2012.04 : Raymond Aubrac - Le discours de Jean-Louis Crémieux-Brilhac

Sam24Avr201009:21

2012.04 : Raymond Aubrac

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Raymond Aubrac, il n'est pas un journal de France qui, cette semaine, n'ait consacré une page à honorer le dernier grand représentant de la Résistance disparu. Les responsables de tout bord lui ont rendu hommage. Plus discrètement, des hommes et des femmes ont exprimé leur émotion. Mercredi soir, une loge maçonnique parisienne, bien qu'il ne fût pas maçon, vouait sa séance à sa mémoire; jeudi, au lycée Benjamin Franklin d'Orléans, en préambule à une conférence sur la Résistance, 200 élèves se recueillaient debout durant une minute de silence en son hommage. A quoi tient un ébranlement d'émotions sans précédent? A ce qu'ayant été l'un des tout premiers résistants, sa disparition semble clore un chapitre qui n'est plus déjà pour la plupart des Français que de l'histoire? A cause d'une médiatisation poussée à l'extrême? A cause de Lucie? Dans une période où les Français doutent d'eux-mêmes, je crois que Raymond et Lucie étaient devenus, de leur vivant déjà, une référence et un exemple pour tous ceux qui se réclament des combats de la Résistance et des valeurs qu'ils ont incarnées.

Ce nom d'Aubrac, il y a 69 ans, que, jeune officier de la France Libre, je l'ai entendu prononcé pour la première fois : dans les derniers jours de juin 1943, des télégrammes reçus à Londres depuis la clandestinité nous apprenaient le drame survenu à Caluire, Jean Moulin avait été arrêté avec l'état-major-militaire clandestin de l'Armée secrète, dont Aubrac. Le drame humain se doublait d'une catastrophe politico-stratégique : la structure centrale de la Résistance était abattue. Plusieurs chefs de mouvements étaient alors présents à Londres. Celui que j'ai vu le plus secoué par la nouvelle était le chef du mouvement Libération, Emmanuel d'Astier de La Vigerie, qui, avant de retourner lui-même dans la nuit de la clandestinité, ne cessait de parler d'Aubrac, de s'enquérir d'Aubrac.

Car le jeune ingénieur des ponts et chaussées Raymond Aubrac et sa femme, l'agrégée d'histoire Lucie, avaient été des tout premiers pionniers de la Résistance à ses cotés dès la fm de 1940, ils avaient fabriqué et distribué des tracts, Raymond avait dessiné le titre du journal clandestin Libération pour son premier numéro, paru en juillet 1941, Raymond avait recruté les premiers distributeurs grâce auxquels se constituaient ici et là , puis de ville en ville, dans la zone sud, des réseaux de sympathisants qui devenaient des groupes de militants, comme une circulation sanguine que le journal aurait alimenté, expliquait-il plus tard. C'était le temps où la désobéissance était la première manifestation de la liberté, écrira-t-il encore. Venant de l'extrême gauche, imprégné de culture marxiste sans jamais vouloir adhérer à un parti, alors que Lucie avait appartenu aux Jeunesses communistes, il avait encouragé d'Astier à nouer des liens étroits avec Daniel Mayer, qui tentait de constituer un parti socialiste clandestin en zone non occupée.

En janvier 1942, Jean Moulin avait été parachuté en France pour coordonner les mouvements sous l'égide de De Gaulle et constituer une Armée secrète, c'est avec Aubrac qu'il avait eu le premier contact clandestin, leur rencontre devait avoir lieu sous la colonnade du théâtre municipal de Lyon, un mot de passe avait été prévu pour qu'ils se reconnaissent, l'un devait dire: «La lune est verte» et l'autre répondre: «Non, elle est carrée». Ses responsabilités n'avaient ensuite cessé de croître à mesure que le mouvement s'amplifiait, il avait été chargé de mettre sur pied au sein du mouvement Libération un secteur orienté vers l'action militaire, d'abord en regroupant de jeunes militants et des ouvriers en groupes d'action par sizaines, puis en essayant de trouver des responsables départementaux de cette action paramilitaire qui soutiendrait, au moment venu, le lointain débarquement.. Fin 1942, quand, sous l'autorité de Moulin, avait été créée l'Armée secrète, il avait participé à la désignation des responsables départementaux communs de l'AS. Ainsi était-il devenu l'un des membres de l'état-major du général Delestraint, commandant en chef de l'Armée secrète, que les Allemands allaient arrêter le 9 juin 1943. C'est à la suite de cette arrestation qu'avait été convoquée la réunion de Caluire où il devait être nommé chef provisoire de l'Armée secrète pour la zone nord.

Sur le sort des huit hommes arrêtés à Caluire, malgré tous les efforts pour les secourir ou seulement pour savoir, l'incertitude dura longtemps. Trois mois après leur arrestation, fin octobre, deux télégrammes parvenus à Londres nous apprenaient qu'une voiture cellulaire de la Gestapo avait été attaquée par des patriotes en plein Lyon et qu'Aubrac et seize autre détenus avaient été libérés, que Lucie Aubrac avait participé à l'exploit. Il fallait que Lucie, Raymond et leur jeune fils soient exfiltrés d'urgence de France. Mais une météo désastreuse interrompit toutes les liaisons clandestines tant aériennes que maritimes de la mi-novembre 43 au début de février 1944. On devinait les Aubrac errant cachés de gîte en gîte. Ce fut seulement dans la nuit du 8 au 9 février, qu'un bombardier léger de la Royal Air Force réussit à se poser près de Bletterans, dans le Jura pour les embarquer. L'opération elle-même fut dramatique, l'avion s'était embourbé dans la neige et la boue, il fallut trois heures d'efforts et le secours des habitants du village voisin pour qu'il pût décoller, en renonçant à embarquer la plupart des autres passagers.

Trois jours plus tard, Lucie Aubrac donnait naissance à Londres à son second enfant, sa fille Catherine surnommée Catherine-Mitraillette, tandis que les journaux, enfin informés, célébraient l'extraordinaire exploit de cette jeune femme qui avait réussi au culot à faire libérer son mari lors d'une première arrestation au printemps 1943, et qui après Caluire, tout enceinte qu'elle fût, avait dirigé, mitraillette en main en pleine journée, en plein Lyon, l'attaque du camion allemand transportant des détenus de la Résistance.

C'est alors que j'ai connu Raymond et Lucie Aubrac. Ce qui n'était pour moi qu'un nom s'incarnait en un couple. Tandis que Raymond allait occuper un poste de représentant de la Résistance à l'Assemblée consultative provisoire d'Alger, Lucie et moi avons collaboré au sein de l'antenne londonienne du commissariat à l'Intérieur. De ces mois de 1944 où nous vivions dans la préparation de ce qu'on appelait l'insurrection nationale date entre nous une amitié qui ne s'est jamais démentie: même combat, même patrie… Depuis 69 ans, dans le cercle de plus en plus étroit des survivants, les liens sont devenus plus clairement ceux d'une fraternité. C'est à cette fraternité que je dois aujourd'hui aux enfants de Raymond et Lucie l'honneur bouleversant de prononcer cet adieu.

Mais le combat n'était pas fini : pour Raymond Aubrac, il n'a jamais été fini. A Alger, écarté par une déplaisante coalition du poste de directeur politique du commissariat à l'Intérieur, il s'engagea dans les parachutistes et en connut la rude discipline Nous avons passé côte à côte le mois de juillet 1944. Et le 6 août, de Gaulle le nommait commissaire de la République pour la région de Marseille, afin de prendre fonction dès qu'aurait réussi le débarquement en Provence.

Ici commence pour Raymond Aubrac une carrière de trois ans de grand serviteur de l'Etat. Il arrive à Marseille encore en plein combat, il a trente ans, il est presque seul, il doit assumer toutes les responsabilités, y compris le droit de grâce. Il faut imposer l'ordre dans une ville et une région en ébullition: il y crée les Forces républicaines de sécurité, recrutées parmi les FFI et les policiers des Groupes mobiles ayant prouvé leur patriotisme. Il faut présider à une épuration efficace, mais conforme au droit alors que des autorités irrégulières multiplient les arrestations: il met en place les premières cours de justice créées en France libérée. Il faut relancer l'économie locale, il réquisitionne en quinze jours quinze entreprises employant quinze mille ouvriers et fait augmenter les salaires tout en limitant l'inflation. S'appuyant sur la gauche marseillaise, mais critiqué par des socialistes qui le dénoncent comme un rouge, il est le premier commissaire de la République relevé de ses fonctions en janvier 1945.

C'est pour prendre d'autres responsabilités, celles du déminage. Près de 15 millions de mines laissées par les Allemands rendent inaccessibles 500 000 hectares le long des côtes, de la frontière belge à la frontière italienne, mais aussi dans toutes les zones de combats, de la Normandie et la Bretagne aux Vosges et à l'Alsace. Il obtient du gouvernement puis des Alliés d'utiliser 48000 prisonniers allemands de concert avec 3000 démineurs français, l'essentiel est accompli fin 1945, au prix élevé qui lui a été reproché, mais pouvait-on faire mieux, de quelque 500 tués et 700 blessés parmi les démineurs français, Jusqu'au départ des ministres communistes du gouvernement en 1947, Raymond Aubrac, proche d'eux, contribue à la tâche de reconstruction. Après quoi une nouvelle vie commence qui sera une nouvelle suite d'engagements au service des idéaux qui l'ont guidé durant la Résistance.

C'est dans cette autre vie que Caluire le rattrape dans les années 1970, quand le Gestapiste Barbie, le tortionnaire de Jean Moulin, est livré à la justice française et que, pour semer la division dans l'opinion, il prétend qu'Aubrac, qui avait été arrêté en mars 1943, puis libéré dans des conditions bien connues grâce à l'intervention de Lucie, aurait été l'informateur ayant permis le traquenard de Caluire. L'historien que je suis, certain d'être l'interprète de la communauté des historiens, se doit de rappeler que les documents allemands retrouvés, leur concordance avec les nouveaux témoignages français et les éléments revisités des procès Hardy permettent d'établir la chaîne de trahisons, de fautes et d'imprudences qui ont conduit au drame, de confirmer les noms des responsables et des coupables et de faire justice de suspicions scandaleuses.

Raymond Aubrac est resté jusqu'à la fin de sa vie attaché aux valeurs qu'il avait défendues dans la Résistance. Il s'est acharné à en transmettre le souvenir.

En ce nouveau siècle, si loin des combats que nous avons menés ensemble, je veux redire ma peine aux enfants et petits enfants de Raymond et de Lucie. Parlant ici à leur demande comme un des tout derniers qui se souviennent, honoré, ému de le faire, je rappellerai les derniers vers de la Complainte du partisan que d'Astier composa à Londres comme un pressentiment, peu de jours avant le drame de Caluire :

Hier encore, nous étions trois

Il ne reste plus que moi

Et je tourne en rond

Dans les prisons des frontières

Le vent souffle sur les tombes

La liberté reviendra

On nous oubliera

Nous rentrerons dans l'ombre.

Dans l'ombre, Lucie et Raymond Aubrac, couple désormais mythique, continuent et continueront de dresser le flambeau de la justice et de l'espérance.

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