l’une de ces utopies dont est fait l’avenir. L’utopie de l’école ouverte des années 60 est devenu, en cette fin de siècle, un urgent besoin, car l’école est encore, ou devrait être, dans une société éclatée et cosmopolite, le rare creuset du lien social. Mais où sont-ils les dirigeants, enseignants, parents, et tous ceux qui ont vocation à transformer ce besoin en réalité ?

 

 

 


 

 

 

Mireille Roux, après avoir assuré pendant quelques années la responsabilité de la branche Éclaireuses / Éclaireurs dans l’équipe nationale, a participé, avec Jean Estève, dans une fonction de terrain, à « l’expérience » du Centre Educatif et Culturel de Yerres. Elle a choisi de nous en parler.

 

Le C.E.C., un complexe éducatif novateur, une aventure difficile à mettre en place, mais une aventure combien exaltante et enrichissante pour tous ceux qui y ont pris part : à partir d’un collège d’enseignement général, une école ouverte largement sur la commune, des activités sportives, culturelles, socio-éducatives …

 

L’idée ? je n’ai pas assisté à son éclosion. Une poignée d’hommes et de femmes voulant mettre en pratique et faire vivre cette école dont beaucoup rêvent encore – faite d’enseignement, d’ouverture, de découverte de soi dans des activités multiples et ouvrant sur des secteurs très divers – un plein emploi des locaux …

 

Le lieu ? Yerres, commune de la région parisienne, une municipalité intéressée, la présence sur ce territoire de GEEP Industries, entreprise spécialisée dans la construction d’établissements scolaires, maître d’œuvre de cette construction.

 

La conception pratique : sept établissements fonctionnant dans un même vaste ensemble :

- un C.E.S. et son restaurant,

- un centre social, celui de la commune d’Yerres, aux activités élargies : action sociale, garderie d’enfants, rencontres diverses,

- un centre sportif avec son grand gymnase pouvant accueillir, avec ses mille places, des manifestations sportives et culturelles, largement utilisé par le C.E.S. et les associations sportives de la ville,

- une bibliothèque municipale et centre de documentation du C.E.S.,

- un conservatoire de musique et de danse,

- des ateliers artistiques – 3A – avec leur théâtre et cinéma d’essai, faisant bénéficier les élèves du C.E.S. de la présence de comédiens, d’expositions dans leurs locaux ,

- la « maison pour tous », ouverte aux jeunes mais aussi à tous publics, utilisée par le C.E.S. comme lieu de détente, de jeux, d’activités dans la journée et entre 12 et 14 heures.

 

Chaque établissement était subventionné par son ministère de tutelle : éducation nationale, affaires sociales, affaires culturelles, jeunesse et sports, et avait à sa tête un directeur ou une directrice. Un directeur général coordonnait cet ensemble. Pour lancer ce navire, c’est Jean Estève qui fut choisi et nommé.

 

Pourquoi lui ? Il réunissait de nombreux facteurs positifs : son expérience d’enseignant - du professorat à la direction d’établissement -, ses années passées au sein des E.E.D.F. à des postes de responsabilités – du responsable de base à la direction générale du Mouvement -, et sa connaissance approfondie du fonctionnement de divers ministères intéressés par l’expérience de Yerres.

 

Le C.E.S. fit sa rentrée dans les locaux en septembre 1968. La plupart des enseignants étaient volontaires pour cette expérience éducative originale. Conservatoire, centre social, bibliothèque, centre sportif fonctionnèrent tout de suite ; les 3A mirent en place leur première programmation pour 1969 et la Maison pour Tous ouvrit ses portes en février 1969. Dire que les débuts de cette expérience furent faciles serait mentir. Il fallait, de la part de tous, un engagement de tous les instants, des heures non comptées, une souplesse dans les contacts humains, une recherche constante en matière éducative.

 

Jean Estève supervisait et coordonnait le fonctionnement et la cohabitation des sept établissements. Les faire vivre en harmonie relevait de la gageure : pas de gros problèmes entre cinq d’entre eux, centre social, conservatoire, bibliothèque, centre sportif et C.E.S… Plus de difficultés entre les 3A et la Maison pour Tous. Les premiers avaient une certaine conception de la Culture, théâtre et cinéma d’essai amenant un public sélectionné, un peu compensé par des soirées spectacles où un large public est venu applaudir les Frères Jacques, Raymond Devos, Mouloudji, Catherine Sauvage, Guy Béart et bien d’autres…. La Maison pour Tous, avec ses nombreux ateliers – dessins d’enfants, poterie, photo, marcheurs , école de boxe et autres très diversifiés – ayant une vocation d’éducation populaire largement ouverte à tous et surtout aux jeunes difficiles de Yerres et des environs. Les rencontres entre ces deux publics, qui se retrouvaient au foyer de la Maison pour Tous lors des différents spectacles des 3A, n’ont pas toujours  baigné dans l’harmonie parfaite, loin s’en faut.

 

Il fallait une personnalité comme Jean Estève : sa présence physique tout d’abord, son implication profonde dans cette expérience passionnante, son esprit clair et de synthèse, sa largeur de vue, sa conscience professionnelle et sa force de caractère, sa disponibilité de tous les instants, sa présence à l’ouverture des locaux le matin, souvent avant 9 heures, et bien souvent à la fermeture des portes avec le gardien et moi-même vers minuit et parfois, les soirs de spectacle, à deux heures du matin, il fallait tout cela pour faire démarrer et avancer cette lourde machine passionnante mais combien prenante, regroupant des personnalités bien charpentées, ayant chacune sa vision différente et structurée de l’éducation, la culture populaire et classique, la discipline …

 

Les réunions de professeurs que Jean animait avec le principal du collège n’étaient pas du genre « long fleuve tranquille ». J’ai vu quelquefois Suzanne Estève, professeur au C.E.S., sortir soucieuse, au moins dans les débuts, de ces réunions houleuses où Jean tentait de faire la synthèse des aspirations et des exigences des uns et des autres et de la vocation du C.E.C., avec une fermeté lucide, pas toujours bien ressentie. Les réunions hebdomadaires des sept établissements, présidées elles aussi par Jean Estève n’étaient pas, non plus, de tout repos. Faire se rencontrer, dans les mêmes locaux, des publics très divers – gens « cultivés », sportifs, enfants, adultes, jeunes en difficulté – n’allait pas toujours tout seul , c’est le moins qu’on puisse dire.

 

Pour ma part, directrice de la Maison pour Tous, j’ai apprécié le soutien de Jean Estève. Dès le début de l’expérience, j’ai souhaité ouvrir la Maison à tous les publics, y compris aux jeunes en marge de Yerres et des environs. La ville de Yerres, les 3A et certains établissements ne voyaient pas cette cohabitation délicate d’un bon œil. Je me souviens de nombreuses heures de discussion sur ce projet avec Jean. Lorsqu’il m’a donné le feu vert, il m’a indiqué qu’il soutiendrait cette action et, pendant les quatre années passées à Yerres son soutien ne m’a jamais manqué. Contre vents et marées, il a maintenu cette orientation. Le climat « loubard » de Yerres s’est allégé peu à peu. J’ai quitté Yerres en octobre 1972, toujours passionnée par cette expérience dont je suis sortie grandie et lasse. J’ai passé avec joie et confiance le relais à René Baetens… Ayant travaillé avec Jean Estève aux E.E.D.F. et apprécié sa largeur de vue, sa confiance qui, une fois donnée, ne faisait pas défaut, j’ai retrouvé tout cela à Yerres : un directeur ouvert dont le soutien ne s’est jamais démenti, ayant une large vision de l’éducation populaire et de la valeur d’un être humain.

Imprimer